samedi 3 janvier 2009

"Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler!" (Gracq)

(The World is my Canvas by *starlightblood)

Je n'arrivais pas à retenir les longs soupirs qui soufflaient entre mes lèvres. Je respirais fort, épuisée par les va-et-vient bruyants de l'air dans ma poitrine, alors que j'aurais dû me faire silencieuse et passer sur lui comme un courant d'air volage... Au lieu de quoi, je peinais sur mon pinceau, je me faisais présente, écrasant le modèle, le cadre, la toile, tout, de ma volonté de bien faire. Ça allait rater. C'était déjà raté. Impossible de continuer, j'avais dans le crâne une certitude qui me susurrait mon échec, et ça me démangeait de l'envoyer chier, cette petit voix qui se croyait maligne. Mais non... je retins mes velléités destructrices pour ranger, avec un semblant de sourire, mes pinceaux et mes couleurs à leur place.
- Désolée, je suis désolée Antoine... mais là, ça marche pas. Non, non, tu es parfait, c'est juste... c'est juste moi, j'ai besoin d'aller prendre l'air.
- Bon, ok, mais je pose pas gratos, hein, moi!
- Pas de problème, ajoutai-je sans même une pointe d'irritation.
L'art pour l'art, bah ouais, ça faisait pas mal de temps que j'y croyais plus...

