mercredi 30 décembre 2009

Fragments


(The Abandon, Anuwolf)

Voici ce qui traîne dans mes cartons informatiques, voici mes phrases démembrées, mes mots tronqués, mes rimes desséchées. Des magmas de vérités perdues, des amas sans forme, sans sens, qui auraient pu être autre chose. J'aurais pu y croire.
Mais ces élans sont brisés. Ils s'arrêtent au bord de la feuille, là où ma main a flanché et mon cœur s'est senti vide. Là où j'ai lâché prise. Où j'ai abandonné.
Ils m'encombrent, ces échecs.

Je les exhibe pour faire table rase. Je les jette dehors.
M'en débarrasser.
Les regards curieux pourront les survoler, en passant.

11/12/09

Le gris tombe en miettes sur les façades, la nuit s'apprête. Se mêle à mon cafard des jours de fête. Au cœur des brouhahas mon cœur respire. Regarde à gauche, regarde à droite, s'en va mourir. Je vais sans détours dans le passage des larmes. Tourner le dos au jours, faire ses armes, contre les sanglots qui rôdent, environnant les âmes dont la joie éphémère est une trompeuse flamme. A quoi bon relever les têtes branlantes, les membres mous, pourquoi faut-il les tendre, vers où ? Il y a le bruit de l'eau sur les terrasses, qui fait sourire les noirs piétons qui passent. Rien n'a d'air, tout se fuit, on étouffe sans savoir. L'avenir, dans nos verres, boit notre vin du soir.

29/11/09

Au fond du jardin s'étalait la lune, vague empilement de clartés jaunes. Des branchages s'y penchaient, tête nue, maigres dans la nuit de l'hiver. Des successions d'images, venues d'autres temps, enjambaient le ruisseau noir qui bourdonnait sous la glace, formant des rosaces ; s'y mêlaient des mots qu'on n'avait plus entendus depuis longtemps, et des souffles et des rires de gens qui n'étaient plus là.
Sous le rebord de la haie bleue, mes songes s'entassaient. Je les sentais fuser, emplir d'un peu de tiède l'atmosphère silencieuse, accompagner les bouffées blanches que je tirais de ma pipe. Mes pieds ne s'agitaient plus.

26/05/09

Abram No pinça très délicatement la chair rosée de la joue de la morte. La texture en était élastique et étrangement molle. Le corps avait à peine basculé dans le royaume des limbes muettes - sans ce boum-boum, boum-boum bien embêtant qu'on a toujours dans la poitrine. Il était encore tout chaud, appétissant comme un petit pain sorti du four. Abram No tâta, entre le pouce et l'index, la pastille ronde du lobe disparaissant sous les cheveux blancs. Sa fermeté était adorable.

15/05/09

Impossible de savoir ce qui a changé. Pas moyen de mettre la main sur ce petit rien qui a tout retourné, tout chamboulé, sans égard pour ma tristesse, mon désespoir et mes désillusions. Où que je tourne les yeux à présent autour de moi, il n'y a plus rien que je reconnaisse.

09/04/09

Alors le temps passait, le temps revenait, j'avais la nausée devant ses tortillements. Plus de corde salée où retenir mon cœur. Instable et sans perspective ferme, rien que la découpe des vagues trimbalée par-dessus la coque du navire ; rien qu'un amoncellement de volumes, nuage sur écume, carré noir de nuit piqué sur le grand mât ; rien que des sons douloureux, sifflements du vent haineux venus râper nos peaux, et hurlements des passagers, laissés sans capitaine.

Je fis comme les autres et penchait mon corps trempé au bastingage. Je voulais voir plus bas, j'imaginais des profondeurs sourdes, veloutées, sous les coups de gueule de la tempête. Toute la mer ne pouvait pas nous en vouloir à ce point, il fallait bien qu'il y eût, ailleurs, des régions apaisées et disposées à l'accueil des héros vaincus. Si nous sombrions, nos corps feraient mieux de gonfler leurs membres de noyés pour descendre, lourds, en bas, plus bas, rejoindre les duvets millénaires des fonds marins. L'oreiller des siècles pour porter nos têtes sombres, nos lucioles éteintes. Ce serait bien.

