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vendredi 4 juillet 2008

Scènes de la vie nocturne (Evrasth 4)


Je commandai une bière chez George Dindon, la chaumière miteuse qu’on appelait « auberge », et dont le toit oscillait sous les rafales de vent qui balayaient la route Sud d’Harteuf. Marty, qui servait, était d’humeur sombre. La tempête qui venait l’inquiétait, d’autant plus que le vieux George, son père, était parti pêcher sur le lac en début d’après-midi et n’était toujours pas rentré. Le lac Lengorne exerçait sur les gens des environs d’Harteuf une fascination mêlée de peur qui touchait jusqu’aux fermiers des plaines du Nord, près d’Orgo-ville. Comme autrefois, sur l’ancienne Terre, les caprices de la déesse Mer et de Poséidon.

A travers les vitres dégoulinant de pluie, la lueur des luminiums qui éclairaient la rue m’arrivait amollie, comme diluée par les trombes d’eau que faisait pleuvoir le ciel. Il était vingt heures. Derul, la première lune de Salbaste, flottait au dessus de la ligne d’horizon. Les contours du paysage, de la grève éclaboussée en contrebas, et des barques qui tiraient fébrilement sur leurs attaches, étaient brouillés. Il régnait dans l’air comme le sentiment d’une attente qui n’appelait aucun dénouement. Comme si le lieu tout entier était imbibé d’un mystère qui refusait de se dévoiler.

J’avais encore quatre heures devant moi, avec de retrouver l’autre folle et ses histoires de trésor. Evrasth… Je me souvenais encore des soirs ensoleillés où ma grande sœur Maria me contait cette histoire, lorsque je n’avais pas dix ans. Nous habitions alors sur Islath, petite planète très réputée pour son tabac blanc. C’était avant que Maria ne parte poursuivre ses études sur Verámenzu, qui abritait la plus grande bibliothèque du Consortium, avec au bas mot trente milliards d’ouvrages.

Et ces soirées-là, quand la lumière d’été filtrait encore à travers les feuilles de tabac géantes, Maria me racontait… Elle me parlait de ces gamins d’avant la Guerre Blanche, qui étaient plus que des enfants. On disait qu’ils avaient une seule âme pour tous et que celle-ci formait un fluide traversant leurs corps et le Consortium entier, et par lequel l’ « Esprit du Monde » venait à s’exprimer. Maria avait du mal à m’expliquer ce point, que je ne comprenais pas à l’époque (mais après tout, que peut-on comprendre à ces contes farfelus ?). Elle me présentait ces enfants comme des intermédiaires avec une Conscience supérieure. A l’époque, on n’osait plus parler de « Dieu », l’athéisme ayant été élevé au rang de vérité scientifique.

La légende du trésor d’Evrasth professait que, pendant la Guerre Blanche, ces enfants avaient été tués, sur différentes planètes et à des années-lumière de distance les uns des autres. Mais leur mort avait engendré un trésor inestimable, non pas composé de pierreries, de joyaux, ni même d’or. Chacun de ses enfants était l’incarnation d’une perfection plus haute, d’une innocence censée guider les hommes vers un futur digne d’être aimé. Leur assassinat, volontaire ou accidentel, durant le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, devait être vu comme un sacrifice. Et le trésor d’Evrasth était constitué de cette perfection divine et de cette pureté que les hommes en guerre avaient supprimées.
Pour beaucoup, cette légende était un message, celui du dernier salut possible. Qui trouverait le trésor d’Evrasth trouverait la dernière trace de ces enfants envoyés dans l’Univers pour sauver les hommes et leur apporter la foi. C’est pour cela que personne ne savait ce qu’était exactement ce trésor ; on ignorait même s’il s’agissait de quelque chose de palpable. Pour les théologiens les plus versés dans l’ésotérisme (du moins, les rares qui vivaient encore aujourd’hui), il s’agissait de l’essence même du plus divin des présents : l’Amour.

Je décidai que, puisque je n’avais rien de mieux à faire, je n’avais qu’à pioncer un peu. L’auberge était quasiment vide. Je pris mes aises, enlevai mes bottes auto-réparantes (qui étaient d’ailleurs trouées car le mécanisme innovant qu’on m’avait mensongèrement vanté comme inusable ne fonctionnait plus). Dehors, quelques vieux bolides de course, rafistolés à la va-vite, surfaient sur les à-coups du vent comme sur de véritables vagues. Je finis ma chope d’une seule gorgée et m’affaissai sur la table.


