vendredi 9 janvier 2009

Je, et lui, et elle


- Vous savez combien ça coûte cette petite merveille? 6 000 euros au bas mot! Voyez-vous ça... c'est plus dans nos moyens, hein? Je crois que j'en ai jamais vu avant.
- Moi non plus. C'est vrai que ça a de la gueule.
- Hum, oui, c'est beau, hein? Il doit y en avoir à Compiègne.
- Je n'en sais rien.
Je, et lui, et elle, sommes assis dans la salle d'attente du labo; je, ou lui, ou elle, c'est pareil, attendons qu'on daigne nous inviter à nous déshabiller. C'est une image, bien sûr, on n'enlève que son manteau, son pull, pour tendre un bras blanc à la main gantée et à l'aiguille. Enlever davantage, ce n'est pas dans le protocole.
Nous sommes assis dans la salle d'attente du labo; et le vieux monsieur, à gauche, porte un chapeau de cow-boy. Et, à ce que je, lui, elle, pouvons voir, il aime les chaises à porteur.
- Vous savez combien coûte cette petite merveille?
C'est cher. Peu importe, je pense, ce n'est pas un objet de consommation courante. Mais le vieux monsieur est content de discuter, il attend sa femme qui est en train de se faire piquer. Pardon, de se faire prélever du sang. Du moins, c'est que je comprends après. Nous la voyons sortir, avec son chapeau démodé et sa mine fripée. Ils vont bien ensemble; je, lui, n'osons tenter d'imaginer la route, si longue, qu'ils ont fait côte à côte. Ça la déborde de penser à ces choses-là. Il y a de l'admiration dans ce débordement, un peu de fascination, et son sourire, le mien, le sien, le nôtre, qui plisse au coin de la bouche, parce que quand même, ils vont bien ensemble.
- Tu sais ce que c'est une vinaigrette?
Je vous promets que c'est ce qu'il dit. Je l'ai entendu. Elle l'a entendu, et lui aussi. De toute façon, c'est pareil. Mon narrateur multiple refuse le carcan d'un pronom unique. Que voulez-vous faire? Elle négocie. Je parlemente. Il s'adapte.
- Tu sais ce que c'est une vinaigrette?
Le vieille madame ne comprend. La question est étrange. La réponse n'éclaire pas grand chose.
- Une chaise à porteur, du Nord de la France je crois.
Pourquoi ça s'appelle une vinaigrette? Je ne cherche pas de réponse, elle et lui entrent dans la salle de prélèvement. Ca s'appelle comme ça. C'est un peu trop indéterminé à mon goût.
- Alors, qu'est-ce qu'on vous prélève aujourd'hui? Euh, un oeil?
- Tant que c'est temporaire, ça ne me gêne pas.
- Vous pouvez téléphoner à partir de 14h, et passer à partir de 17h prendre les résultats écrits. On vous rend votre oeil avec.
- Et le service après vente?
- Il y a un supplément.
- Bien sûr.
Bien sûr.

