dimanche 6 novembre 2022

Automne

Quelque chose s'était enrayé, voire complètement pété. De l'extérieur, sa vie n'avait guère changé, ni l'ordre immuable des jours à passer et des tâches à faire, ni l'âcreté un peu aigre que lui laissait à l'âme ce quotidien morose. Ses amis, sa famille, n'auraient su mesurer avec certitude une différence de degré dans ses humeurs ou ses comportements. Il est vrai que tel geste un peu brusque ou tel agacement trop crissant, surgi au moment où l'on dépliait, avec le journal, des sujets d'actualité en définitive excessivement conformes à l'immuable médiocrité humaine, pouvait mettre la puce à l'oreille. Mais aucun d'entre eux, il l'aurait juré, n'avait même jusqu'au soupçon qu'une catastrophe intime se brodait consciencieusement en lui, s'y tissait un cocon à retardement, tramant ses laines pleines d'accrocs. Ça pétait de partout, mais infimement d'abord : des brisures minuscules, des pertes minimes,  comme des deuils pianissimo. C'est l'ensemble, mis bout à bout – tous ces bouts qui se défaisaient – qui pouvait inquiéter, ayant alors valeur de symptôme, et signalant la maladie. Je ne vais pas bien, se prenait-il parfois à se dire, mais il ravalait assez vite cette voix mi-fataliste mi-impertinente, qui se permettait de dire tout bas ce qu'il se cachait tout court.

Il diversifiait ses stratégies d'éclipse – on disait "d'évitement". L'image astrale lui convenait mieux : il suffisait qu'avec assez de persévérance il nourrît un autre souci, mesquin, futile, et somme tout disproportionné, pour que ce dernier offusquât suffisamment son spleen et qu'il pût se croire provisoirement aveugle au mal. Il y avait gagné un certain talent, voire du génie. Tel achat de canapé ou de coussin, tel item de décoration à se procurer, lui tenait des journées entières l'esprit occupé, et même éprouvé, par la décision à prendre. Celle-ci, sans cesse retardée, remplissait efficacement son office. Il n'avait plus que des urgences dérisoires qui lui mettaient la rate au court bouillon et plus une minute à lui pour penser à lui.

Un jour, pourtant, peut-être parce que la pluie tombait depuis tant d'heures, qu'il avait nettoyé l'appartement et rempli le frigo, ou que le silence des chambres vides s'était insinué en lui, il avait dû s'asseoir dans le fauteuil qui faisait face aux porte-fenêtre, et consacrer quelques minutes à observer, dans le vent, voler les feuilles volées aux branches roussies d'octobre. Il était resté là un temps court ou incommensurable. Le poids immense de sa tristesse avait affaissé sous lui le cuir aux plis sombres. Son poing s'était serré, ses ongles avaient laissé en paume des marques de paupières violettes ou de cernes violacées. Son souffle cahotait faible dans sa poitrine et dans sa bouche. Il haletait un peu, avec difficulté. Et alors qu'il se demandait comment tout cela allait finir, il sût immédiatement que cela pouvait, aussi, fort bien durer.