31/03/09

Nous avons marché côte à côte dans le ciel de printemps, côtoyant les nuages et les oiseaux. Nous esquissions les chemins du soleil, chatouillés par le dernier vent de mars. Penchés aux rambardes célestes, nous étions pleins de curiosité. Mais nous n'avons pas vu le monde à nos pieds, car tout ce qui nous importait prenait place dans le visage de l'autre. Nous nous suffisions.

14/01/09

Nous avancions, sans jour, nous devancions nos pas
Croisant nos embarras, et bercés de sommeil,
L'insomnie des étoiles pesant sur nos bras
Nous appelions la lune à nos heures de veille

Et souvent j'y ai cru mais c'était le mirage
D'une nuit brune, la joue triste, et l'âme lourde
Sans reflet, sans remous, à l'air calme et trop sage
C'étaient des errements dans les ruelles sourdes

mercredi 4 novembre 2009

Lullaby

Peut-être que ça ne veut plus rien dire, alimenter encore ce blog mort-vivant. Mais il y a quelque chose aujourd'hui dans l'air, dans la musique dont se remplit ma chambre, qui oblige les choses à être belles, ma bouche à sourire, et mes doigts à écrire. Alors que ce soit peine perdue, renaissance avortée, bref sursaut de foi... peu importe, moi j'ai quelque chose qui bourdonne à l'intérieur, ce matin, et qui veut sortir.

C'était un repos paisible, entrecoupé de rêves ; je reprenais mon souffle entre deux tourbillons d'images. Ma tête était ballotée d'univers en univers, et j'aimais me débattre contre ces étreintes qui vous chatouillent bizarrement, où le monde change de sens et les perspectives se cassent la gueule. Et puis il me sembla qu'on me tirait ailleurs, je sentis mes défenses se rompre et mon corps inconsistant traverser des brumes. Ça courait, autour de moi. Je remuais étrangement. Je m'aperçus que, moi aussi, je m'étais envolée.

Il n'y avait qu'une étendue grise en-dessous de moi, mais elle était loin, bien loin en bas. Je tendais les bras vers l'avant, mes cheveux me cachaient parfois la vue, emmêlés devant mes yeux. Je ne contrôlais rien, tout semblait flotter, moi et les autres, moi et le monde ; en même temps, la vitesse était telle que mes mains se crispaient instinctivement pour agripper quelque chose. Pourtant je n'avais pas peur, parce que j'étais légère, que je montais toujours plus haut, et que le soleil était au bout de l'horizon, rond et rouge comme une pomme bien mûre. Sur mes lèvres entrouvertes se peignait la couleur du couchant ; je rigolais sans savoir pourquoi, goûtant un enthousiasme d'enfant.

Alors, quand tout s'éteint et que le rêve m'abandonna, je clignai plusieurs fois des yeux pour chasser l'éblouissement. Le jour, au-dehors, s'ébrouait, et je souris à la vue des gouttelettes de lumière traversant les volets.

Je remontai la couette me blottis dans les restes de mes fééries nocturnes.
Tu dormais à côté.

Ce n'était rien qu'un réveil un peu tendre et naïf, rien qu'une envolée de rires étouffés vers la promesse d'une belle journée. C'était chaud, agréable, ça sentait bon et ça décoiffait les têtes encore pleines de sommeil.

Quelque chose comme un grain de bonheur égaré sur le coin d'un oreiller.

mardi 25 août 2009

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J'ai cru un instant que tout allait bien. Le ciel ne me refusait pas un sourire, les lumières de la ville s'approchaient des fenêtres pour s'y chamailler. J'ai cru un instant que tout allait bien, dans la chaleur moite des draps d'été où tu n'étais pas.
C'est une larme qui m'a noyée aux trois premières notes. Et les reflets des autres au dehors se sont faits durs. Ma voix s'est brisée ; j'ai étouffé mes mots.
Mon coeur s'est fendu comme le plus triste des refrains.

dimanche 5 juillet 2009

Pleines


Tout s'était figé bien trop longtemps. Plus le moindre tremblement ne venait ébranler la carcasse rouillée du train qui, tel un long cadavre éventré, avait échoué, branlant, à quelques mètres de la voie ferrée. Le vent jouait dans les orifices de la machine creuse. Un siège, tendu d'un tissu à fleurs mauves, pointait hors d'une vitre noyée de poussière blanche - cette poudre étouffante qui tapissait les chemins clairs mordant la campagne environnante. On eût dit le haussement d'un sourcil nonchalant au dessus d'un orbite vide.