Dehors il gèle, des croûtes de neige maculent les trottoirs. Elle sent le bout de son nez rosir sous l'agression. Il sent ses doigts se raidir dans ses gants, dans ses poches. Je sens mon cou exposé aux morsures dans le creux de l'écharpe qui glisse.
Devant, la fille, elle s'est enfoncé le bonnet jusque dans la trachée! Non, ce n'est pas vrai. Bien sûr. Le bord effiloché de laine bleuâtre serpente au-dessus des sourcils, juste au-dessus. Il a l'impression d'être en filature, c'est sa faute si elle reste devant moi. D'ailleurs elle lui coupe la route. Nous sommes pressés, mais pas assez pour la dépasser. La fille au bonnet n'a qu'à passer devant, nous n'allons pas lui faciliter la vie. Je ronge mon frein, les sapins du Panthéon me font signe et le nargue.
- Alors, t'attends quoi?
- D'être en retard.
- Plus besoin d'attendre beaucoup, alors. Regarde, là, l'heure. Elle se fout de toi.
- Moi aussi je me fous de moi. Na.
Le bonnet bleu a pris (un peu) d'avance. Le 89, à gauche, passe dans un courant d'air. Un courant d'air, au milieu des courants d'air qui chatouillent Paris, qui font scintiller l'hiver. J'ai, il a, elle a froid. Il y a des choses à voir, et ça nous réchauffe. Un jeune homme à barbe blonde, bonnet aussi. Noir, elle croit. Il croise la trajectoire d'escargot de la fille au bonnet bleu. Collision?
Ils se connaissent, ça ne compte pas. Ils s'embrassent, je n'avais pas prévu. Parce que nous allons seuls, poursuivant le fil invisible qui glisse à nos pieds, je crois que les autres se font aussi traîner comme ça. Ils bifurquent, mais ils ne sont pas en couple. Ils se sont fait la bise. Elle les voit s'éloigner, sur sa gauche, sous les sapins, vers la descente Soufflot.
- Comment ça va?
- Bien, super. Ca fait plaisir de te voir.
- Il fait un froid de canard, c'est fou, ça fait longtemps qu'on avait pas vu ça!!
- On va prendre un café?
Non. Trop plat. Ils n'ont pas pu se dire ça. Mes pas, leurs pas, les nôtres, s'en vont tambour battant poursuivre leur répétition. Ceux de la fille au bonnet bleu, et du jeune homme à barbe blonde, ont disparu. Ou plutôt, ils sont à la disposition d'autres gens, qui peuvent les voir et les entendre. Moi, je ne peux plus, je suis déjà trop loin.
Non. Trop plat. Ils n'ont pas pu se dire ça.
- T'as ramassé Bob?
- Ouais, il est partant.
- On l'embarque, alors? Tu lui confies le rôle?
- Déjà? Tu es sûr qu'il est prêt?
- Il l'a déjà prouvé. Et puis Matt ne peut pas le faire.
- Ca va nous coûter cher.
- On n'a plus rien à perdre.
- On n'a plus rien de toute façon.
Peut-être. Moins plat. Ils se sont peut-être dit ça.

Je, et lui, et elle, nous continuons. Sans forcer, sans résister. Le monde coule et se déforme pour nous laisser passer. C'est la plume d'une ange, là-haut, qui nous fait une petite place, sur son parchemin taché. C'est bien.
Quelque chose de plus, il me semble. Il lui semble que c'est une insouciance, en même temps qu'un certitude. Elle sait que ça porte un nom, n'ose pas le prononcer. Ce n'est pas à elle de le faire. C'est à nous trois. C'est à moi.

- Alors, docteur... Dites-moi la vérité, je suis prêt.
- ...
- Ca s'est aggravé? Il n'y a plus d'espoir.
- C'est extrêmement étrange.
- La thérapie n'a pas fonctionné? Vous savez, je suis prêt. Je suis prêt, prêt à vous entendre.
- Vous vous répétez.
- C'est pour me convaincre.
- Je vous croyais prêt, donc convaincu.
- C'est en cours, enfin, non, c'est bon. Allez-y.
- J'ai refait plusieurs fois les tests.
- C'est mauvais?
- ...
- Très mauvais?
- Vous êtes guéri.
- ...
- Vous êtes en voie de rémission complète. Je ne peux plus rien pour vous. Vous n'avez plus besoin de moi.
- C'est impossible! Vous savez bien que j'ai besoin de vous, j'ai besoin qu'on me soigne. Elle en a besoin, il en a besoin, nous ne sommes rien sans vous, sans ce traitement!
- Je suis désolé, il n'y a rien à faire.
- ...
- ...
- Alors, c'est vraiment fini?
- Que voulez-vous que je vous dise? Monsieur, Madame, Mademoiselle, vous n'avez plus rien. Vous êtes apte au bonheur. Je dirai plus: vous êtes heureux, vous êtes heureuse. Je n'ai plus de rôle à jouer.
- Mais c'est terrible, docteur.
- C'est la vie. Ca va passer.

Je, et lui, et elle, nous n'avons plus froid. C'est parce qu'il y a un rayon de soleil. Et que les gens sourient.

(pix: Compass, CoriDietsch, deviantart)

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