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samedi 17 janvier 2009

"Tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable."


(pix: Treasure Hunt by Foxfire, deviantart.com)

- "Invisible sauf pour ceux qui savent
déjà où la chercher"? Mon cul, ouais! J'me suis baladé comme un con devant le NIR, à écarter les doigts dans tous les sens pour la dénicher, cette foutue porte. Sans rire, j'ai l'impression d'avoir la main palmée maintenant, tellement j'me suis démené!
Laurent
et sa véhémence, qui fait sourire, parce qu'au fond on sait tous que ce n'est pas un mauvais bougre.
- Salut,
Laurent. La nuit a été bonne à ce que je vois?
Etienne
ne lève pas les yeux du parchemin sur lequel il laisse aller ses ongles propres et ses phalanges délicates, qui, dans leur mouvement incessant, semblent lire à toute vitesse les signes tracés à l'encre noire se chevauchant sous les tâches et les déchirures des siècles. Il ne lève pas la tête, mais un mince sourire tend ses lèvres fines, suscité par une complicité qui n'a plus rien à craindre. Cela fait dix ans qu'ils ne se quittent plus, Laurent et lui; alors, non, vraiment, il n'y a plus à hésiter. La place d'ordinaire réservée aux embarras et aux maladresses a été définitivement comblée par une amitié volage, rieuse et insaisissable.
- Putain mais t'écoutes un peu ce que je dis? Tu...

Laurent
réprime une exclamation pourtant bien partie, et se prend en pleine gueule le regard vert sombre d'Etienne, sa figure brune et pas rasée, et son début de sourire qui se meut rapidement en fou rire.
- Mais arrête de te foutre de...

Assaillis de bredouillements inintelligibles, les deux gamins de trente ans se laissent aller à rire en oubliant la syntaxe; ils se bidonnent, appuyés sur l'imposante table en bois massif qui sent la bière et la cigarette.
Laurent donne une grande tape dans le dos d'Etienne, comme s'il pouvait par ce geste arbitraire chasser les hoquets et les rires qui parcourent le corps mince et musclé de son ami. C'est peine perdue, d'ailleurs Laurent n'a que trop besoin, maintenant, de ses deux mains pour se tenir les côtes...

Un peu plus tôt dans la matinée
.
-
Etienne! Tu dois passer à la bibli, non? Tu viens avec moi?
- Non, je peux pas, je dois passer prendre des trucs dans mon casier...

Typhaine
soupire. Elle devrait se faire une raison, se résoudre à reconnaître l'inévitable inefficacité de son enthousiasme, mais elle ne peut réfréner ses envies perpétuelles de proposer des trucs aux gens. Malheureusement, ledit enthousiasme étant rarement partagé, elle se voit sans cesse obligée de traiter avec de petites désillusions, insignifiantes chacune à part, mais qui, amalgamées avec la grisaille de janvier, lui remontent comme une boule dans la gorge en fin de journée. Mais elle garde la certitude d'être dans son bon droit... Cela ne se fait pas de toujours dire non à tout!
Ses cheveux bouclés laissés libres de virevolter dans la brise matinale,
Typhaine s'approche des portes vitrées du NIR. Elle entr'aperçoit Cléo qui, pas bien chaudement vêtue, arbore un air d'inquiétude mêlée de rêverie diffuse.
-
Cléo, ça va?
Cléo
tourne la tête, par automatisme, murmure un vague "Bonjour" sans répondre à la question posée. Nous ne saurons jamais si elle a volontairement snobé Typhaine ou pas; il est trop tard pour lui demander, elle a déjà filé vers le Pot, sa carte ENS en main. Les bords plastifiées en sont déchirés et lui cisaillent les doigts.
Typhaine
pourrait y voir un signe du destin. Elle n'a pas lu l'horoscope ce matin, mais on ne peut nier que deux abandons, même légers, en moins de quinze secondes, c'est un mauvais départ. Elle passe en coup de vent vérifier son maquillage dans la glace des toilettes, puis franchit la porte de la bibliothèque, et monte jouer à l'apprentie archéologue, soulever des couvertures poussiéreuses, s'enfouir sous des siècles de savoir, se délecter d'un oubli bien mérité de soi-même au profit des vies illustres des autres ; elle ne sait plus rien du monde parisien qui, dehors, se dandinant pour suivre le rythme d'une vie un peu trop rapide, un peu trop leste, s'apprête encore une fois à assurer la continuité des jours en raccommodant l'aube et le crépuscule.