Quelqu’un me secouait. J’émergeai lentement des brumes de l’alcool et du sommeil pour croiser le regard inquiet de Marty. Ses iris bruns brillaient comme des torches à la lumière des néons. Il murmura dans un souffle : « Quelqu’un pour toi, dehors ».
La grosse horloge indiquait minuit. L’heure des fantômes et des sacrifices dans les cimetières, l’heure des mages noirs et de leurs incantations… Je me passai la main sur le visage. A force de m’acharner sur ces reportages abracadabrantesques, j’avais la tête polluée par ces histoires à dormir debout ; mythes et malédictions me semblaient maintenant faire partie intégrante de mon quotidien. Je commençais à craindre de me prendre pour un héros des temps anciens.

Sous le porche, une vieille femme attendait, s’appuyant sur un grand bâton à l’écorce noire. Elle portait une cape, noire elle aussi, et un chapeau ridiculement long. Maudissant les intuitions d’Harry, je dévisageai ma curieuse interlocutrice. Je fus bien obligé de convenir que j’avais devant moi la parfaite illustration de ce qu’on a coutume de désigner par « sorcière » dans les contes pour enfants.
« Armande. Enchantée de faire votre connaissance ».

La « sorcière » me tendit une main noueuse et semée de verrues. Elle avança vers moi et j’aperçus son visage à la clarté des luminiums. Elle avait un nez crochu, également orné de verrues, et des yeux sombres autour desquels couraient des centaines de petites rides. Sur son crâne des cheveux gris emmêlés formaient une masse inquiétante sur laquelle était perché, défiant les lois de la gravité, ledit chapeau pointu.
Je faillis éclater de rire, m’attendant presque à voir cette Armande sortir une belle pomme rouge des poches de son manteau. Elle me sourit, montrant sa bouche édentée. Cela doucha mon cynisme moqueur. Il n’y avait rien de très rassurant dans l'accueil qu'on m'avait réservé.

Je ne savais que faire d’autre, je serrai la main de ma nouvelle collaboratrice. Quelque chose (ou quelqu’un ?) glapit. Je baissai les yeux. Un nain, coiffé d’un chapeau de bouffon où pendaient des clochettes, agrippaient fermement la robe d’Armande. J’avais du lui marcher dessus par inadvertance et, ne sachant comment m’excuser, je lançai un regard interrogateur à la vieille femme. Elle répondit sans me regarder, fixant la porte fermée de l’auberge.
« C’est Snogorus, mon apprenti. Ne faites pas attention à lui ».
Elle marqua une pose et la tempête parut un instant se calmer, épargnant la carcasse frêle du George Dindon. Armande braqua son regard noir sur moi. Je me sentis dévisagé de l’intérieur.
« Nous avons des choses plus importantes à faire, n’est-ce pas ? Et plus dangereuses… ».
Sa question n’attendant pas de réponse, je m’apprêtais à sortir mon grapheur portable pour prendre quelques notes lorsqu’elle me stoppa net.
« Plus tard, jeune homme, plus tard. Et puis, ajouta-t-elle plus bas, il ne vous sera d’aucune utilité où nous allons… ».
« Et où allons-nous, à ce propos ? ». Je fus surpris d’entendre ma voix trembler. Dans le vacarme des vagues en contrebas, on entendit à peine ma question.
« En mer, jeune homme. En mer. ».

Armande
montra du doigt l’embarcadère rouillé et submergé par une écume poisseuse. Elle m’adressa un second sourire. Dans sa bouche entrouverte je voyais des gouffres d’ombres béants qui m’appelaient.
Je n’avais jamais rien vu d’aussi inquiétant que ce sourire.

jeudi 8 mai 2008

Scènes de la vie nocturne (Evrasth 3)


Vous comprendrez alors, que, secoué par les gros bras d’Harry, le cerveau ballotté dans ma boîte crânienne encore douloureuse de la cuite de la veille, tout ce fourmillement de réflexions, dans lequel je tentais de rassembler mes pauvres connaissances, ne m’amenait qu’à une seule interrogation possible : comment Harry, mon Harry, l’homme le moins distingué que je connaisse, celui dont aucun Cigar men n’aurait parlé avec le respect dû à un véritable gentleman (tout en enviant pourtant secrètement sa superbe collection), avait-il pu avoir un coup de pot pareil ? Je soupçonnais que c’était en réalité moins une question de chance que de mise à profit de relations anciennes et peu recommandables. Tout homme qui ressort des prisons interstellaires d’Arbane peut se targuer d’avoir à jamais ruiné sa réputation. Mais il emporte dans son exil social un carnet d’adresses sans durée de validité, une sorte de service après vente où tous les emmerdes trouvent réparateur. A charge de revanche.

