dimanche 15 août 2021

Berceau d'été

Il y avait une douceur dans la chambre, qui l'accapara un moment. Il releva les yeux de l'écran succube, posa l'appareil sur la couverture du lit où il s'était affalé, et fixa les branches ornées de vert qui jouaient à hauteur de vitre. Il fut frappé par le calme du jour et l'infini disponibilité des choses. Il en fut un peu étourdi, même effrayé. Des voix parvenaient du rez-de-chaussée, affadies par l'ouate vibrante de l'air d'été, qui circulait toutes fenêtres ouvertes dans la maison. On bougeait à côté de lui, on vivait, on frottait mutuellement ses présences – en cuisine, au téléphone, sur la terrasse, dans une agitation quasi feinte, qui se cherchait comme une intranquillité, qui se voulait inquiète, par habitude.

Il lui sembla que cette ouverture des horizons, tout en feuilles, et cette suspension fugace des vies, qui l'obligeaient à faire pause quelques secondes, recelaient autant de promesses que de menaces. Il était loin de chez lui, faisait nid dans un lit différent, pourtant à lui aussi, dès qu'il venait. Des décalages corrélés s'ensuivaient, non pas un déracinement mais une configuration disjointe, des perspectives réfractées selon des angles inédits, des vues distanciées. Cette recomposition des cadres poussait au réaménagement de l'action, aux bonnes résolutions, au tri lucide des priorités. Mais c'était encore, en même temps, l'essoufflement de la pensée sur elle-même, les réclamations du mental pour organiser le monde (son monde), et il savait qu'il ne s'en suivrait rien. Il savait sa faible aptitude au réel, l'avait éprouvée, déjà souvent rebondi sur les choses comme un objet trop lisse pour les érafler – encore moins les attaquer, comme on attaque l'escalade d'un pic, ou comme l'acide attaque et brûle, c'est-à-dire avec, en vue, l'espoir d'une atteinte et d'une altération. 

Bercé de feuilles et de nervures, présent, il était en même temps emporté – par ce souffle – et reporté – dans ces "choix de vie" qui vous font ce que vous faites. Remis à plus tard. Il ne décida rien et se lova dans cette lacune, les draps râpeux contre sa peau et la lumière en couffin.

vendredi 13 août 2021

Maille


M. souriait, aux amis autour de la table, aux verres de rosé dessus, aux couverts croisés sur le plat des assiettes, au soleil du jour. Il souriait et le sourire, derrière les serviettes en papier rouge et les nappes en papier froissé, lui revenait tendre, avec le souvenir des années d'école, des années partagées, dix ans à retraverser parmi des mémoires aérées qui perdaient des bouts, mais qui tenaient encore, et qu'on tenait encore, comme le bien commun d'une vie qui nous fut, amis. 

Des mots s'échangeaient avec, souvent, la blague à chercher, la connivence facile et les anciennes pitreries, rafraîchies au goût du jour – ton travail ? ta rentrée ? vos vacances ? les enfants ? leur couple ? de l'eau dans le gaz ? un mariage ? un baptême ? ah oui, le sale temps, pluie pluie pluie, la poisse et pas de rando, figure-toi. Des CV à retisser, mutuellement, se mettre à jour, des lustres qu'on ne s'est pas vus, M. qui prend son tour de parole, oh tu sais maintenant c'est assez stable, la rentrée rien ne bouge, et l'appart rien ne bouge – et d'ailleurs rien ne bouge, et pourquoi rien ne bouge.

M. ne sait pas, lui qui se voit immobile frôlé par des êtres à pleine vitesse sur les traces poudreuses et virevoltantes de la vie labourée par tant d'autres avec si peu de variété dans les tracés. Tout à une vache près, traitable avec les mêmes paramètres, seulement à reconfigurer dans des compositions neuves, en apparence inédites, dotées d'une patte propre (et eux, ah oui, ça en jette), mais le nez sur l'artefact on distingue le retour des schémas. M. ne parvient pas, en puisant à cette camelote vitale, à confectionner sa propre performance – mais on peut faire illusion en avançant, négligemment, à table, des traits connus et reconnaissables, en faisant circuler des pièces de la monnaie commune, en laissant aux autres l'initiative de remontrer les contours d'un être au monde explosé pour en repérer (ce qu'ils y mettent) une forme intelligible, une vie – qui se tient, qui s'organise, qui se lit, qui fait sens.

Qu'on le lise, M. n'y voit pas d'inconvénient. Lui-même se lit, perpétuellement, mais selon des protocoles sans doute moins bienveillants – il lit, en lui, l'insuffisance, la lacune, le brouillon, l'indécidé, l'inerte, l'erreur ou l'incapacité à l'erreur, le statu quo. D'ailleurs, il a appris à laisser cette machine le lire tranquille, il ne la regarde plus toujours quand elle met en branle ses petits processeurs à mal-être, quand elle bourdonne ses comparaisons maussades, quand elle ressasse ses petites phrases piquantes. Il tourne les yeux, s'occupe les mains, lave, vaisselle, cuisine, dîner, ménage, ou livre, papier entre ses mains, la page qu'on touche et qui nous touche, les mots qu'on caresse du doigt, le monde ailleurs qui nous gobe, dont on se gave, car penser à lui le fatigue et le gave aussi. La machine est le rouage le plus subtil et le plus vicieux du surplus, qui jamais ne fournit une ligne de conclusion susceptible d'altérer l'immuabilité coulante des jours, ni le sentiment du tunnel. Alors autant l'ignorer, et décorréler ses choix et ses gestes de son mesquin calcul existentiel, du dossier qu'elle monte contre M., preuves à l'appui, et qui n'a jamais servi qu'à l'écraser (M.) sous le sentiment de sa médiocrité.

À table, M. sourit, mais il se voit aussi sourire, comme d'en haut, et dans cette distance il s'étonne de cette vue au ras des nappes, de ces regards à l'horizontale, de ces mains posées, de ces vies à plat. Il s'étonne de les voir, en surplomb, aussi proches dans leurs linéaments, aussi conjointes dans leurs louvoiements, aussi accordées. D'y repérer aussi bien les inflexions semblables des existences, les paramètres partagés, comme un jeu de puzzle niveau six ans, comme un décor en pâte à modeler trois couleurs – pas besoin de plus. Les grosses pièces en arsenal réduit. Il pourrait, lui aussi, faire quelque chose de cet arsenal, en mettre une là, l'autre accolée, la troisième en prolongement, telle quinconce ou telle pyramide, telle spirale et telle brique. 

Il se demande s'il y lirait, comme dans les dépôts de thé au fond d'une tasse, la signification de sa présence et les signes de sa destinée. Mais il soupçonne qu'il s'en tiendrait, méfiant, éloigné, sûr d'y repérer d'abord l'artifice plastifié de la forme, le show-off du costume, le faire-semblant un peu kitsch – et de n'y pas croire. Peut-être est-il le seul à qui croire manque. Peut-être les autres y inclineraient-ils, devant son édifice. Mais cette fiction sanctionnée par l'autre et consacrée collectivement dans des rituels amicaux lui serait-elle bienfait ? M. l'envie et l'évite, et ne pourrait manquer, il est sûr, d'y sentir la lame froide des maillons à sa cheville, et le boulet qui tire.