Etienne
a semé Typhaine. Il allume une clope qu'il fume lentement dans la cour du NIR. Il cache sa silhouette bien faite dans l'encadrement d'une fenêtre et aspire avec délectation les bouffées de nicotine qui le tapissent, à l'intérieur, de chaleur et de sérénité. Il est 9h10 à sa montre. Il lui reste un peu moins d'une heure avant de retrouver Laurent. Cette quête commence à lui peser, d'autant plus qu'il n'y a pas le moindre signe qu'elle doive finir un jour. Il craint surtout que Laurent ne parvienne pas à rester encore longtemps patient; il est sûr du moins qu'il n'attendra pas qu'ils aient épluché tous les vieux manuscrits d'ésotérisme de la bibli pour "péter son câble", comme il dit. Etienne n'a aucune envie de devoir à nouveau calmer son frère ulmien, ça le gonfle de devoir toujours se montrer raisonnable alors que Laurent a le privilège de l'emportement et de la disproportion.
Inspiration, relâchement, expiration. La cigarette se consume au ralenti,
Etienne se perd dans des souvenirs aux teintes délavées, aux contours rendus flous par les défauts de la mémoire. Promo 1998, un septembre splendide où pas un nuage ne faisait concurrence au bleu du ciel. L'excitation de la jeunesse, oui, c'était encore la jeunesse et son flottement, son alanguissement un peu vantard, parfois sérieux, parfois ridicule, mais qui faisait tellement de bien... Première soirée organisée à l'Ecole, un vendredi soir, dans le vieux gymnase. Etienne connaissait peu de monde, mais la bière déliait vite les langues et les corps qui, après deux voire trois ans de prépa, attendait simplement le top départ pour s'élancer sur le dancefloor au rythme envoûtant de la soul, pour se mêler aux vibrations des basses et aux hurlements du rock. Très vite il n'avait plus compté les nouveaux visages et prénoms venus s'imprimer, brusquement et très vaguement, sur le front plissé de sa concentration; au final, il disait bonsoir à tout le monde, faisant mine, comme les autres, de maîtriser toutes les données de la situation, et évitait de se mettre dans des postures embarrassantes en cherchant - chose inouïe! - à appeler les gens par leur prénom. Et puis, Cendrillon étant rentrée chez elle, la salle se démenant toujours, pleine à craquer, Etienne avait senti sur son épaule se poser une main, poigne ferme, paume large. Il avait pivoté pour se retrouver face à face avec un mec à la peau pâle, au visage ovale marqué par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant...
- Moi c'est
Laurent, avait prononcé l'inconnu au regard perçant.
S'il avait bu, cela ne se voyait pas. Ses pupilles seules tremblaient un peu, mais peut-être était-ce la lumière vacillante des spots et le martèlement de la musique qui les désorientaient.

-
Laurent? Euh...
- T'as intérêt à t'en souvenir, vieux, parce que maintenant, toi et moi, on se quitte plus.

Etienne
, suant l'alcool et la fatigue, s'était tout à coup demandé ce que foutait ce ténébreux dérangé au pied de l'estrade, à lui tripoter l'épaule et à lui promettre une vie de couple pour l'éternité.
- Mais, je...

-
Parle pas, de toute façon t'es plus en état de dire quoique que ce soit que moi, ou n'importe qui d'un peu moins imbibé, puisse comprendre. Epargne-moi tes balbutiements, viens. Et puis, bon...
Laurent
l'avait regardé encore une fois dans le fond des yeux - on aurait dit qu'il l'autopsiait patiemment, séparant les chairs des os pour parvenir, dessous, à coincer entre deux doigts quelque chose comme une sensibilité, une personnalité.
- Bon, je te paie une bière.
Ça peut plus rien te faire, là.
Et voilà comment tout ça avait commencé. Quelques chopes plus loin, quelques échanges joyeux dans la poche, et ils s'étaient retrouvés à traîner ensemble leurs grandes carcasses sur la piste poussiéreuse de leur scolarité; quatre années, à peine entrecoupées de brèves escapades à l'étranger où, même s'ils étaient séparés, ils continuaient de vivre ensemble et de tout partager. Et, au final, un poste à l'Ecole pour chacun des deux. Par la suite,
Etienne avait souvent demandé à Laurent pourquoi, comment, au nom de quoi il s'était permis, ce soir là, au milieu de tous les autres, alors qu'il y en avait tant d'autres, de le choisir, lui. A chaque fois, Laurent l'avait regardé avec une certaine suffisance que ses haussements d'épaules ne parvenaient pas à masquer:
- Est-ce que je te demande pourquoi tu fais ce que ton destin te destine à faire, moi? Arrête de me demander ça... Tu sais aussi bien que moi que ça ne pouvait pas être autrement.