mardi 23 août 2022

Arrêt

Il était revenu et, avec lui, l'odeur, la chaleur, l'éclat vert des iris et le pli des joues au sourire. Tout ce qui était connu, déjà, aimé, mais lourd aussi du souvenir des cris, des pleurs et des souffrances, avait fait retour par la porte. Au-dehors, hors des fenêtres, les arbres desséchés offraient un feuillage brun, d'autres résistaient encore d'un vert fébrile, exagéré et qui virait au jaune aux extrémités, ou s'affadissant en un blanc gris de buissons d'école. Les branches, quelles qu'elles soient, faisaient combat de leurs nuances défaites contre l'été brûlant et sec. Au dedans, en dedans des fenêtres, deux vies se défaisaient aussi, hésitant à se refaire mutuellement ancrage, à rebâtir une appartenance commune. Elles se jaugeaient au toucher, au souffle, pesant les silences plus que les mots. Il était là, dans son espace ; elle était là aussi, dans son espace. Et ces espaces, identiques en même qu'irrésolument disjoints, depuis l'éclat, celui qui avait tout terminé, étaient comme deux réalités contradictoires, un paradoxe de Schrödinger ramené aux dimensions médiocres d'une location 3 pièces donnant sur un parking et quelques rangées d'arbres. Le crissement heurté du RER y jetait une musique infime mais certaine, garantie. Rien d'autre, dans ces pièces encore mal aménagées, n'était aussi sûr, et sûrement pas la nature de leurs rapports dans cet espace récemment apprivoisé, entre ces meubles anciens réinventés par leur arrachement aux lieux passés et ces meubles nouveaux sans passif mais promis à un amour prochain, sans doute rapide, mais qu'elle voulait réduire à de raisonnables proportions. S'attacher mesurément. Se laisser libre, suffisamment, des objets et de leurs contraintes, de leur poids matériel et psychique. Se laisse libre des matériaux, vivre, malgré la matière, ou même contre elle, quand elle devenait impérieuse – exigeant de ranger, de nettoyer, de réparer, de prendre en charge. Lui aussi, d'une certaine manière, était devenue cette charge. Mais son retour au lieu, son retour à lui dans cette sphère gravitationnelle qui était la sienne – non qu'elle lui appartienne par quelque maîtrise, mais parce qu'elle y était soumise –, elle en craignait les perturbations liées, les secousses et comme de dangereuses répercussions. Elle aurait voulu figer l'existant dans une stase perpétuelle et se prémunir contre toute action – action, acte, tout ce qui propulsait le présent vers l'avenir, tout ce par quoi l'avenir brutalisait le présent. Alors elle battait en retrait et arrangeait, soigneusement, et sans égards pour lui, la délicate et peureuse glaciation du monde.

vendredi 1 juillet 2022

A la fin

Il était parti, entre colère et mauvaise foi, en tous cas désagréable, voire blessant, voire humiliant. Elle l'avait vu prendre l'escalier, se retourner brièvement à l'angle du couloir, lui jeter un vague sourire forcé et un signe de la main, sans baiser ni indicatif clair des retrouvailles. Il était parti, et elle devait partir. Le départ était impérieux. Mais lequel ? 

Quelques hoquets aqueux advinrent à ses paupières, pas même assez pour accoucher de vraies larmes qui auraient couru, comme il se doit, le long de ses joues. Immédiatement, elle reprit ses gestes d'ordre et de quadrillage, entreprit de déplacer des objets mal rangés, de jeter des déchets abandonnés (par lui), et occupa son esprit à ces va-et-vient épuisants mais apaisants. Apuisants.

Elle s'apuisa longuement, courant à tout ce que sa vigilance lui signalait, une vaisselle à lancer, une machine à lancer, des courriers à balancer, une pile à ranger, un tas à plier. Chaque tâche accomplie laissait sentir, avec poigne et violence, l'étendue du temps dont elle pouvait jouir, qui lui était alloué, qui tenait là comme une ressource, aujourd'hui assez disponible et considérable, et dont elle cherchait frénétiquement à morceler la matière imposante, qu'elle voulait rendre friable, moyenne, et même minime, négligeable, en réduisant les temps morts par où elle se manifestait et en raccordant les tâches aux tâches, celle traitée celle à faire celle en cours, et ainsi elle parvenait à tronçonner sa vie en une succession d'actes insignifiants très satisfaisante, qui la dispensait de l'habiter – sa vie – et de vivre son temps. 

D'autres devoirs, plus réels et pressants, se voyaient d'ailleurs écartés et sommés de faire la queue. Elle avait à ses portes des foules d'échéances manquées – mais retardées, pour lesquelles elle n'était pas absoute. Et ces échéances dont elle délayait l'impératif dans du temps mal employé, elle les avait toujours à l'esprit, elle les voyait à travers ses doigts cachés-écartés, comme une enfant, et elle les exorcisait mal, prenant chaque jour avec elle, dans son ventre, dans sa tête, dans sa gorge oppressée, leur charge de tétanie et d'angoisse. Elle vit avec et ne sait plus vraiment faire sans.