Je posai mes bagages contre un essieu rouge. Mes doigts, glissant sur l'âpreté du métal, goutèrent la couleur ocre qui s'effritait en miettes sèches. Je portai mes doigts à mon visage. L'odeur du fer trop vieux se mêlait à celle de l'été assoiffé. Je fis quelques pas contre le flanc du wagon déchiqueté. Ma chemise maculée de sueur laissa des filaments de coton blanc en arrière ; le vieux monstre, presque fossilisé, claquait encore des mâchoires dans un frémissement pathétique.

J'approchai de la locomotive, esquivant les chardons qui éraflaient les pierres. Il me sembla entendre les derniers souffles d'une cloche qu'on ébranlait, suivis d'un froufrou indistinct - le grondement des voix des passagers, l'agitation nerveuse des mains se pressant vers les bagages, et les rires des gamins débordant des vitres abaissées, à cause de la chaleur.

Comme je m'adossais, sans gêne, au cadre vide de la portière, le soleil tremblota une infime seconde. Un cumulus égaré le heurta par mégarde et il s'ébroua, à peine irrité. Simple habitude, simple frisson sans passion contre la vie qui existe sans nous. Simple manifestation d'une volonté propre - "Je suis là, vous ne m'oublierez pas sans moi".

Moi non plus, on ne m'oublierait pas. Certes, inconnu, invisible, j'avais passé les trois derniers mois à osciller dans l'ombre, en quête des monuments d'une ère mourante ; à la recherche des vieux cadavres qui, parce que personne ne leur prête assez d'attention pour les enterrer définitivement, demeurent avec nous. Trois semaines déjà que je foulais le sol désertique d'une contrée peuplée d'objets à demi-morts, prêts à se gorger de l'oubli du monde.

Ma quête se refusait à choisir son but. Elle me traînait négligemment d'un cimetière à l'autre. Mes mains, mes vêtements, mes pensées étaient en permanence couverts de cette poussière collante qui sent la mort et l'éternité. J'avais vu des immeubles mutilés, des océan de béton immobiles, insensibles aux vagues fébriles d'une civilisation cherchant à renaître. J'avais admiré des tunnels luisant des clartés du cercueil, désertés, mais incapable de disparaître, chargés trop lourdement par ce vide qu'ils creusaient dans la terre - ce vide par lequel ils continuent à exister, malgré eux. J'avais croisé des tombes sans nombre, certaines à peine refermées offraient au ciel jaune le spectacle d'une terre hérissée d'ossements. Bref, j'avais navigué sur ce globe terni portant un linceul desséché, trouvant dans ce spectacle un plaisir inouï.

Le train gémissait derrière moi. Le vent continuait de torturer ses membres osseux et malades. Je compris qu'il fallait que je m'arrête ici. L'horizon trop lisse, trop parfait, me narguait, au fond de la plaine. Il me nouait la gorge, comme toujours, avec sa grimace moqueuse. Sardonique. Alors, brandissant ma main droite grêlée de coupures brunes, je levai le majeur avec une franchise éclatante. Je fis un doigt d'honneur à cette immensité qui me dédaignait, qui s'amusait de ma finitude. Je l'envoyai chier et gueulai à la face de la terre trop nue, trop fade, trop laide, que j'avais fini de chercher sa beauté perdue. Qu'elle ne me verrait plus courir à la recherche de ses mystères d'avant, de ses plaisirs morbides. Que je posai là mes bagages. Et qu'elle n'aurait plus, sur son ventre frémissant, lubrique, mes pas hasardeux pour la frôler, mon regard égaré pour dessiner ses formes.

Le soir tomba vite, sans cérémonial. Les étoiles clignotèrent un peu avant de se figer dans l'abîme. Le noir gagna la voûte du ciel par à-coups, en tâches inégales. Toujours ce foutu bordel qu'on ne pouvait maîtriser.

Serré dans les bras de la vieille locomotive, mes espoirs éparpillés à terre entre les tiges brisées, je respirais l'absence qui moutonnait près du train. Il n'y avait personne. Il n'y aurait plus jamais personne. Rien qu'une succession de débris déjà enserrés dans le néant.