Et de fait, même si cette réponse ne le satisfaisait jamais pleinement, même si
Etienne détestait les tautologies et leur petit manège circulaire et creux, il se résignait la plupart du temps à donner foi aux paroles de Laurent. Parce que, tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable.

- C'était pas la peine de t'échapper comme ça si c'est pour me tomber à nouveau dessus, et cette fois me déranger dans mes apnées bibliophiles!

- Ah,
Typhaine... Je pensais pas que tu serais dans cette salle, sinon je t'aurais accompagnée.
Aïe
. Bien sûr qu'Etienne n'a rien contre Typhaine, bien sûr que ça ne l'amuse pas de la planter toujours au seuil de la bibli, et de lui mentir en prétextant qu'il a d'autres choses à faire. Mais Laurent a été bien clair sur ce point - et d'ailleurs Etienne ne peut pas nier la pertinence de sa mise en garde : il est hors de question que quiconque vienne à découvrir ce sur quoi ils travaillent, et la raison pour laquelle ils vident progressivement, par des moyens plus ou moins légaux, la bibliothèque de ses ouvrages les plus anciens et les plus mystérieux... Alors, même si cela l'oblige parfois à adopter la misanthropie intermittente de Laurent, Etienne se plie aux règles. Pourtant il l'aime bien, Typhaine. Sa maladresse, sa douceur, et ses fossettes qui rigolent sous ses yeux sombres lui mettent du baume au coeur quand il sent la vie s'étriquer autour de lui.
- Désolé, j'ai quelque chose à emprunter, je repasse peut-être...

- T'inquiète pas, j'ai pas l'intention de te pourchasser entre les rayonnages! D'ailleurs, si tu ne veux pas me dire ce que
Laurent et toi vous vous obstinez à chercher, c'est pas grave, ça ne me regarde pas. Simplement, ne me prends pas pour une idiote, Etienne.
Maligne, l'excentrique
Typhaine. Etienne laisse un sourire affleurer sur ses lèvres. Bon, il ne lui dira rien, c'est clair, mais tout de même il peut...
-
Typhaine?
- Oui?

Etienne
, qui avait déjà fait quelques pas pour passer dans la salle 6, revient vers la jeune femme et pose ses deux mains sur le bord de la table qu'elle a recouverte, sans ménagements, de livres et de feuilles manuscrites.
- J'ai deux places pour aller voir
Le songe d'une nuit d'été, à l'Odéon. Ça te dit?
Typhaine
cligne des yeux, son coeur se rue hors de sa poitrine comme s'il voulait se frotter au torse d'Etienne, plus près, le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès... Elle s'entend répondre:
- Avec plaisir! Pour une fois que tu renonces à m'échapper...

Aïe
.
Humour, humour, quand tu nous tiens. Tu es sûre que c'était nécessaire, ta blague un peu lourde, ma belle? Bon, peut importe. Etienne ne s'en embarrasse pas, regarde, il est déjà parti vers sa quête infernale, et toi, tu n'auras pas assez de toute cette journée pour te remettre de tes émotions. C'est ça, replonge-toi dans tes grimoires...
Et
calme-moi ce rythme cardiaque!

mardi 13 janvier 2009

A la peau blanche comme la neige, aux lèvres rouges comme le sang, aux cheveux noirs comme l'ébène...


(pix: Artic Finis by blackheir85, deviantart.com)


Il est tôt.

Trop tôt pour songer à ces choses-là, à ces enluminures de naïveté, à ces dentelles de rêveries. Les rares autochtones qui serpentent sur le circuit sont encore à moitié avachis dans leur fringues, l'air défait, les cheveux dressés sur la tête comme si l'Ecole avait brusquement été mise en apesanteur. Du Pot s'échappent des odeurs alléchantes, café, croissant ou jus d'orange. Même ces filaments parfumés, invisibles, qui mènent les élèves par le bout du nez, les guidant miraculeusement de leur chambre jusqu'au buffet sans passer par la case Départ et sans toucher 20 000, donnent le sentiment de composer un ensemble ébouriffé et hirsute.
C'est le matin des endormis qui daigne se lever sur la Courô.