Harry sursauta lorsqu’un de ses récepteurs couina avec une voix stridente : « Message en attente, message en attente ». Oubliant d’agiter ma pauvre carcasse, il parcouru rapidement la feuille tachée d’inscriptions minuscules que venait de cracher l’instrument irritant. Du Zargh, à ce que je pouvais distinguer. La facilité qu’avait Harry de se débrouiller dans n’importe quelle langue sans avoir recours à son traducteur m’étonnait toujours. Il disait que, petit déjà, il ne supportait pas les doublages au cinéma.

« Bon, faut que j’me grouille. J’ai à faire. Assieds-toi ».
Je me rendis compte qu’effectivement, j’étais resté debout depuis que j’avais immergé dans ce capharnaüm enfumé. Sans ménagements, Harry libéra d’un coup de son immense patte un tabouret sur lequel une pile de magazines semblait jouer un numéro d’équilibriste vieux de plusieurs mois, à en juger par la couche de poussière que le geste d’Harry fit mousser en nuage blanc, plus clair que les volutes noires qui s’élevaient encore de son cigare presque consumé.

« Alors, c’est quoi, cette fois, ton reportage du siècle ? », demandais-je, à peine curieux de connaître la réponse. Harry ne releva pas la pointe ironique de ma question, et prononça une série de mots hachés, sans prendre la peine de regarder son interlocuteur, c’est-à-dire moi. Il m’avait expliqué une fois qu’il ne voyait pas l’intérêt d’ajouter aux explications des mots le baume de l’attention compatissante et du regard faussement attendri.
« J’ai eu une info. Une expédition. Une drôle de bonne femme, Esther, je crois. Elle dit savoir où est enterré le trésor d’Evrasth. Prévu pour ce soir, rendez-vous minuit sur la grève. La vieille auberge d’Harteuf. Hum ? ». Il haussa un sourcil, demandant confirmation, non du fait que j’étais partant, mais simplement que j’avais bien saisi chacun des mots qu’il avait marmonnés. Le téléphone sonna. Harry tira violemment sur le fil, débranchant l’appareil dont la sonnerie s’éteignit dans un grincement rauque, comme si l’excès de tabac n’avait pas seulement touché les poumons de Harry.
« Ok ? » répéta-t-il.
« L’article, c’est pour quand ? »
« Après-demain. On te met dans le numéro de lundi matin. »

Sans rien ajouter, je sortis, replaçant mon chapeau déformé sur ma chevelure blanche et emmêlée. Harry déteignait sur moi ; à quoi bon énoncer l’évidence ? Nul besoin de me plaindre ; il allait de soi que cette expédition nocturne n’allait être qu’une foutaise de plus. Le trésor d’Evrasth ! Pourquoi pas la chaumière du Père Noël ? Si maintenant le journalisme d’investigation se mettait à courir après le pays des merveilles et les personnages de contes de fées qui le peuplent, dans les histoires pour enfants, et bien… soit.

J’avais l’après-midi devant moi pour retourner au bistro. Revoir Sabine, peut-être. Son corps, ses formes pulpeuses. Avant une nuit très longue de profond emmerdement.

vendredi 25 avril 2008

Scènes de la vie nocturne (Evrasth 2)


Progressivement ma vue s’habitua à l’atmosphère brumeuse. Je parvins à prendre pied dans ce monde étrange, comme les Expéditeurs des Terra nova, dans leurs aéronefs géants, apprennent à supporter le passage de leurs cabines artificiellement ventilées au climat gazeux des NU-planètes.

