samedi 17 janvier 2009

"Tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable."


(pix: Treasure Hunt by Foxfire, deviantart.com)

- "Invisible sauf pour ceux qui savent
déjà où la chercher"? Mon cul, ouais! J'me suis baladé comme un con devant le NIR, à écarter les doigts dans tous les sens pour la dénicher, cette foutue porte. Sans rire, j'ai l'impression d'avoir la main palmée maintenant, tellement j'me suis démené!
Laurent
et sa véhémence, qui fait sourire, parce qu'au fond on sait tous que ce n'est pas un mauvais bougre.
- Salut,
Laurent. La nuit a été bonne à ce que je vois?
Etienne
ne lève pas les yeux du parchemin sur lequel il laisse aller ses ongles propres et ses phalanges délicates, qui, dans leur mouvement incessant, semblent lire à toute vitesse les signes tracés à l'encre noire se chevauchant sous les tâches et les déchirures des siècles. Il ne lève pas la tête, mais un mince sourire tend ses lèvres fines, suscité par une complicité qui n'a plus rien à craindre. Cela fait dix ans qu'ils ne se quittent plus, Laurent et lui; alors, non, vraiment, il n'y a plus à hésiter. La place d'ordinaire réservée aux embarras et aux maladresses a été définitivement comblée par une amitié volage, rieuse et insaisissable.
- Putain mais t'écoutes un peu ce que je dis? Tu...

Laurent
réprime une exclamation pourtant bien partie, et se prend en pleine gueule le regard vert sombre d'Etienne, sa figure brune et pas rasée, et son début de sourire qui se meut rapidement en fou rire.
- Mais arrête de te foutre de...

Assaillis de bredouillements inintelligibles, les deux gamins de trente ans se laissent aller à rire en oubliant la syntaxe; ils se bidonnent, appuyés sur l'imposante table en bois massif qui sent la bière et la cigarette.
Laurent donne une grande tape dans le dos d'Etienne, comme s'il pouvait par ce geste arbitraire chasser les hoquets et les rires qui parcourent le corps mince et musclé de son ami. C'est peine perdue, d'ailleurs Laurent n'a que trop besoin, maintenant, de ses deux mains pour se tenir les côtes...

Un peu plus tôt dans la matinée
.
-
Etienne! Tu dois passer à la bibli, non? Tu viens avec moi?
- Non, je peux pas, je dois passer prendre des trucs dans mon casier...

Typhaine
soupire. Elle devrait se faire une raison, se résoudre à reconnaître l'inévitable inefficacité de son enthousiasme, mais elle ne peut réfréner ses envies perpétuelles de proposer des trucs aux gens. Malheureusement, ledit enthousiasme étant rarement partagé, elle se voit sans cesse obligée de traiter avec de petites désillusions, insignifiantes chacune à part, mais qui, amalgamées avec la grisaille de janvier, lui remontent comme une boule dans la gorge en fin de journée. Mais elle garde la certitude d'être dans son bon droit... Cela ne se fait pas de toujours dire non à tout!
Ses cheveux bouclés laissés libres de virevolter dans la brise matinale,
Typhaine s'approche des portes vitrées du NIR. Elle entr'aperçoit Cléo qui, pas bien chaudement vêtue, arbore un air d'inquiétude mêlée de rêverie diffuse.
-
Cléo, ça va?
Cléo
tourne la tête, par automatisme, murmure un vague "Bonjour" sans répondre à la question posée. Nous ne saurons jamais si elle a volontairement snobé Typhaine ou pas; il est trop tard pour lui demander, elle a déjà filé vers le Pot, sa carte ENS en main. Les bords plastifiées en sont déchirés et lui cisaillent les doigts.
Typhaine
pourrait y voir un signe du destin. Elle n'a pas lu l'horoscope ce matin, mais on ne peut nier que deux abandons, même légers, en moins de quinze secondes, c'est un mauvais départ. Elle passe en coup de vent vérifier son maquillage dans la glace des toilettes, puis franchit la porte de la bibliothèque, et monte jouer à l'apprentie archéologue, soulever des couvertures poussiéreuses, s'enfouir sous des siècles de savoir, se délecter d'un oubli bien mérité de soi-même au profit des vies illustres des autres ; elle ne sait plus rien du monde parisien qui, dehors, se dandinant pour suivre le rythme d'une vie un peu trop rapide, un peu trop leste, s'apprête encore une fois à assurer la continuité des jours en raccommodant l'aube et le crépuscule.