Je sortis une plume. L'extrémité en était rouge. J'écrivis deux mots sur la dernière page de mon carnet. L'encre était écarlate - c'était mon propre sang, à peine chaud, que j'étalais sur la page encore vierge où s'agitaient mes derniers possibles. Je ne pouvais rien faire d'autre. Puisqu'il n'y avait plus rien à secourir, puisqu'on avait déserté ma terre, j'embrassais moi aussi l'immobilité. J'assisterais au déclin de mon monde, décrivant les nuances du crépuscule épousant les reliefs noirs, les océans gris et comateux, les plaines affamées et flasques.

J'écrivis deux mots, menteurs. Deux mots auxquels je ne pouvais croire, moi qui présidais à la disparition de tout, moi qui assistais à l'abandon de la matière. Deux mots qui, pourtant, me firent du bien.

"De retour".

samedi 30 mai 2009

En souvenir du bon vieux temps


Impossible que tout se mélange à ce point, que le sentiment, la mémoire et l'intelligence ne soient plus capables de faire le tri, de disposer avec élégance les objets, là-haut, sur le mur.

Leurs silhouettes noires sur le dos de la lune formeraient des découpages d'enfants, en carton sombre, que l'on verrait plier sous le souffle de juin à peine né. On distinguerait, parmi les ours en peluche et les cubes pour jouer, des visages masculins, aux pommettes hautes, des cheveux ébouriffés allongeant le papier en longs filaments de coton.
Je suis sûre qu'il y aurait, sur le mur de mes aventures, chevauchant la muraille de mon souvenir, des silhouettes évanescentes, infiniment recomposées par le regard. Quelque forme aléatoire pour signifier le rire, et de grosses larmes artificielles, comme des pendentifs d'argent, où l'on verrait mes larmes. La passion, l'obsession qui vous noue le ventre, ça je ne saurais pas où les trouver. Peut-être dans les vides entre les personnages de mon théâtre intérieur ; sûrement dans ces moments d'absence qui font si mal et nous trouent si largement, passant sur nos précautions avec chars et chenilles. En toute dévastation.

A l'heure où ne restent que les mots, les conversations nourries de café et de chocolat ainsi que les dernières photos papier d'une ère passée au numérique pour ressusciter les morts, je ne sais que faire de tout ce bardas. J'ignore s'il vaut la peine qu'on le regarde sous tous ses formes, qu'on y démêle le bon du mauvais, les réussites des échecs, la vérité des illusions perdues.

Mais je porte mes pions sur mon dos, tel la Chimère de Baudelaire ; je porte l'échiquier et l'ensemble des parties jouées - avec les autres, avec moi-même, avec ma vie. Impossible de se souvenir de chaque coup. Pourtant il est des fulgurances brutes, violentes, qui parfois remuent l'esprit au croisement de deux rues, lorsque l'on se rappelle... un pion habilement avancé, une reddition honorable, un quatre main au piano (où l'on joue à deux).

Alors faut-il continuer à se joindre à l'entassement ? Je ne puis m'en défaire. J'y puise la force de ce qui est, ou a été ; c'est une solidité à laquelle je ne peux renoncer. Peu importe que certaines fondations soit véreuses. Il y en a toujours un pour rattraper l'autre.

Et ce sont les gens que je préfère. Ce sont les gens qui sont les plus beaux, dans tout ce bordel que je traîne derrière moi. Certains sont devenus anonymes depuis longtemps, ont le visage floutés et vacillent au seuil de l'existence. D'autres, au contraire, se sont trop souvent trouvés confrontés à mon raisonnement et mon observation, pour n'avoir pas souffert des affres de la caricature. J'ose espérer que certains, certaines, passeront en moi pour y rester, avec tout ce qu'a d'imperceptible, d'insaisissable, et d'indéniablement certain la plus petite de nos vérités.

Peut-être faudrait-il mettre un "amen" à la fin de nos cogitations. Mais notre voeu n'a pas été formulé. Il nous en reste encore trois. Il nous en restera toujours trois, parce que nous chercherons jusqu'au bout la formule parfaite, le truc pour tricher, le choix à ne pas regretter.

Et cette quête, c'est notre vie même. Il n'y a ni bonheur ni plénitude de toute éternité pour toute l'éternité. Nous n'avons affaire à qu'à mouvement, recul, avancée. Je vois le monde entier galérer sur le fil de l'équilibriste, avec plus ou moins de talent.