Antoine partit, indifférent, les trois billets que je venais de lui tendre en poche. A la fenêtre, je vis sa silhouette indistincte se fondre dans la clarté humide des lampadaires. J'attrapai mon écharpe et me hâtai de quitter l'atelier où les restes de ma frustration me bouffaient le moral; dans l'escalier, je sautai les marches deux par deux pour aller plus vite. Plus vite vers où? Aucune idée...
Dehors il pleuvotait, un temps de crachin à mi-chemin entre un temps de merde et un temps de chiottes. Je rabattis la capuche de ma veste sur la courte frange qui me mangeait le front. Un bus passa dans un vrombissement sur ma droite. Je courus vers l'arrêt pour le prendre; au bout de la ligne, il y aurait bien quelqu'un ou quelque chose à reconnaître, à apprivoiser. La nuit opaque m'engourdissait, j'avais envie de bouger, et le véhicule couleur vert-RATP accueillit mon reflet échevelé qui trépignait sur place. Pffff... Alors, qu'allait-on faire maintenant?
Recommencer, demain, comme si ça allait marcher, comme si cette fois, la chance allait tourner. Je n'avais jamais été douée pour l'acharnement. Ou peut-être seulement pour "l'acharnement au mal" de Montaigne. L'irréductible acharnement à se délester de ce qui gêne, quitte à ne plus rien avoir. A ne plus rien tenter, parce que tout a déjà été envisagé, puis relégué dans un coin poussiéreux, le "Corner" des Désabusés. A chaque fois, c'était pareil, j'avais besoin de neuf, je me jetais sur une idée nouvelle avec tant d'ardeur et tant d'espoir que je la froissais, la malmenais... que j'étais déçue, que j'abandonnais... que je me demandais. Encore. Comme à ce moment-là, dans ce bus.
Saint Michel. Je descendis, parce tout le monde faisait de même. Je me laissai porter par le flot des Parisiens maussades et bougons. J'atterris dans un café, derrière une vitre engluée de reflets et de lumières, à noyer mes pourquoi? dans une goutte chocolat.
- Je peux m'asseoir?
Un jeune homme d'une trentaine d'années, barbe sombre, yeux clairs, vint prendre position en face de moi. Comme dans une pièce de théâtre, un nouveau personnage faisait son entrée en scène, et l'autre lui donnait la réplique.
- Allez-y, pourquoi pas... Je vous préviens, ce soir je n'ai pas de prénom, pas de nom, pas de numéro de téléphone. Ce soir...
- Vous disparaissez.
Un clin d'oeil, un sourire; ironique ou compréhensif ?
- Vous savez, je connais. Enfin, je pense. Je sais que c'est énervant les gens qui essaient à tout prix d'être à votre place. Parfois ça n'aide pas de se dire que notre cas est banal, que notre malheur est partagé par des milliers de gens. On aimerait que ce qui nous arrive soit purement et simplement unique, parce que si ce n'est pas le cas, alors... alors la douleur, la souffrance, la désillusion, tout ça... ça paraît bien trop extrême et ridicule pour une situation aussi communément répandue.
L'Etranger avait dit tout cela d'un long trait, à débit lent, posé. Ses mots, sans avoir été trop longtemps pensés, trouvaient tous seuls leur chemin dans l'air gris et bruyant. Il m'intriguait, ce grand échalas à l'assurance tranquille et énervante. J'étais dans un tel état de fatigue que je commençais à me demander où il voulait en venir, où je voulais en venir, moi, avec cette manie de parler avec des inconnus, de me raccrocher à des mots anonymes comme à une chance de tout recommencer...
- Vous voulez boire quelque chose ? hasardai-je pour échapper à la paralysie qui m'absorbait peu à peu.
- J'ai commandé un café, merci.
Un silence, au milieu du brouhaha et des étoiles qui tombent.
- Ça vous arrive souvent? demandai-je.
- De quoi? D'accoster des demoiselles à la mine renfrognée et au visage perdu à la terrasse des cafés? devine-t-il, amusé. Mais tous les jours! tous les jours, mon enfant...
- C'est ça, vous croquez les petits chaperons rouge en proie à la déprime. Mais il vous manque un peu de, hum... carrure, pour faire le loup.
Pas question de me faire emberlificoter par cet énergumène. Moi aussi j'ai la répartie vive. L'autre retient un rire qui se bloque au fond de sa gorge. Il a l'air d'avoir pris ma phrase en pleine gueule.
- Faire le loup...
Il est pensif, ses longs cils font battre des ombres sur le haut de ses joues pâles où serpentent quelques rides. Des marbrures laissées par les jours difficiles, peut-être... Moi ce sont mes cernes, immenses, qui me tiennent toujours compagnie.
- Eh, j'ai dit ça comme ça, hein! Descendez de votre petit nuage mélancolique, vous étiez mieux avec votre arrogance, tout à l'heure.
Il tourne à nouveau son beau regard translucide vers moi.
- Vous croyez? Sans doute. Dire que vous étiez ma proie et que maintenant c'est moi qui me fait courser par le chasseur.
- Vous inquiétez pas, je tiens jamais la distance. Vous ne risquez pas grand-chose avec moi... Juste de finir totalement libre et hors de portée de mes attaques. Je finis jamais rien.
- Que faites-vous dans la vie?
- J'essaie. J'essaie de peindre, j'essaie de créer, j'essaie de faire. Et puis je m'arrête toujours juste avant, je malmène un bout d'inachevé et je le l'abandonne dans un coin.
- Je ne voudrais pas être une de vos toiles, murmure-t-il pour m'agacer, alors que ses yeux, qui luisent dans les couleurs nocturnes de la ville, disent le contraire.
- J'avoue que ce n'est pas très attirant, en effet.
Je me prends au jeu.
- Oui... seriez-vous une de mes esquisses, ou même une des mes sculptures inachevées, qu'il vous manquerait inévitablement une main, une oreille, ou la couleur, ou le regard, ou autre chose... Qu'est-ce qu'il vous coûterait le moins de perdre? Qu'aurai-je la liberté de rater, si vous étiez mon modèle? Vous m'autoriseriez à foirer votre visage, votre dos, votre nuque...
En parlant, je détaille son corps immobile dans la buée des lampes... Je vois les lignes de force, les volumes, les couleurs, les mouvements imperceptibles qui rendent cette peau vivante à force de la faire frissonner.
Il m'attrape le menton et relève ma tête à hauteur de la sienne.
- Pour avoir le plaisir de finir sous votre crayon, j'accepte que vous ratiez absolument toute ma personne.
- Je ne sais pas si c'est en mon pouvoir, tout de même...
Je ne sais pas si c'est en mon pouvoir... L'Etranger me regarde sans ciller. Le hasard se dilue dans son hypnose, sourde, rassurante.

Une esquisse, une ébauche. Un trait de crayon, un point. Quelque chose sans fin. Puis rien.

Aucun commentaire: