vendredi 1 juillet 2022

A la fin

Il était parti, entre colère et mauvaise foi, en tous cas désagréable, voire blessant, voire humiliant. Elle l'avait vu prendre l'escalier, se retourner brièvement à l'angle du couloir, lui jeter un vague sourire forcé et un signe de la main, sans baiser ni indicatif clair des retrouvailles. Il était parti, et elle devait partir. Le départ était impérieux. Mais lequel ? 

Quelques hoquets aqueux advinrent à ses paupières, pas même assez pour accoucher de vraies larmes qui auraient couru, comme il se doit, le long de ses joues. Immédiatement, elle reprit ses gestes d'ordre et de quadrillage, entreprit de déplacer des objets mal rangés, de jeter des déchets abandonnés (par lui), et occupa son esprit à ces va-et-vient épuisants mais apaisants. Apuisants.

Elle s'apuisa longuement, courant à tout ce que sa vigilance lui signalait, une vaisselle à lancer, une machine à lancer, des courriers à balancer, une pile à ranger, un tas à plier. Chaque tâche accomplie laissait sentir, avec poigne et violence, l'étendue du temps dont elle pouvait jouir, qui lui était alloué, qui tenait là comme une ressource, aujourd'hui assez disponible et considérable, et dont elle cherchait frénétiquement à morceler la matière imposante, qu'elle voulait rendre friable, moyenne, et même minime, négligeable, en réduisant les temps morts par où elle se manifestait et en raccordant les tâches aux tâches, celle traitée celle à faire celle en cours, et ainsi elle parvenait à tronçonner sa vie en une succession d'actes insignifiants très satisfaisante, qui la dispensait de l'habiter – sa vie – et de vivre son temps. 

D'autres devoirs, plus réels et pressants, se voyaient d'ailleurs écartés et sommés de faire la queue. Elle avait à ses portes des foules d'échéances manquées – mais retardées, pour lesquelles elle n'était pas absoute. Et ces échéances dont elle délayait l'impératif dans du temps mal employé, elle les avait toujours à l'esprit, elle les voyait à travers ses doigts cachés-écartés, comme une enfant, et elle les exorcisait mal, prenant chaque jour avec elle, dans son ventre, dans sa tête, dans sa gorge oppressée, leur charge de tétanie et d'angoisse. Elle vit avec et ne sait plus vraiment faire sans.

Elle pose un court instant le linge, la vaisselle, le balai, la poubelle et s'adonne au fauteuil, avec son livre. Elle est à la fois dedans et dehors, dans les mots de Volodine qui ravissent de page en page, qui obligent à la tourne, et dans la cacophonie familière d'un quotidien rabougri, triste mais triste, à mourir ou à partir, à mourir certains jours, à partir d'autres, et chaque matin, pourtant, à rester encore un peu, y arpenter une vie de petites peines et de petites joies, de désirs chétifs, de projets morts-nés, d'existence au rabais. Elle avait de son existence cette vision terne et fétide, médiocre et trop consciente de l'être, et même plus l'aptitude à aspirer plus haut, à respirer plus grand, à embrasser plus large. Étriquée, elle tenait dans le monde la même place futile que les trois cartons déchirés qu'il avait laissé traîner dans ce salon un peu vide. Traîner, ce qu'elle faisait, quand on y pense, à la polysémie du mot, elle traînait et se traînait quand autour d'elle, elle le voyait, ou du moins le croyait, on traçait – des destinations certaines, des ambitions solides, des relations durables, comme le développement. 

Qu'il soit parti une fois de plus dans cette animosité pourrie qui entre eux avait grandi, et qu'elle-même s'apprête à partir quelque temps plus loin, mais rien de grave, des vacances en famille, lui donnait encore des envies de fin à la hauteur desquelles elle ne savait ne pas être.