C'est bien plus beau que de marcher au sol. Après tout, le gain est proportionnel la mise. Nous n'avons rien à perdre à monter plus haut, sur les ailes du rêve et du pari.
La longue traîne de ce que nous avons vécu pendouillera derrière, avec noblesse et ridicule. L'important est de ne pas se prendre les pieds dedans.

(pix: Acrobat, Celeste, flickr)

lundi 25 mai 2009

Mots et merveilles


"Ce serait plus simple si je n'avais rien dit."

Rien dit, rien dit, rien dit... Mais à répéter ces mots dans ta tête, Nathan, tu ne changeras rien. Tu crois qu'avec tes petites phrases et tes répétitions à deux balles, tu peux gommer ce qui a fait mal, ce qui s'est enfoncé dans les autres, à cause de toi ? Finalement, c'est encore toi que ça gêne le plus, tous ces non-dits et ces regards froissés. Bah oui, faut qu'on s'évite. Qu'on évite de se heurter, ça tu le sais, Nathan.

Alors arrête de ressasser, tu l'as faite, ta boulette. Ne sois pas stupide au point de croire que tes mots n'ont fait que passer, effleurer. Ça arrache la peau, des trucs comme ça, ça vous érafle l'âme, tout au fond. C'est pas difficile à comprendre. Tu voulais qu'elle s'en aille, sans rien dire ? Qu'elle garde ses larmes pour plus tard, sur l'oreiller ? Oh mais rassure-toi, il y en aura assez, des petites gouttes de cristal, pleines d'amertume et de désespoir. Il y en aura toujours. Alors il faudra bien que tu supportes celles-là, qui ne sont que pour toi. Tu lui dois bien ça. Rappelle-toi, si tu n'avais rien dit... Oui mais voilà. Tu n'as pas su te tenir.

Alors maintenant, relève la tête, décroche-moi cette main de ton menton, et fixe ses yeux tout bleus. Oui, là, derrière les cils, derrière les paupières qui tremblent, derrière les larmes qui brouillent tout ; c'est ton fardeau, ces grands yeux tout tristes, qui bredouillent un peu, qui se savent plus rien dire si ce n'est: Regarde... REGARDE ! Regarde comme ça fait mal, et comme je voudrais te haïr.

Hum, ah oui. Oui, c'est difficile. Mais ne t'en fais pas, tout finit par passer. On lavera tout ça vite fait bien fait, à grandes giclées de haine et d'espoir. On fera tout disparaître dans la marmite des illusions et des résolutions. Il suffit de bien mélanger, et l'on n'y reconnaîtra plus rien. Après quelques semaines, les lentes métamorphoses auront défiguré tout ça.
Elle continuera à chercher, mais ne saura plus pourquoi elle vient fouiner. Et toi, alors toi... t'auras la tête en l'air. D'ailleurs tu ne te souviendras plus de rien (ou tu ne voudras pas te souvenir). Quoi qu'il en soit, tu manieras le j'me-foutisme avec un humour fort à propos -- et détestablement drôle.

Tout aura l'air d'aller bien in the best possible world. Et peut-être, oui, peut-être qu'alors ce sera comme si tu n'avais rien dit. Hum, je frissonne déjà à l'idée de toute cette naïve innocence faite de bric et de broc, rapportée d'on ne sait où, ne sachant pas où se mettre, et ayant la bonne idée de croire qu'elle l'emportera sur la rancoeur et le souvenir. Bah, ça pétera un jour ou l'autre. J'attends de voir ça, aux premières loges.

Alors, voilà, Nathan. Tu croyais quoi ?! Tu me trouve dure ? Tu crois que j'en rajoute ? Peut-être. Mais ce serait t'épargner que de dire autre chose. Mes mots aussi, à moi, ils ont le droit de retentir. Même si plus tard, je pense : " Ce serait plus simple si je n'avais rien dit ". Moi aussi je veux pouvoir gueuler à m'en péter les cordes vocales.
Nous en paierons le prix plus tard.

Noyons-nous sous des déferlements de mots. Il n'y en a jamais assez. C'est vrai que nous pourrions faire des ravages. Nous avons assez de haine au coeur, toi et moi. Assez de choses à laisser sortir, assez d'horreurs à déballer. Quand bien même il nous en manquerait, ce n'est pas l'imagination qui manque.
Oh comme toute cette mauvaise foi m'apporte une nouvelle jeunesse ! J'aperçois encore ta victime, Nathan, au bord de la route. Je distingue au loin ses grands yeux bleus frangés de noir, qui palpitent de peur et de colère. Mais le tout est d'un mou désespérant.