Quelle est donc cette jeune fille qui se permet de juger de haut les réveils difficiles de ses compatriotes?
Derrière une vitre embuée où les arabesques de givre rappellent le flot de la fontaine frileuse, on voit un visage pâle où s'écarquillent deux grands yeux, dans lesquels tourbillonnent deux pupilles, frénétiquement, sans parvenir à dompter leur impatience.
Mais qui ne le serait, impatient, dans cette situation? Le beau Laurent vient de rentrer sur le terrain. Terrain piégé, non pas tant parce que la Courô, blanche, douce, et casse-gueule, a apprêté ses joyeuses farces et ses gamelles, mais surtout parce que Cléo, là, derrière la vitre, a tissé les moindres recoins de la cour de ses regards clairs.

Laurent ne daigne pas s'apercevoir qu'on l'observe. Cela fait des semaines qu'il ne daigne s'apercevoir de rien. Cléo ne pense même pas à choisir le désespoir. Tant qu'elle le verra, une fois, deux fois, plusieurs fois par jour, marcher tout près... Tant qu'elle le verra, lui, sa silhouette élancée, faite pour traverser le monde vêtue d'élégance, de simplicité, de perfection... Tant qu'elle pourra se nourrir de ces brefs éclats, de ce visage aperçu au coin d'un couloir, elle continuera à porter sa croix, un vague sourire au lèvres, le ventre noué et les pupilles tremblantes.
Amoureuse, et fière de l'être.

Elle n'en perd pas une miette, la Cléo. Ses lèvres roses, raidies par le froid, se cachent dans son écharpe. Son regard bleu-vert, noyé dans la blancheur qui l'environne, colle aux pas de l'homme en noir, à la chemise kaki, comme pour le retenir et entraver sa marche. Il faut croire que l'insistance d'un regard peut être plus néfaste qu'on croit.
Laurent, qui allait d'un bon pas contourner le bassin aux Ernests, glisse, opère une translation non maîtrisée vers l'ovale sombre, sa main droite tentant de se rattraper à une rampe imaginaire, sa jambe opérant un décalage brusque et inhabituel... Cléo entrouvre la porte qui donne sur la Courô, celle à gauche quand on regarde vers le NIR, celle en face quand on traîne près du CEA, celle à droite quand on sort du COF... Elle la pousse juste une seconde, le temps pour elle de lâcher un soupir, le temps pour les deux filles, à droite, de pouffer dans leurs foulards en soie, le temps pour Laurent, en face, de maudire le Grand Architecte du monde et de lui intimer l'ordre de le laisser poursuivre, debout, et sur ses deux jambes, sa route vers la cour du NIR.
Les prières sont exaucées, les injures efficaces. Cléo laisse la porte retomber sur son visage impassible, tendu. Elle se dirige vers la K-fêt, suivant toujours du regard, à travers les vitres, Laurent qui, sombre, avec ce je-ne-sais-quoi d'arrogant et de mystérieux, salue vaguement un professeur, et se rend dans la salle des casiers.

Elle se replie au fond, près de l'entrée de la cafétéria, près de l'escalier qui mène en K-fêt, parce que non, ce n'est pas la même chose, et le voit sortir à nouveau, se dirigeant vers elle. Que peut-elle bien lui trouver? Laurent doit avoir une trentaine d'années, il n'est ni trop grand, ni trop petit, porte un costume sombre, une chemise kaki et une sacoche noire à fermetures argentées. Visage ovale, dont les angles sont marqués par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant, dans le mouvement de la main droite, saccadé, énervé, une tension invisible au premier abord, quelque chose prêt à éclater.

Cléo
se mord les joues. Bah oui ma belle, ce sont des choses qui arrivent. A force de le filer comme ça depuis des jours, tu allais forcément finir par te retrouver sur sa route, il allait forcément finir par t'arriver droit dessus, comme ça, comme maintenant, comme le Titanic sur son iceberg, sans pouvoir t'éviter... Tu vas te faire broyer, ma petite. Ton coeur de plume et de gloss va gicler, pressé par le refuge d'un sourire sur ce visage qui se donnera jamais. La petite fantaisie dont tu décores pour l'instant ta vie va te coûter trop cher pour ne pas laisser de traces sur la matière molle et blanche dont tu es faite, rêveuse et pleine d'espoir...

