mardi 21 décembre 2021

Soir

Dans la chambre, une musique mollissait. Des notes, au piano, pesaient sur les meubles, dégouttaient sur le couvre-lit, coulaient aux rideaux, tombaient à terre. Je me sentais ces gouttes dans la pesanteur. Je me sentais le soir ployé par les toits, le nimbe affaissé des réverbères. Je me sentais la nuit dans son jus poudreux et gris. La lune dans son tulle fatigué. Dans sa clarté anguleuse, le marcheur dégringolé. Ces encoignures usées aux heurtoirs. Ces jardins aux rosiers engourdis, épines plongeantes. 

Je me sentais le monde courbé vers ses rêves et par ses regrets. Comme une vérité blessante et accueillante. Comme un abandon violent et infiniment lourd. J'étais la mélodie emportée dans sa chute, et sa vrille crépusculaire. 

Et sa vrille crépusculaire.

lundi 1 novembre 2021

L'heure

 

La journée s'éteint de froid, mouillée et noire. Jour férié cloîtré par la pluie et la flemme. On a travaillé, râlé, cuisiné et mangé, soupiré, eu hâte de pouvoir s'octroyer une heure à soi. Et on n'est pas trop sûr d'en avoir fait ce qu'elle devait être, cette heure, de l'avoir sublimé à un degré d'existence suffisant, de l'avoir justifiée. Faut le dire, on se sent un peu nul, un peu en-dessous. Un peu "pas assez". Faut dire que la vie, de façon générale ces jours-ci, a ce goût d'ersatz mal composé, quelque chose de bancal et de travers, dont les mailles se défont et qui se remplit de manques. Des trous dont on sait pas quoi faire.

On a pris l'heure de trou et la fin du livre, sans conviction. On a fini le livre et on a médité un peu, pas trop, sur les dernières pages. On n'est pas trop sûr d'avoir aimé – on est mitigé, on le restera. On pense au livre d'après, lequel sur les étagères surpeuplées, qui promette une rencontre ? Car c'est ce qu'il faut à cette nuit d'automne, à sa coulée glaçante le long des fenêtres, précoce. Un autre compagnon d'heures creuses, un espoir réitéré d'arracher du temps au temps. Un livre à soi, qui protège du monde et donne quelque souffle aux journées – qui fasse tenir la route. On ne voit pas la route. On voit plutôt comme un terrain, indéfini, vague forcément, aux amas enchevêtrés, aux possibles indémêlables. Un fatras. Un truc pas très clair. Un machin louche. Et puis lourd, souvent. On a le dos qui tire et le cœur qui peine, à remonter en selle tous les jours. On a perdu la voie, comme dans Tintin. Pire : on doute qu'elle existe. On envisage la supercherie. On n'est pas très loin de supposer l'arnaque fondamentale. 

Et puis, après deux paragraphes, on se dégonfle et on se regarde avec pitié. La machine tourne dans la cuisine, le conjoint grignote dans le fauteuil, la lumière tamise un désarroi frileux. On est saisi par la modicité des choses. La vie rapetisse, on enlève les échasses. On voit le parquet brun, le bureau beige, le sous-main vert. On écrit le cliquetis des doigts sur le clavier et sa contingence. On voudrait dire l'attente qui pèse et qui ne pèse pas – le rien, qu'on gonfle en une recherche de sens. 

La nuit tombe sur l'heure. Elle passe.

jeudi 28 octobre 2021

Midi

Un midi inquiet pesait sur les toits de brique, dehors. Elle y glissa un regard, navigant à vue entre les plis des voilages pour distinguer l'obscur voisin. À sa fenêtre, astiquant soigneusement, il avait l'air sans âge. On le voyait peu. Les mansardes d'en face étaient le plus souvent désertées. Les volets, arc-boutant leur métal vert, enserraient peut-être un secret, plus vraisemblablement une banalité. 