Etienne
a semé Typhaine. Il allume une clope qu'il fume lentement dans la cour du NIR. Il cache sa silhouette bien faite dans l'encadrement d'une fenêtre et aspire avec délectation les bouffées de nicotine qui le tapissent, à l'intérieur, de chaleur et de sérénité. Il est 9h10 à sa montre. Il lui reste un peu moins d'une heure avant de retrouver Laurent. Cette quête commence à lui peser, d'autant plus qu'il n'y a pas le moindre signe qu'elle doive finir un jour. Il craint surtout que Laurent ne parvienne pas à rester encore longtemps patient; il est sûr du moins qu'il n'attendra pas qu'ils aient épluché tous les vieux manuscrits d'ésotérisme de la bibli pour "péter son câble", comme il dit. Etienne n'a aucune envie de devoir à nouveau calmer son frère ulmien, ça le gonfle de devoir toujours se montrer raisonnable alors que Laurent a le privilège de l'emportement et de la disproportion.
Inspiration, relâchement, expiration. La cigarette se consume au ralenti,
Etienne se perd dans des souvenirs aux teintes délavées, aux contours rendus flous par les défauts de la mémoire. Promo 1998, un septembre splendide où pas un nuage ne faisait concurrence au bleu du ciel. L'excitation de la jeunesse, oui, c'était encore la jeunesse et son flottement, son alanguissement un peu vantard, parfois sérieux, parfois ridicule, mais qui faisait tellement de bien... Première soirée organisée à l'Ecole, un vendredi soir, dans le vieux gymnase. Etienne connaissait peu de monde, mais la bière déliait vite les langues et les corps qui, après deux voire trois ans de prépa, attendait simplement le top départ pour s'élancer sur le dancefloor au rythme envoûtant de la soul, pour se mêler aux vibrations des basses et aux hurlements du rock. Très vite il n'avait plus compté les nouveaux visages et prénoms venus s'imprimer, brusquement et très vaguement, sur le front plissé de sa concentration; au final, il disait bonsoir à tout le monde, faisant mine, comme les autres, de maîtriser toutes les données de la situation, et évitait de se mettre dans des postures embarrassantes en cherchant - chose inouïe! - à appeler les gens par leur prénom. Et puis, Cendrillon étant rentrée chez elle, la salle se démenant toujours, pleine à craquer, Etienne avait senti sur son épaule se poser une main, poigne ferme, paume large. Il avait pivoté pour se retrouver face à face avec un mec à la peau pâle, au visage ovale marqué par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant...
- Moi c'est
Laurent, avait prononcé l'inconnu au regard perçant.
S'il avait bu, cela ne se voyait pas. Ses pupilles seules tremblaient un peu, mais peut-être était-ce la lumière vacillante des spots et le martèlement de la musique qui les désorientaient.

-
Laurent? Euh...
- T'as intérêt à t'en souvenir, vieux, parce que maintenant, toi et moi, on se quitte plus.

Etienne
, suant l'alcool et la fatigue, s'était tout à coup demandé ce que foutait ce ténébreux dérangé au pied de l'estrade, à lui tripoter l'épaule et à lui promettre une vie de couple pour l'éternité.
- Mais, je...

-
Parle pas, de toute façon t'es plus en état de dire quoique que ce soit que moi, ou n'importe qui d'un peu moins imbibé, puisse comprendre. Epargne-moi tes balbutiements, viens. Et puis, bon...
Laurent
l'avait regardé encore une fois dans le fond des yeux - on aurait dit qu'il l'autopsiait patiemment, séparant les chairs des os pour parvenir, dessous, à coincer entre deux doigts quelque chose comme une sensibilité, une personnalité.
- Bon, je te paie une bière.
Ça peut plus rien te faire, là.
Et voilà comment tout ça avait commencé. Quelques chopes plus loin, quelques échanges joyeux dans la poche, et ils s'étaient retrouvés à traîner ensemble leurs grandes carcasses sur la piste poussiéreuse de leur scolarité; quatre années, à peine entrecoupées de brèves escapades à l'étranger où, même s'ils étaient séparés, ils continuaient de vivre ensemble et de tout partager. Et, au final, un poste à l'Ecole pour chacun des deux. Par la suite,
Etienne avait souvent demandé à Laurent pourquoi, comment, au nom de quoi il s'était permis, ce soir là, au milieu de tous les autres, alors qu'il y en avait tant d'autres, de le choisir, lui. A chaque fois, Laurent l'avait regardé avec une certaine suffisance que ses haussements d'épaules ne parvenaient pas à masquer:
- Est-ce que je te demande pourquoi tu fais ce que ton destin te destine à faire, moi? Arrête de me demander ça... Tu sais aussi bien que moi que ça ne pouvait pas être autrement.

