samedi 10 janvier 2009

Latitudes ernestophiles


Il saute à bas du muret.
- Laurent, tu vas où? Hé!

Il bouscule un arbuste aux branches nues, manque de shooter dans un corbeau qui se dore la pilule sous une farandole de philosophes stoïques, aux visages anoblis par l'usure de la pierre. Bordel! Il a neigé ici aussi! Il manque d'aller embrasser les Ernests dans l'eau stagnante du bassin, via la ligne TGV-verglas qui traverse la Courô. Ses talons crissent, sa main droite tente de se rattraper à une rampe imaginaire en brassant l'air glacé du matin, sa jambe opère un décalage brutal et inhabituel... Les secondes ralentissent, lui tombent une à une sur la tête comme des aiguilles de givre. Finalement tout se fige, un équilibre précaire semble lui accorder sa grâce. La gamelle a été évitée, pas le ridicule.
Les deux poupées au teint de porcelaine, dans l'encadrement de la porte, le regardent en rigolant. Il leur ferait bouffer leurs jolies dents d'ivoire...

Considérant la mauvaise humeur comme une des attributions divines qui, de droit, lui reviennent, Laurent fusille du regard le prof maussade, celui qui fume une clope depuis longtemps éteinte, en suant par tous les pores un ennui navrant.
Non, ça, c'est à moi... T'as qu'à sourire, comme tout le monde. T'auras l'air con, j'aurais l'air de mauvais poil, mais au moins je serais le seul.

C'est bête, parce qu'il le connaît ce prof. Du coup, sa grande tirade reste coincée au fond de sa gorge, à se débattre entre éructation et déglutition. De toute façon, les mots n'auraient pas pu franchir ses lèvres; reste de self-control ou décongélation des cordes vocales en option? Peu importe, Laurent s'avance sous le regard vicieux de la cigarette consumée; il fait un signe de tête, qui ne veut rien dire, l'essentiel étant que l'autre puisse y trouver ce qu'il y cherche. Le prof en costume fripé doit y saisir un bonjour, ou un quelconque signe de familiarité amicale.
Mon cul, ouais... L'hypocrisie en dosettes, il a toujours du mal à avaler.

Des microbes, des éternuements, batifolent joyeusement sur le seuil du bureau COFien. Laurent pratique le slalom aléatoire, il finit donc par se heurter à des pensées désagréables... Programme d'études, partiels.
- Salut!
- Salut! Ça va?
- Ouais, et toi?
- Ça va.
A couper au montage, sans intérêt. Pas une seule lueur d'attention dans les flaques fatiguées des iris. Les gens s'en foutent, alors pourquoi leur jeter à la face leur propre médiocrité? Non, décidément, à couper au montage.

Laurent
regarde au fond du casier les ténèbres qui gigotent. Il attend quelques secondes comme si elles allaient lui pondre une lettre, une brochure ou un prospectus. Non, rien. C'est définitif, la journée sera placée sous le signe de l'absence.
Il en prend son parti. Pourquoi se prendrait-il la tête avec ce qui lui manque? Il se la prend déjà bien assez avec ce qu'il a. Derrière les vitres embuées, dehors, il aperçoit fugitivement un vide qui ondoie. La zone brouillée se déplace allègrement vers le CEA, couronne un instant la fontaine et se fond dans les vapeurs de neige, de l'autre côté. Plus rien. Mais c'est bien plus que du rien!
- Putain, j'y crois pas!
Laurent parle tout seul, il n'a pas pu se tromper. Sans rire... vous y croyez, vous, à cette apparition? ou plutôt, à ce vague brouillage de l'air, une seconde, l'instant d'un battement de cil? à ce balbutiement de la lumière, sans gêne, autour d'une silhouette humaine? Parce que Laurent y croit, lui. Et que vous ne pourrez pas lui ôter l'idée de la tête. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Bon sang, c'est à croire que l'antique monstre du 45 l'empêche de penser en rond ! Une autre connaissance se profile dans l'escalier de la K-fêt. Merde... Mais enfin, pas d'inquiétude. L'esquive est toujours possible; il y a dans l'atmosphère cette liberté qui se faufile par les interstices du microcosme ulmien, il y a les résolutions de début d'année qui piaillent encore un peu, et surtout, il y a les ressources dont Laurent dispose, parce qu'il sait bien que si on a commencé par parler de lui, c'est qu'il aura un beau rôle, et peut-être même le droit de figurer au générique. C'est déjà bien. On ne peut donc pas se permettre de griller la cartouche de son personnage en l'obligeant à se confronter, dans le ring des dialogues blasés, à tous les individus circulant sur le Carré central.

Alors, forcément, la solution lui tombe tout cru dans le bec. C'est à croire qu'on veut faire de lui le héros de la farce...

Dans la cour où barbote le vaisseau en perdition du NIR, Laurent s'avance. Sa silhouette filiforme s'imprime sur l'onde ensoleillée qui baigne le bitume. Il appuie quatre de ses doigts près de l'encadrement d'une fenêtre, avance d'un pas. Les chaises chromés de la cafétéria, qui prennent leur bain de soleil, jettent des regards curieux vers sa chevelure sombre, sa chemise kai et sa veste noire. Elles se seraient frotté les yeux, si elles en avaient eu. Oh, bien sûr, personne d'autre n'a rien vu.
Et de fait, il n'y a plus rien à voir. La chevelure sombre, la chemise kaki , et la veste noire, ont disparu sans laisser de traces. Ou plutôt, sans laisser d'autres traces qu'une marque brune qui court sur la façade, et dessine autour des carreaux une porte de grande dimension, à la dégaine toute médiévale, presque invisible à l'oeil nu...

Invisible?
Sauf pour ceux qui savent déjà où la chercher.

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