Alors il est sûr que je ne la plaindrai plus. Tiens, je te vois partir avec une autre conquête sous le bras. Doucement, la main dans le bas du dos, cher et téméraire partenaire ! Nous ne tiendrons pas nos langues, cela va de soi, mais nous aurons la classe, crois-moi. Gambadons dans la monotonie et foulons aux pieds les "comme il faut". Ce sera tellement plus drôle. Heurtons-nous les uns les autres.

Et lorsqu'à nouveau tu te tourneras vers moi, vers mes grands yeux bleus et tremblants, pour laisser partir ces mots, Nathan, qu'on n'aurait pas dû dire, peut-être que je serai faible à nouveau.
Mais j'ai bon espoir qu'à la fin de nos cycles infernaux, coincés dans la fournaise de la hargne et du désir, je puisse un jour répondre. Et de mes lèvres méprisantes, t'étouffer sous la masse de mes injures. Tout en délicatesse, s'entend.

Ça va être bien. Ça va être très bien.
Crois-moi. We will have so much fun...

(pix: endoking, flickr)

vendredi 8 mai 2009

Blind

C'est pour continuer qu'on fait tout ça, tu comprends ?

Sinon, il suffirait de s'asseoir au bord de la route et de regarder passer les bagnoles. On n'aurait plus besoin de se concentrer, plus besoin de visualiser la cible. On pourrait simplement balayer du regard le faisceau tourbillonnant du métal, heurter nos genoux l'un contre l'autre, sans plus sentir le froid, l'odeur d'essence et le bitume sous nos pieds.

Mais non, ce n'est pas cela. On s'acharne à vouloir monter, à reprendre la route. On aime malgré nous le mouvement, les cahots du destins, les virages et les chutes. Pourquoi ferais-je tout ça si je ne voulais pas m'en prendre encore plein la gueule ? Alors il faut que tu comprennes. Que tu vois que je me jette à l'eau. Il faut que quelqu'un sache que je bois la tasse. Sinon j'arrêterai de traîner sur les plages.

Les trois coups de l'aurore frappent à ma fenêtre, c'est le carillon du matin. Et dans ma tête baille à grand bruit la lassitude. L'impression de tout connaître, et d'avoir trop vieilli. Le sentiment de placer mes pas dans ceux de tant d'autres et de suivre mes propres traces indéfiniment.

Alors si tu ne lèves pas les yeux de tes errances pour voir enfin les miennes, si après toutes mes contorsions je ne peux toujours rien distinguer au-delà du rêve et de l'espoir, peut-être balancerai-je tout en boule, dans un coin - les fringues, les baskets, les envies, les souvenirs. Je me froisserai pour qu'on ne me reconnaisse plus.

Et surtout, j'arrêterai de bouger. Immobile sur le fond immobile de l'existence. Tu ne me verras plus.
Je ne verrai plus dans tes yeux que tu ne me vois pas.

mercredi 29 avril 2009

FG - Fouillis génial / Virginale débilité.

(pix: Happiness, par Jorgepacker, deviantart.com)

Des bu-bulles... Plop, ça fait des claquettes dans l'air froid. Tu n'as qu'à pétiller, pareil ! T'exploser la tête à la faire rêver, tourner les yeux partout, tout voir, dévorer les visages, rire des éberlués ! Interloque le monde, chatouille-lui l'oreille.
Les petits parasites curieux ne grouillent pas assez dans les rues de Paris.

La guitare à l'épaule, le sourire dans la poche - à portée de main et d'un geste, tout de feu et de bravade, le voilà ! Tu sors le lapin de son chapeau, la bonne humeur de son berceau. Dégringole de tes hauteurs, vautre-toi dans les bêtises, pourlèche-toi les lèvres (ou trouve quelqu'un pour le faire à ta place...) !

Chut, chut ! Ne pas dire, ne pas parler. Laisser la malice couver et la libérer brutalement, ça arrose encore plus. Du champagne, plein, en mousse, en gouttes, en gargouillis ; dans les gorges, sur les visages. L'écume du bonheur, l'alcool de l'insouciance. Bam, bam ! Tout en éclaboussures ! C'est des zébrures dans les gosiers, au bord des lèvres, à partager dans un bisou.