« Welcome, guy ».
L’antre de Harry. Aussi enfumée qu’un boudoir du Dersy Club. Mais, plus impressionnant, outre le gros ours qui se tenait penché derrière son bureau, ses longs cheveux emmêlés brouillant sa figure barbue, était l’empilement miraculeusement équilibré des cendriers tapissant chaque surface horizontale de la pièce. Les étagères, les piles de dossiers, les chaises, les assiettes vides sales de crasse et de poussière, les rebords de fenêtre, les couvercles de scanners infratech, et même la moquette brune, dans les coins du local. Au point qu’on ne savait où poser ses deux pieds à la fois et encore moins où loger ses fesses en position assise. Cette succession de cendriers identiques, différant seulement par la couleur, formait une étrange colonie de vacances aux couleurs de l’arc-en-ciel. Un géant semblait en avoir saupoudré la pièce et oublié de faire le ménage en partant. Pourtant on ne pouvait pas dire que l’ensemble formait un brouhaha désordonné ; au contraire il était troublant de soupçonner qu’il y avait sous ces spirales oranges, ces cercles bleus, ces dégradés de rouges bordeaux et de noir, des logiques qui nous échappaient ; comme les délires méthodiques d’un fou ; ou d’un visionnaire.

- Materney?, demandai-je.
­­- T’es pas loin, marmonna Harry dans un sourire fatigué. Arrêtant de fouiller dans les tiroirs de son bureau qui vomissaient des pages par centaines, il releva la tête, redressa son immense corps voûté. « Elberth », prononça-il, détachant ces deux syllabes avec délectation. Il prit entre ses doigts dodus le reste de cigare qui lui pendait aux lèvres et hocha la tête béatement.
- Nouvelle livraison ?
- Ouais, celle-ci vient la cave de Hugh. Il m’a donné la clé », ajouta-t-il après un temps, ponctuant son explication par un clin d’œil.

Encore une fois je me demandais comment Harry, avec le misérable profit qu’il tirait de sa feuille de choux, parvenait à se fournir auprès des Cigar Men les plus réputés du Consortium. Chaque fois que je passais la porte de cette pièce, je tentais, au risque de suffoquer, de reconnaître la subtile fragrance fuyant sous l’odeur agressive du tabac. Et à chaque fois elle était différente. C’est ainsi qu’aux côtés de Harry j’avais, moi qui n’avais jamais fumé, éduqué mon nez aux parfums les plus rares et les plus recherchés de notre galaxie. Bien obligé, puisque pour parvenir jusqu’à l’énorme masse humaine qui me versait mon salaire à chaque fin de mois il me fallait traverser ce manteau opaque qu’il arborait en permanence.

« Ray, passe moi le cendrier, là-bas. »
Le doigt de Harry se tendit vers une étagère à gauche de la porte, avec la précision d’un tir d’archer. Je suivis du regard le trait invisible sans pouvoir déterminer précisément dans quelle cible il s’était fiché. Devant de gros volumes empilés bizarrement comme les couches d’un millefeuille qu’on aurait malmené, une spirale de petits cendriers aux teintes indigo se déployait. Au fond de chacun d’entre eux, des restes de cendres grises tapissaient le polymère, mais le plus foncé était vide. A tout hasard, je le saisis entre deux doigts et interrogeai Harry du regard.
« Non, l’autre à droite. Le bleu noir, reprit-il, comme s’il ne pouvait s’en empêcher, avec le regard brillant d’un gamin qui, son épée en bois à la main, a un instant la témérité des chevaliers d’un autre temps, je le garde pour autre chose… ».

Sa voix se suspendit un instant, planant dans l’air comme les milliers de particules cancérigènes éclairées par la lumière glacée du jour. Harry aimait la mise en scène ; le mystère qu’il laissa planer dans ses mots me sembla tout aussi contrefait que celui qu’il instillait quotidiennement dans la plupart de ses déclarations ; pourtant ces yeux brillaient d’un éclat qu’il ne maîtrisait pas, comme si ses pensées fuyaient hors de la scène de théâtre qu’il aimait à présenter à ses interlocuteurs.
« Ah ? Tu as une piste ?, demandai-je
- Tu comprendrais pas.
- Je peux essayer.
Harry soupira dans un sourire. Sans doute s’amusait-il de mon amateurisme. Il est vrai qu’il n’était pas courant que les Cigar "Gentlemen", comme ils aimaient à s’appeler, se complaisent en discussions avec les profanes.
« Un César », lâcha-t-il dans un souffle.
Le cendrier me glissa des doigts.
« Merde ».
Des dizaines d’éclats bleu-vert jaillirent dans toutes les directions, cognant les piles de grapheurs et les capteurs évo-space ; à terre, ils formaient le cadavre d’une super-nova bleutée qui avait explosé.
« Laisse tomber », murmura Harry, alors que je m’éraflai les doigts aux éclats plastifiés en tentant de les rassembler. « Enfin, façon de parler ».