Elle pose un court instant le linge, la vaisselle, le balai, la poubelle et s'adonne au fauteuil, avec son livre. Elle est à la fois dedans et dehors, dans les mots de Volodine qui ravissent de page en page, qui obligent à la tourne, et dans la cacophonie familière d'un quotidien rabougri, triste mais triste, à mourir ou à partir, à mourir certains jours, à partir d'autres, et chaque matin, pourtant, à rester encore un peu, y arpenter une vie de petites peines et de petites joies, de désirs chétifs, de projets morts-nés, d'existence au rabais. Elle avait de son existence cette vision terne et fétide, médiocre et trop consciente de l'être, et même plus l'aptitude à aspirer plus haut, à respirer plus grand, à embrasser plus large. Étriquée, elle tenait dans le monde la même place futile que les trois cartons déchirés qu'il avait laissé traîner dans ce salon un peu vide. Traîner, ce qu'elle faisait, quand on y pense, à la polysémie du mot, elle traînait et se traînait quand autour d'elle, elle le voyait, ou du moins le croyait, on traçait – des destinations certaines, des ambitions solides, des relations durables, comme le développement. 

Qu'il soit parti une fois de plus dans cette animosité pourrie qui entre eux avait grandi, et qu'elle-même s'apprête à partir quelque temps plus loin, mais rien de grave, des vacances en famille, lui donnait encore des envies de fin à la hauteur desquelles elle ne savait ne pas être.


mardi 26 avril 2022

Le Lieu

La poigne se raidissait, sur son cœur, là où tout le souffle aurait pu naître, s'épandre, et s'éteignait pourtant. Les feuilles aux arbres, le soleil aux branches n'éclairaient rien à l'intérieur et donnaient aux doutes infinis un berceau de printemps pour tourner, mijoter, se pourrir. Elle était perdue, de cette perte panique qui monte d'un coup en gorge, qui file un coup au ventre, qui s'assoit au nombril. Elle ralentit sa marche et s'appliqua à expirer long, à inspirer long, à rythmer les pas du va-et-vient du souffle, en comptant à rebours dans sa tête. 

A côté d'elle, l'autre vivait sa crise à lui, englué dans ses fantômes et ses espoirs. Ils faisaient coexister leurs mondes de noirceur et vibrer quelquefois, ensemble, leurs brefs sursauts de joie. Ils se tenaient la main et marchaient sous les arbres, les branches, les feuilles et le soleil. Ils sentaient l'odeur des fleurs de printemps et les recevaient en grappes sur la tête, par-dessus les murs des demeures cossues. 

Les fleurs mêlaient leur parfum aux bouffées aigres de l'angoisse dans sa poitrine. L'après-midi était d'une douceur éteinte, son corps criait d'une douleur contenue. Les deux conjoints heurtaient le bon sens. Il était question d'un changement, de lieu, de vie, de lieu de vie. Elle levait la tête aux façades pour s'imaginer dans les pièces, aux fenêtres, sur les canapés. Elle voyait la part immense de ces existences déjà là, présentes, et cherchait à comprendre quelle place y prendre, elle. La réflexion suivait sa route, rationnelle, argumentée, voulait prendre place, s'installer. Mais l'émotion, une panique nauséeuse, comme une colère immense, harcelait ses flancs et ne laissait aux abords du mental qu'un champ dévasté, hérissé de terreur, qui rongeait progressivement l'esprit. Elle flippait. Elle se sentait mal. Elle voulait des appuis et voyait tous les siens – et les siens à lui aussi – se dérober, éclater sous la pression, fuir. 

Et dans le calme de la rue pavillonnaire, aux fronts de pierre indifférents, elle se sentit si égarée qu'elle souhaita en crever.