La résidence orange frémissait du bleu d'automne, frais et ensoleillé, piquant. Le chat noir se coulait sur les balcons, en longilignes déhanchés. Les voisins heurtaient de temps à autre un mur ou un plancher, et communiquaient ainsi aux autres les échos de leurs vies. Deux enfants criaient au fond de la cour, bien plus bas. Elle inspirait à travers l'attente du jour, promesse ou menace, et expirait une lassitude hagarde. 

Un découragement poisseux qui lui collait l'âme. 

Elle se sentait au bord d'un grand changement, mais le précipice reculait. Ou bien était-ce elle ? Quelque chose résistait au basculement, comme la tortue d'Achille qui se trouvait toujours plus loin, repoussait l'atteinte. C'était sans doute en elle, pensait-elle, une manière d'être récalcitrante à l'avenir, une défaillance de projection. Le balcon d'en face, dans l'ombre à cette heure de la journée, était résolument disjoint et inaccessible. 

La chaleur de l'après-midi naissante ne pénétrait pas encore chez elle. Les rayons s'effrangeaient dans la gouttière près des vitres. Elle songeait mal, endormie par le repas, les yeux lourds. Elle craignait aussi l'erreur, le choix. Le choix d'abord, l'erreur ensuite. Mais la stase n'était plus tenable, c'était un pourrissement consenti qui la dégoûtait d'elle-même. Il fallait jouer finement, ménager ses forces rares pour porter l'uppercut au bon moment. Faire semblant d'y croire, pour y croire finalement. Insuffler une pensée magique au geste décisif. Imaginer sa force performative. La méthode Coué, quoi.

Et aussi calmer les pensées au carré, adoucir le mental et ses vrilles terribles. Elle voulait conserver du silence dans sa tête. Toujours se tenir à distance et s'observer être, c'était éreintant. Une fébrilité tenace la happait. Elle n'arrivait pas à s'en défaire. 

Elle prit ses affaires et, pour se débarrasser d'elle-même, sortit.

dimanche 15 août 2021

Berceau d'été

Il y avait une douceur dans la chambre, qui l'accapara un moment. Il releva les yeux de l'écran succube, posa l'appareil sur la couverture du lit où il s'était affalé, et fixa les branches ornées de vert qui jouaient à hauteur de vitre. Il fut frappé par le calme du jour et l'infini disponibilité des choses. Il en fut un peu étourdi, même effrayé. Des voix parvenaient du rez-de-chaussée, affadies par l'ouate vibrante de l'air d'été, qui circulait toutes fenêtres ouvertes dans la maison. On bougeait à côté de lui, on vivait, on frottait mutuellement ses présences – en cuisine, au téléphone, sur la terrasse, dans une agitation quasi feinte, qui se cherchait comme une intranquillité, qui se voulait inquiète, par habitude.

Il lui sembla que cette ouverture des horizons, tout en feuilles, et cette suspension fugace des vies, qui l'obligeaient à faire pause quelques secondes, recelaient autant de promesses que de menaces. Il était loin de chez lui, faisait nid dans un lit différent, pourtant à lui aussi, dès qu'il venait. Des décalages corrélés s'ensuivaient, non pas un déracinement mais une configuration disjointe, des perspectives réfractées selon des angles inédits, des vues distanciées. Cette recomposition des cadres poussait au réaménagement de l'action, aux bonnes résolutions, au tri lucide des priorités. Mais c'était encore, en même temps, l'essoufflement de la pensée sur elle-même, les réclamations du mental pour organiser le monde (son monde), et il savait qu'il ne s'en suivrait rien. Il savait sa faible aptitude au réel, l'avait éprouvée, déjà souvent rebondi sur les choses comme un objet trop lisse pour les érafler – encore moins les attaquer, comme on attaque l'escalade d'un pic, ou comme l'acide attaque et brûle, c'est-à-dire avec, en vue, l'espoir d'une atteinte et d'une altération. 