Un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Cléo ne voit rien, elle a les paupières baissées, elle ne sait pas pourquoi, peut-être que ce serait trop dur de voir qu'il ne voit rien. Quoiqu'il en soit, un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Ce dernier s'arrête, l'humeur massacrante qui marque ses traits demeure mais on y voit surgir les élans étonnés de la surprise et de l'abasourdissement, comme des cercles concentriques venus affleurer sur sa peau pâle. Il se penche vers les carreaux opaques, ses lèvres forment des mots que Cléo n'entend pas... Elle ne sait même pas qu'il les a prononcés. Elle triture le bas de sa manche en faisant les cent pas devant l'entrée arrière du Pot. Elle triture le bas de sa manche en attendant que quelque chose change. Elle triture le bas de sa manche en ayant peur que tout ça change.

Laurent reprend sa route. Les éclairs imperceptibles d'une émotion violente parcourent son être entier, mais c'est à peine s'ils altèrent sa démarche toujours tranquille, et assurée. Pourtant, qui le connaît bien saurait qu'il n'a pas pu se tromper. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Cléo lève la tête. Il arrive. Il s'apprête à passer devant elle, elle s'apprête à le sentir plus près, encore plus près, elle pourrait presque le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès. Il ne voit rien, il a la tête pleine d'un mirage dont personne n'a idée, et dont tout le monde se fout. S'ils savaient... Mais Laurent pile net devant Cléo, sans remarquer ses petites joues pâles colorées par un sourire, ses pupilles tremblantes et le bas de la manche, qu'elle triture. Non, il étouffe simplement un juron, jetant un regard noir à ce monde qui semble contrecarrer ses plans. A la gauche de Cléo, en haut de l'escalier de la K-fêt, une silhouette de jeune fille, cheveux roux, talons hauts, fait fuir le beau Laurent et sa misanthropie matinale. Il fait demi-tour, brusquement, sans prévenir, sans prévenir... Elle n'avait pas prévu ça, la douce Cléo, d'ailleurs elle ne comprend. Tout ce qu'elle a vu, c'est Laurent avancer vers elle, se figer un instant, une rage disproportionnée plaquée sur le visage, puis partir, partir, sans raison, sans rien...

- Salut ma grande!
Cléo pivote. Devant elle, Esmeralda en personne. Non, ce n'est pas une blague, elle s'appelle comme ça. Il faut croire aussi qu'elle a tout fait pour coller à son prénom. Grande, belle, naturelle, en courbes et en déhanchés, gracieuse. Esmeralda, qui la salue.
- ... Salut.
- Comment ça va? Pas trop dur?
Esmeralda lui pose des questions banales, sans intérêt. Cléo n'a plus en tête qu'un homme qui a quitté sa route, l'a snobée et réduite à l'inexistence. Ça lui fait mal, à la Cléo, on peut comprendre.
Et l'autre, là, la fille parfaite, qui pousse son baratin comme un cadi poussif, au milieu des rayons enneigés de la Courô!
Pourtant, si Cléo avait fait plus attention, elle aurait peut-être compris ce que moi j'ai compris. Si elle avait levé les yeux, regardé Esmeralda, passé outre sa beauté, son aura, sa sensualité, elle aurait vu son regard tendu, prêt à claquer à la moindre torsion, poursuivre Laurent jusqu'aux tréfonds du 45.
Et elle aurait alors compris que son idéal masculin avait un autre chasseur à ses trousses.

samedi 10 janvier 2009

Latitudes ernestophiles


Il saute à bas du muret.
- Laurent, tu vas où? Hé!

Il bouscule un arbuste aux branches nues, manque de shooter dans un corbeau qui se dore la pilule sous une farandole de philosophes stoïques, aux visages anoblis par l'usure de la pierre. Bordel! Il a neigé ici aussi! Il manque d'aller embrasser les Ernests dans l'eau stagnante du bassin, via la ligne TGV-verglas qui traverse la Courô. Ses talons crissent, sa main droite tente de se rattraper à une rampe imaginaire en brassant l'air glacé du matin, sa jambe opère un décalage brutal et inhabituel... Les secondes ralentissent, lui tombent une à une sur la tête comme des aiguilles de givre. Finalement tout se fige, un équilibre précaire semble lui accorder sa grâce. La gamelle a été évitée, pas le ridicule.
Les deux poupées au teint de porcelaine, dans l'encadrement de la porte, le regardent en rigolant. Il leur ferait bouffer leurs jolies dents d'ivoire...

Considérant la mauvaise humeur comme une des attributions divines qui, de droit, lui reviennent, Laurent fusille du regard le prof maussade, celui qui fume une clope depuis longtemps éteinte, en suant par tous les pores un ennui navrant.
Non, ça, c'est à moi... T'as qu'à sourire, comme tout le monde. T'auras l'air con, j'aurais l'air de mauvais poil, mais au moins je serais le seul.