Et de fait, même si cette réponse ne le satisfaisait jamais pleinement, même si
Etienne détestait les tautologies et leur petit manège circulaire et creux, il se résignait la plupart du temps à donner foi aux paroles de Laurent. Parce que, tout comme lui, il avait le sentiment que leur relation était née de l'Inévitable.

- C'était pas la peine de t'échapper comme ça si c'est pour me tomber à nouveau dessus, et cette fois me déranger dans mes apnées bibliophiles!

- Ah,
Typhaine... Je pensais pas que tu serais dans cette salle, sinon je t'aurais accompagnée.
Aïe
. Bien sûr qu'Etienne n'a rien contre Typhaine, bien sûr que ça ne l'amuse pas de la planter toujours au seuil de la bibli, et de lui mentir en prétextant qu'il a d'autres choses à faire. Mais Laurent a été bien clair sur ce point - et d'ailleurs Etienne ne peut pas nier la pertinence de sa mise en garde : il est hors de question que quiconque vienne à découvrir ce sur quoi ils travaillent, et la raison pour laquelle ils vident progressivement, par des moyens plus ou moins légaux, la bibliothèque de ses ouvrages les plus anciens et les plus mystérieux... Alors, même si cela l'oblige parfois à adopter la misanthropie intermittente de Laurent, Etienne se plie aux règles. Pourtant il l'aime bien, Typhaine. Sa maladresse, sa douceur, et ses fossettes qui rigolent sous ses yeux sombres lui mettent du baume au coeur quand il sent la vie s'étriquer autour de lui.
- Désolé, j'ai quelque chose à emprunter, je repasse peut-être...

- T'inquiète pas, j'ai pas l'intention de te pourchasser entre les rayonnages! D'ailleurs, si tu ne veux pas me dire ce que
Laurent et toi vous vous obstinez à chercher, c'est pas grave, ça ne me regarde pas. Simplement, ne me prends pas pour une idiote, Etienne.
Maligne, l'excentrique
Typhaine. Etienne laisse un sourire affleurer sur ses lèvres. Bon, il ne lui dira rien, c'est clair, mais tout de même il peut...
-
Typhaine?
- Oui?

Etienne
, qui avait déjà fait quelques pas pour passer dans la salle 6, revient vers la jeune femme et pose ses deux mains sur le bord de la table qu'elle a recouverte, sans ménagements, de livres et de feuilles manuscrites.
- J'ai deux places pour aller voir
Le songe d'une nuit d'été, à l'Odéon. Ça te dit?
Typhaine
cligne des yeux, son coeur se rue hors de sa poitrine comme s'il voulait se frotter au torse d'Etienne, plus près, le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès... Elle s'entend répondre:
- Avec plaisir! Pour une fois que tu renonces à m'échapper...

Aïe
.
Humour, humour, quand tu nous tiens. Tu es sûre que c'était nécessaire, ta blague un peu lourde, ma belle? Bon, peut importe. Etienne ne s'en embarrasse pas, regarde, il est déjà parti vers sa quête infernale, et toi, tu n'auras pas assez de toute cette journée pour te remettre de tes émotions. C'est ça, replonge-toi dans tes grimoires...
Et
calme-moi ce rythme cardiaque!

2 commentaires:

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup ! Je trouve que ça met un peu de temps à démarrer, mais franchement, la deuxième moitié est super. Continue en tout cas, ça promet !

Lineyl a dit…

Merci, j'accueille tes encouragements avec beaucoup de plaisir... D'ailleurs je suis toute excitée à l'idée d'écrire la suite! Je m'éclate avec mes personnages. Et il faut rendre à César ce qui est César, et à Laurent la responsabilité de la petite étincelle qui m'a donné envie d'écrire ça!