Bercé de feuilles et de nervures, présent, il était en même temps emporté – par ce souffle – et reporté – dans ces "choix de vie" qui vous font ce que vous faites. Remis à plus tard. Il ne décida rien et se lova dans cette lacune, les draps râpeux contre sa peau et la lumière en couffin.

vendredi 13 août 2021

Maille


M. souriait, aux amis autour de la table, aux verres de rosé dessus, aux couverts croisés sur le plat des assiettes, au soleil du jour. Il souriait et le sourire, derrière les serviettes en papier rouge et les nappes en papier froissé, lui revenait tendre, avec le souvenir des années d'école, des années partagées, dix ans à retraverser parmi des mémoires aérées qui perdaient des bouts, mais qui tenaient encore, et qu'on tenait encore, comme le bien commun d'une vie qui nous fut, amis. 

Des mots s'échangeaient avec, souvent, la blague à chercher, la connivence facile et les anciennes pitreries, rafraîchies au goût du jour – ton travail ? ta rentrée ? vos vacances ? les enfants ? leur couple ? de l'eau dans le gaz ? un mariage ? un baptême ? ah oui, le sale temps, pluie pluie pluie, la poisse et pas de rando, figure-toi. Des CV à retisser, mutuellement, se mettre à jour, des lustres qu'on ne s'est pas vus, M. qui prend son tour de parole, oh tu sais maintenant c'est assez stable, la rentrée rien ne bouge, et l'appart rien ne bouge – et d'ailleurs rien ne bouge, et pourquoi rien ne bouge.

M. ne sait pas, lui qui se voit immobile frôlé par des êtres à pleine vitesse sur les traces poudreuses et virevoltantes de la vie labourée par tant d'autres avec si peu de variété dans les tracés. Tout à une vache près, traitable avec les mêmes paramètres, seulement à reconfigurer dans des compositions neuves, en apparence inédites, dotées d'une patte propre (et eux, ah oui, ça en jette), mais le nez sur l'artefact on distingue le retour des schémas. M. ne parvient pas, en puisant à cette camelote vitale, à confectionner sa propre performance – mais on peut faire illusion en avançant, négligemment, à table, des traits connus et reconnaissables, en faisant circuler des pièces de la monnaie commune, en laissant aux autres l'initiative de remontrer les contours d'un être au monde explosé pour en repérer (ce qu'ils y mettent) une forme intelligible, une vie – qui se tient, qui s'organise, qui se lit, qui fait sens.

Qu'on le lise, M. n'y voit pas d'inconvénient. Lui-même se lit, perpétuellement, mais selon des protocoles sans doute moins bienveillants – il lit, en lui, l'insuffisance, la lacune, le brouillon, l'indécidé, l'inerte, l'erreur ou l'incapacité à l'erreur, le statu quo. D'ailleurs, il a appris à laisser cette machine le lire tranquille, il ne la regarde plus toujours quand elle met en branle ses petits processeurs à mal-être, quand elle bourdonne ses comparaisons maussades, quand elle ressasse ses petites phrases piquantes. Il tourne les yeux, s'occupe les mains, lave, vaisselle, cuisine, dîner, ménage, ou livre, papier entre ses mains, la page qu'on touche et qui nous touche, les mots qu'on caresse du doigt, le monde ailleurs qui nous gobe, dont on se gave, car penser à lui le fatigue et le gave aussi. La machine est le rouage le plus subtil et le plus vicieux du surplus, qui jamais ne fournit une ligne de conclusion susceptible d'altérer l'immuabilité coulante des jours, ni le sentiment du tunnel. Alors autant l'ignorer, et décorréler ses choix et ses gestes de son mesquin calcul existentiel, du dossier qu'elle monte contre M., preuves à l'appui, et qui n'a jamais servi qu'à l'écraser (M.) sous le sentiment de sa médiocrité.