Soupirant, je me redressai et scrutai les paupières gonflées de Harry. L’incident n’avait pu m’ôter de la tête ses dernières paroles. Harry, figé, répondit à ma curiosité muette par son beau regard lourd, du bleu profond des océans terriens, avant la Guerre Blanche. Puis soudain, les coins de ses lèvres se relevant brusquement, comme dans un rictus, il éclata d’un rire rauque et étouffé, mêlé de toux et de crachats. Pour qui ne le connaissait pas, cela pouvait sembler le spectacle le plus répugnant du monde (même à notre époque le tabac a gardé ses bienfaits légendaires) mais je savais qu’Harry manifestait rarement une joie aussi grande. Abandonnant sa retenue forcée, il m’attrapa par les deux bras, par-dessus son bureau, et me secoua avec un enthousiasme bruyant.
« Ouais, sans rire, un César, tu te rends compte. Bien sûr, au début, j’ai cru que c’était des conneries. Au moins 20 ans que personne n’a pu mettre la main sur le moindre indice, la moindre trace d’une Cave, et maintenant, moi, moi, je vais peut être enfin toucher le jackpot ! ».

Bien évidemment, qui ne connaît rien aux Cigaryns, aux Cigares, aux Cigar men et à leur quête millénaire ne peut comprendre ce qui mettait Harry dans cet état. Même moi, qui n’avais que de vagues notions, me sentais pris d’un frisson d’excitation (que ce frisson soit venu de l’incroyable nouvelle que le boss m’eût apprise ou de la frénésie avec laquelle il prenait soin de m’agiter, sans prendre garde aux feuilles qui volaient dans le grand brassage d’air que tout ce remue-ménage causait).

Les Cigaryns étaient une guilde d’hommes qui prospérait aux temps de l’Expansion, mais malgré l’incroyable réputation des produits qui sortaient de ses temples et la curiosité immense que ces artistes de l’ombre suscitaient, peu nombreux sont ceux qui purent un jour véritablement les connaître, et encore moins percer le secret de la fabrication de leurs si célèbres Cigares. La variété et la subtilité des arômes de leurs produits ne fut jamais été égalée, et ce ne sont pas les imitateurs ou les faussaires qui manquèrent. A une certaine époque, il y a bien longtemps maintenant, le marché des cigares avait connu une telle explosion de l’offre que l’effondrement des prix avait ruiné plusieurs milliards de petits fabricants. Mais les caissettes d’ébène, au sceau rouge sang représentant un cercle barré (la perfection du cycle redressée de l’imperfection du fini humain, selon la légende), trouvaient toujours preneurs aux plus hauts prix.

Les Cigares des Cigaryns se sont fait par la suite de plus en plus rares. La production semblait se tarir, et plus personne ne pouvait prévoir où et quand une boîte serait mise en vente. Les collectionneurs acharnés se mirent à guetter avidement les moindres signes d’une vente future. Ces hommes richissimes du Consortium entier investissaient des sommes pharaoniques dans ce qui devint bientôt une véritable quête. Ils se réunirent, de manière informelle, avec tout ce qui les réseaux officieux de la haute bourgeoisie interstellaire, des politiciens ambitieux et des propriétaires fonciers des nouvelles colonies spatiales ont d’efficace et de cynique. Ils se nommèrent les Cigars men et se donnaient entre eux du Cigar Gentlemen. A leur quête acharnée, qui laissait derrière elle les corps refroidis de ceux qui avaient fait obstacle à leurs informateurs, s’ajouta une légende. Ou plutôt, des légendes.

Les Cigaryns avaient disparu. Puisqu’ils ne vendaient plus rien, puisque plus personne ne savait les contacter, le mystère qui les entourait semblait devoir leur servir de tombeau. Violettes d’Agadéen, tabac blanc d’Islath, fruits d’or des champs vermeils du Couchant, thé de Thémasne… Tous ces parfums dont les Cigar men rêvaient et qu’ils ne verraient jamais garnir leurs gigantesques étagères d’acajou couvertes, comme les placards pourris de Harry, de cendriers fins et multicolores aux arabesques compliquées… A la vérité, qui collectionnait des Cigares ne s’interdisait nullement d’apprécier le plaisir de les fumer. La tradition voulait (ainsi que le code de déontologie très pointilleux du Club des ces Gentlemen) que tout cigare fumé, et un tant soit peu renommé, finisse sa vie de cigare sous forme de cendres, ce qui n’était pas d’ailleurs illogique, mais que ces cendres soient recueillies dans un cendrier et conservées ainsi. Ce qui avait fini par arriver arriva et comme on ne trouvait plus guère de nouveaux Cigares à acheter, excepté la bouse infâme que les marchands de Stéops roulait dans des longues feuilles d’étraves, la collection des cendriers faillit prendre le dessus sur la collection des Cigares. Ce qui expliquait la tendance à la multiplication incontrôlée de ces petits récipients fragiles, c’était qu’il était hors de question d’utiliser le même cendrier pour deux races de Cigares différentes. Et il était de bon goût d’adapter la taille et la couleur du cendrier à la rareté et la réputation du Cigare qu’on envisageait de lui faire contenir. Comprenez bien que ce n’était après tout qu’un léger déplacement pour l’orgueil de nos Cigar Men. Puisqu’il était hors de question de faire visiter ses caves (c’est-à-dire puisqu’il était inenvisageable de laisser des yeux étrangers, des yeux passionnés et avides, s’attarder sur ses Cigares sacrés), il suffisait de faire visiter le salon, ou la Cigar Raum. La somptuosité d’un arrangement d’éteylns (c’est ainsi qu’on appelait ces petits cendriers) laissait entrevoir, sans aucun doute, la merveille de la cave qui allait avec.

Toujours est-il que ce qui hantait la plupart des Cigar Gentlemen, ce qui les faisait suffoquer la nuit dans leurs cauchemars en draps de soie, c’était les Césars. La dernière boîte sortie des manufactures des Cigaryns, avant leur incompréhensible disparition. L’accomplissement de tant de siècles de recherche. L’apogée sublime de l’art du Cigare.

mercredi 2 avril 2008

Scènes de la vie nocturne (Evrasth 1)



Expédition nocturne. Notre correspondant Ray JOHNSSON sur les traces du trésor d'Evrasth.

Je griffonnais ces mots sur une page de mon carnet noir, rapiécé et sali par mes innombrables courses poursuites d'autrefois, où, terrifié, mais bravant le danger avec courage, j'avais si souvent tenté (et réussi d'ailleurs) d'échapper à des poursuivants aussi divers que des furies, des reptiles archaïques, des fantômes, des morts-vivants, des maléfices acharnés à me surprendre dans les moments les plus saugrenus, des sorcières, sans compter cette horrible goule qui m'avait un jour mordu le nez jusqu'au sang, et dont ce dernier avait d'ailleurs gardé amèrement le souvenir.

Moi, Ray Johnsson. Terreur des forces maléfiques, défenseur des braves gens d'ici bas contre les puissances obscures sous l'assaut desquelles notre monde vacille aujourd'hui, vaillant agresseur des ténèbres revenues depuis trop longtemps vous hanter, noble chevalier qui a couru tant de fois au combat et qui, prêt à s'y rendre encore s'il le faut, jure d'apporter cette paix sacrée à laquelle vous aspirez tous...

"Ridicule...", soufflais-je malgré moi. Même ma propre personne, regardant ces phrases que ma main, secouée par les soubresauts de la barque, avait maladroitement écrites, ne pouvait prendre au sérieux ces accès de délire affreusement démodés que mon orgueil et mon ambition affectionnaient. Ma fièvre de gloire était retombée comme un soufflé; la pluie cinglante qui tombait depuis des heures semblait l'avoir douchée.

M'essuyant les yeux d'un revers de main, abritant de l'autre mon précieux carnet, je barrai rageusement ces lignes. Probablement des réminiscences de mes lectures d'enfant, abusivement arrosées de rêveries toujours inspirées des mêmes thèmes : mon destin de roi, mon âme de chevalier, mon amour sans faille pour ma dulcinée... Je m'étais toujours soûlé à ces récits épiques, à la poussière des vieux bouquins de fantasy que mon grand père gardait en vrac dans les tiroirs de son bureau. Il devait m'en rester un reste d'ivrognerie; du moins c'est ce qu'avait prétendu Mirva, mon ex-femme, lorsqu'elle avait demandé le divorce. "Mon mari n'est pas un homme, avait-elle dit à la juge. C'est un personnage de BD, un chevalier servant, un magicien renommé, un aventurier de l'espace, un tout-ce-que-vous-voulez, mais sûrement pas un homme!". Et la magistrate grisâtre d'hocher gravement la tête, avec un air compréhensif, comme ponctuant les paroles de ma tendre moitié (pardon, ex-moitié) par le balancement de son coup décharné. (Soit dit en passant, je m'étais toujours demandé si je ne me serais pas entendu avec son mari...).