C'est bête, parce qu'il le connaît ce prof. Du coup, sa grande tirade reste coincée au fond de sa gorge, à se débattre entre éructation et déglutition. De toute façon, les mots n'auraient pas pu franchir ses lèvres; reste de self-control ou décongélation des cordes vocales en option? Peu importe, Laurent s'avance sous le regard vicieux de la cigarette consumée; il fait un signe de tête, qui ne veut rien dire, l'essentiel étant que l'autre puisse y trouver ce qu'il y cherche. Le prof en costume fripé doit y saisir un bonjour, ou un quelconque signe de familiarité amicale.
Mon cul, ouais... L'hypocrisie en dosettes, il a toujours du mal à avaler.

Des microbes, des éternuements, batifolent joyeusement sur le seuil du bureau COFien. Laurent pratique le slalom aléatoire, il finit donc par se heurter à des pensées désagréables... Programme d'études, partiels.
- Salut!
- Salut! Ça va?
- Ouais, et toi?
- Ça va.
A couper au montage, sans intérêt. Pas une seule lueur d'attention dans les flaques fatiguées des iris. Les gens s'en foutent, alors pourquoi leur jeter à la face leur propre médiocrité? Non, décidément, à couper au montage.

Laurent
regarde au fond du casier les ténèbres qui gigotent. Il attend quelques secondes comme si elles allaient lui pondre une lettre, une brochure ou un prospectus. Non, rien. C'est définitif, la journée sera placée sous le signe de l'absence.
Il en prend son parti. Pourquoi se prendrait-il la tête avec ce qui lui manque? Il se la prend déjà bien assez avec ce qu'il a. Derrière les vitres embuées, dehors, il aperçoit fugitivement un vide qui ondoie. La zone brouillée se déplace allègrement vers le CEA, couronne un instant la fontaine et se fond dans les vapeurs de neige, de l'autre côté. Plus rien. Mais c'est bien plus que du rien!
- Putain, j'y crois pas!
Laurent parle tout seul, il n'a pas pu se tromper. Sans rire... vous y croyez, vous, à cette apparition? ou plutôt, à ce vague brouillage de l'air, une seconde, l'instant d'un battement de cil? à ce balbutiement de la lumière, sans gêne, autour d'une silhouette humaine? Parce que Laurent y croit, lui. Et que vous ne pourrez pas lui ôter l'idée de la tête. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Bon sang, c'est à croire que l'antique monstre du 45 l'empêche de penser en rond ! Une autre connaissance se profile dans l'escalier de la K-fêt. Merde... Mais enfin, pas d'inquiétude. L'esquive est toujours possible; il y a dans l'atmosphère cette liberté qui se faufile par les interstices du microcosme ulmien, il y a les résolutions de début d'année qui piaillent encore un peu, et surtout, il y a les ressources dont Laurent dispose, parce qu'il sait bien que si on a commencé par parler de lui, c'est qu'il aura un beau rôle, et peut-être même le droit de figurer au générique. C'est déjà bien. On ne peut donc pas se permettre de griller la cartouche de son personnage en l'obligeant à se confronter, dans le ring des dialogues blasés, à tous les individus circulant sur le Carré central.

Alors, forcément, la solution lui tombe tout cru dans le bec. C'est à croire qu'on veut faire de lui le héros de la farce...

Dans la cour où barbote le vaisseau en perdition du NIR, Laurent s'avance. Sa silhouette filiforme s'imprime sur l'onde ensoleillée qui baigne le bitume. Il appuie quatre de ses doigts près de l'encadrement d'une fenêtre, avance d'un pas. Les chaises chromés de la cafétéria, qui prennent leur bain de soleil, jettent des regards curieux vers sa chevelure sombre, sa chemise kai et sa veste noire. Elles se seraient frotté les yeux, si elles en avaient eu. Oh, bien sûr, personne d'autre n'a rien vu.
Et de fait, il n'y a plus rien à voir. La chevelure sombre, la chemise kaki , et la veste noire, ont disparu sans laisser de traces. Ou plutôt, sans laisser d'autres traces qu'une marque brune qui court sur la façade, et dessine autour des carreaux une porte de grande dimension, à la dégaine toute médiévale, presque invisible à l'oeil nu...

Invisible?
Sauf pour ceux qui savent déjà où la chercher.