À table, M. sourit, mais il se voit aussi sourire, comme d'en haut, et dans cette distance il s'étonne de cette vue au ras des nappes, de ces regards à l'horizontale, de ces mains posées, de ces vies à plat. Il s'étonne de les voir, en surplomb, aussi proches dans leurs linéaments, aussi conjointes dans leurs louvoiements, aussi accordées. D'y repérer aussi bien les inflexions semblables des existences, les paramètres partagés, comme un jeu de puzzle niveau six ans, comme un décor en pâte à modeler trois couleurs – pas besoin de plus. Les grosses pièces en arsenal réduit. Il pourrait, lui aussi, faire quelque chose de cet arsenal, en mettre une là, l'autre accolée, la troisième en prolongement, telle quinconce ou telle pyramide, telle spirale et telle brique. 

Il se demande s'il y lirait, comme dans les dépôts de thé au fond d'une tasse, la signification de sa présence et les signes de sa destinée. Mais il soupçonne qu'il s'en tiendrait, méfiant, éloigné, sûr d'y repérer d'abord l'artifice plastifié de la forme, le show-off du costume, le faire-semblant un peu kitsch – et de n'y pas croire. Peut-être est-il le seul à qui croire manque. Peut-être les autres y inclineraient-ils, devant son édifice. Mais cette fiction sanctionnée par l'autre et consacrée collectivement dans des rituels amicaux lui serait-elle bienfait ? M. l'envie et l'évite, et ne pourrait manquer, il est sûr, d'y sentir la lame froide des maillons à sa cheville, et le boulet qui tire.

mercredi 21 juillet 2021

Prisme

 
 
J'avais eu une semaine chargée. Émotions, trop, beaucoup, ou même juste au-dessus du bord, à calmer. Mais dans l'ensemble, on avait fait tenir les digues, et les crins-crins anxieux et glapissements intimes n'avaient pas dépassé les bornes ; je les avais noyés d'un tour de main dans nos sourires complices et la certitude que j'avais de nos connivences. L'ensemble s'était montré étonnamment solide, j'avais goûté à l'apaisement du rythme et du contrôle, entre deux flancs de montagne tranchés par le lac émeraude, sous les averses, en traversant les foules corpulentes de touristes. Un 14 juillet de bruine et d'éclats un peu chiches – les feux divisés sur toute la ville d'Annecy, pour morceler les amas vivants et servir d'anticoagulant au virus. Résultat : des ballets de lumières tronqués par les arbres, tout près, ou bien des arabesques entières, mais diminuées par la distance, et ridiculement petites depuis les rives où nous nous tenions. Mais nous en riions, en maugréant, peu charitables, contre tous – leur bruit, leurs propos, leurs gestes –, à deux contre un monde, peine perdue mais retrouvailles chéries dans le sentiment d'un commun jugement des autres. 

Et puis ce jour-là, sans savoir d'où, un Prisme remonte et s'impose, et je n'y vois plus que par lui, ses verres opaques, jusqu'au strabisme de toute situation. Alors mon ton s'enraye et mes mots deviennent durs, contre toi parce que contre l'image que j'ai de moi avec toi. Au fond de moi, c'est l'accusation qui gonfle contre nos accords réciproques, et la place que je me crois assignée qui me révolte. Victime. Je t'en veux et j'accueille ce ressentiment sans distance. Je l'abreuve. Tu te cabres. Je m'insurge. Tu t'éloignes. Je retiens. Tu forces. Je pleure. Tu te glaces. Je m'enflammes. Tu t'indiffères. Je m'arrache.

Dehors, la nuit du parc à quelque musique tinte chaudement. On me conduit à la table en terrasse, une personne, oui, entrée plat et un verre de Riesling. J'ai caché mon visage un temps sous le masque, ironiquement bienvenu, puis je l'ai tombé. Après tout, quelle importance : tu es à deux pas dans la chambre, mais tu n'es plus là avec moi. Pour quelques heures (jours ?) tu t'es cloîtré, je te connais, et m'insupporte ta coquille déçue, ce retrait violent que tu m'infliges quand tu as mal. Je dois réajuster mon corps et mon cœur dans cet espace d'où tu as fuis, où tu joues la distance. 

Et je m'octroie le droit de t'en vouloir, oscillant entre colère et tristesse quand je sais trop fort aussi que j'y suis pour quelque chose.