Une goutte, plus revêche que les autres, parvint se faufiler entre mes doigts raidis par le froid, et s'écrasa mollement sur le papier jaunâtre, formant une tâche sale, comme lorsqu'on colle son nez aux vitres embuées en hiver. Je n'avais pas rayé le titre. Après tout, un peu de grandeur et d'envergure, même illusoires, ne seraient pas de trop dans cette affaire. Et quelle affaire...


Il y avait trois jours, mon patron, un type du nom de Harry Curks, m'avait appelé pour me parler d'une nouvelle "mission", comme il aimait les appeler. Sa voie traînante qui, même au téléphone, rappelait trop bien sa silhouette mal rasée, décoiffée, comme affichant en permanence toute la nonchalance du monde, avait semblé pourtant démentir largement l'intérêt et l'urgence de la situation.
De toute manière, ça faisait un petit bout de temps que ça durait. Harry jouait sur ma corde sensible. Il me traitait en grand journaliste, me concoctait des petites phrases piquantes, destinées à aiguiser ma curiosité (mais qui, mâchonnées, plus que prononcées, par lui, avaient tendance à friser la platitude la plus achevée); en un mot, il prenait soin de me ménager.

Comme si je risquais de le lâcher. Comme si je pouvais encore avoir la plus petite opportunité de redevenir le traqueur invétéré que j'avais été. Comme si je pouvais encore constituer la moindre menace pour ces hommes puissants, ces gouverneurs, ces lobbyistes acharnés, ces femmes d'affaires qui sèment sur leur passage autant d'amants en peine que de cadavres… Tout ce beau petit monde avait si souvent, sous la seule menace de ma plume, été prêt à tomber à terre devant un public incrédule, à payer, à supplier, à promettre tout et n'importe quoi pour qu'on les laisse tranquilles. Toujours prêts à sacrifier ce qui avait quelque importance pour conserver ce qui n'en avait aucune...
Ray Johnsson avait été en son temps la star des gazettes du Consortium entier. Non de celles qui s'affichent en hologrammes vulgaires dans la Flash-presse, pour vous rincer les yeux violemment, tous les matins, de leurs sourires d'un blanc irritant et pour témoigner par là, sans qu'aucun lecteur s'en scandalise, de tout le gaspillage que l'Homo Fortunus contemporain peut faire de son argent en dépenses de Remodelage corporel ou en cure de Rajeunissement. Non... J'avais été l'ombre qui faisait trembler le Capitole, j’avais été la main qui secouait les tractations des Fournisseurs Spaciaux, leurs innombrables sociétés regroupées en trusts multiplanétaires, et la monstrueuse efficacité de leur système d'exploitation des populations réfugiées pour se procurer une main d'oeuvre corvéable à merci.

Mais tout cela n'avait duré qu'un temps... Je secouai la tête. La Deuxième faille, la dictature, la destruction d'Hill Planet et la mise au ban. J'avais bien été obligé de me ranger. Comme tous les autres, d'ailleurs. Adieu reconnaissance, adieu public. Je me surprenais parfois à penser que je ne valais pas mieux que tous ces hommes que j'avais fait chanter. Moi aussi j'aimais le pouvoir. Avec peut être la différence que je me cachais cette vérité derrière le prétexte du bien commun, de la révélation de la vérité. Quoiqu'il en soit, j'avais fini par savoir à mes dépends ce que c'était que d'avoir une épée de Damoclès suspendue au-dessus de soi, et qu'un grand rigolo (rigolo, mais intouchable) prenait plaisir à agiter narquoisement.

C'est peut être bien parce qu'il me ménageait encore, qu'il avait avec moi les égards qu'on n'a plus que pour les morts (et en quelque sorte, le Ray Johnsson de mes illustres années était bel et bien mort _ seuls restaient ses articles acérés, ces pages de journaux que tant de doigts curieux avaient malmenées), que je restais chez Harry, à écrire des articles affligeants d'ennui pour le Heys Courrier de Salbaste, la planète où j’attendais depuis ça.

Il y avait mille autres Gazettes dans le coin qui produisaient chaque jour la même masse informe et répugnante de pseudo-reportages, et j'aurais tout aussi bien pu aller ailleurs. Mais pour trouver quoi? Cela faisait bientôt dix ans que la presse était muselée, que les grands noms du journalisme politique qui voltigeait sur les ondes galaxiennes n'appartenaient plus qu'à ceux qui avaient juré allégeance au Consortium et mis leurs plumes à sa disposition. Des esclaves, pensai-je avec dégoût. Même si je leur enviais leur position, que j'avais autrefois brillamment occupée, du moins me consolais-je en me disant que je n'avais jamais été un de ces pingouins en redingotes aux lèvres trop artificielles d'avoir été refaites, affichant dans un sourire condescendant la satisfaction orgueilleuse de l'ascension sociale la plus achevée, mais qui, en trinquant au St Xerk's, faisant tinter, en même temps que leurs flûtes à champagne, des chaînes si lourdes. J'en étais donc venu à accepter de me faire chouchouter par Harry.

Il y a avait entre nous une relation particulière, qui reposait autant sur une représentation théâtrale permanente, que sur un profond respect réciproque. Il m'avait après tout "recueilli" alors que tous me fuyaient après mon exil et ma disgrâce. Même si l'on pouvait difficilement attacher à sa figure bougonne et grasse l'adjectif de "courageux", Harry m'avait aidé à reprendre pied aux dépends de sa propre situation. Et de cela, je lui étais reconnaissant.

C'est pourquoi je n'avais pas eu à cœur, lorsqu'il avait sonné dans mon interface perso à 3h du mat’ jeudi dernier, de l'envoyer bouler et de répliquer, comme cela m'était déjà arrivé : "Harry, tu m'emmerdes avec des reportages pourris! Tu vas encore me faire filer une vieille ou m'envoyer rattraper les reliques disparues d'un animal fantastique ?". Il aurait de toute façon, comme à son habitude, répliqué de sa voix de somnambule : "Que veux-tu faire d'autre Ray? T'es dans la "presse poubelle" now guy. Mais j'te connais. Je t'ai réservé un truc pas mal du tout. Ca devrait t'intéresser". Effectivement, d'après lui, j'aurais toujours dû trouver mon compte dans les papiers qu'il me proposait de faire. C'était pourtant rarement le cas, mais il n'y pouvait rien, je le savais bien. Comme il avait au moins l'agréable attention de me laisser croire que le travail que je faisais avait quelque importance si ce n'est pour lui, du moins pour moi-même, voire peut être à la limite pour mes lecteurs, et qu'il me laissait aller sur le terrain, je m’estimais heureux. Avec pragmatisme je savais que, pour l'instant, c'était tout ce que je pouvais exiger.

C'est pourquoi je me laissai prendre au jeu, comme souvent, lorsqu'il me parla de son histoire. Je débarquai à 10h30 au 4,8 Esther Street, montait les escaliers glauques jusqu'à la plate forme du Heys Courrier. Une dizaine de tables, encombrées sous des monceaux de paperasse, d'ordinateurs antiques et même de vieilles machines à écrire, s'offraient à la vue dans une crasse et une nudité obscène. A chaque fois, je ne pouvais m'empêcher de me dire que c'était l'illustration même de la décadence qui avait frappé l'espèce humaine depuis la Guerre Blanche.

Je traversai à grand pas le champ de bataille. Le Heys était fermé le jeudi, et le spectacle des bureaux vides suggérait que les salariés avaient pleinement décidé de se vautrer dans la médiocrité ambiante de la pièce, de la ville... de l'époque, à vrai dire. Les cahiers traînaient ouverts ou en piles hasardeuses. Certains écrans d'ordinateurs clignotaient faiblement comme s'ils n'avaient plus la force de supplier qu’on les éteigne. Une pomme trônait fièrement sur le coin d'une imprimante, tendant au visiteur sa joue déjà croquée. Sur une étagère, plus loin, là où le soleil verdâtre commençait à jeter sa lueur sulfureuse, la photographie d'une jeune femme à la peau d'un noir d'ébène tranchait avec la blancheur plastifiée du cadre.

« Ray, c’est toi guy ? Ramène ton auguste personne ! ».
J’entendais Harry grommeler derrière la cloison. Mauvaise nuit, pensai-je. Détournant le regard, j’enjambai rapidement les cartons qui s'entassaient devant le couloir et, au moment d’ouvrir la porte du bureau, inspirai profondément. Malgré mes précautions, l’odeur âcre du tabac me pris à la gorge. La pièce baignait dans un brouillard fantomatique d’où émergeait la silhouette ronde et hirsute d’Harry. Dans la pénombre matinale, le bout incandescent de son cigare était la seule chose que je parvenais vraiment à distinguer.

(suite à venir...)