Wouaaaahhhhh !
Et ce serait mièvre ? Oh non, bien sûr ! Violent, gratuit, inexplicable, mystérieusement bête. Reconstruire le "Paradis de la Stupidité", ou plutôt le retrouver. Chopper le salaud qu'avait paumé les clefs !
Et puis sur les gazons mal tondus, en se piquant le ventre à l'herbe rêche, rouler de longs après-midi entre amis ; malaxer des rêves et des vannes foireuses. Se lever brusquement, avec fièvre, pratiquer l'indignation à outrance et retomber, désarticulé par un fou rire... Rire à en pleurer, et faire déborder la couleur de l'iris.

Gober le jour, d'un seul geste, en le défiant de revenir... Toujours le retrouver à l'aube pour de nouveaux pieds-de-nez !

Se réveiller sur l'arc-en-ciel des pitreries !

mardi 28 avril 2009

Arrêt


(pix: Burtonesque Canvas, par masKade, deviantart.com)

Ils se tenaient par la main, silencieux sous la bruine de mai. Les voitures et les piétons, en ombres chinoises sur la toile grise du jour, tourbillonnaient autour de ce centre de gravité - ce point de fusion, leurs deux mains nouées.

Je les suivais depuis quelques minutes, bien malgré moi je crois. Je n'avais nul endroit où aller, je laissais à mon corps la liberté de se mouvoir comme il l'entendait. Mon sac, trop lourd, battait contre ma hanche droite et un léger pincement me dévorait le cou. Mes cheveux collaient sur mon front. J'allongeai soudain mes enjambées, pour ralentir le rythme de ma marche.
Je restais prudemment à une dizaine de mètres derrière eux. J'ignore pourquoi j'éprouvais le besoin de conserver une démarche naturelle, l'apparence d'une flânerie. Peut-être parce que beaucoup de gens trouveraient étrange de suivre des inconnus comme ça, au hasard, dans la rue.

Je ne trouvais pas ça plus incongru que de déambuler seule, sans point de repère. Au moins là, j'avais l'impression d'avoir pris le train en marche. Je nouais mes pas à leurs deux silhouettes confondues. J'appréhendais le moment où leur étreinte se relâcherait, comme s'il me faudrait alors choisir où m'engager. Mais nulle bifurcation ne semblait approcher.

Sans cesser de longer avec eux le Panthéon, puis de descendre la rue Soufflot, et de me diriger vers... - vers où ? eux seuls le savaient - je voyais, à la lisière de mon champ de vision, passer les gens comme des pantins. Aucun geste imprévu, tout semblait tiré au cordeau. Les distances à parcourir étaient rationalisées et le paysage parisien se retrouvait tissé de trajectoires rectilignes. Des droites, des angles brutalement abordés, des arrêts nets. La propreté des mouvements se mêlait aux lignes sombres des pavés, traçant l'immuable quadrillage sur lequel nous évoluions.

Devant moi, ils continuaient de se mouvoir, avec insouciance. Je les voyais de dos mais j'étais sûre qu'un imperceptible sourire, l'effleurement d'une joie légère, passaient sur leurs lèvres. Il y avait tant de simplicité dans leur façon d'être que j'en étais toute retournée. A croire que nous ne vivions pas dans le même monde, que ces barrières que je croyais infranchissables, certains parvenaient à les abolir.

Un SMS réclama mon attention du fond de mon sac, avec un pleur geignard. Je l'ignorai.

Je tâchais de calmer mes doutes, d'apaiser le monstre qui me dévorait le ventre, mais c'était peine perdue. La vue de ces doigts entrelacés, devant moi, me plongeait dans une perplexité croissante qui se mêlait à mon malaise matinal. Il y avait là comme un mystère que j'avais besoin de palper ; j'aurais voulu m'y loger, invisible de tous. On m'aurait oubliée, pour un temps. Mieux, je me serais oubliée dans le balancement des deux bras, lovée entre le coude et l'ongle, quelque part dans l'accroche d'un être à l'autre. Il me semblait que pouvoir être à la fois l'un et l'autre, exister au point précis où se défait l'altérité, c'était ce dont j'avais besoin. Là où je pourrais reposer... et bien, en paix. C'est bien comme ça qu'on dit.

Mais je me contentai de suivre ce couple, approchant maintenant des hautes grilles du Luxembourg. Je me contentai d'être à la traîne, en retard sur ma révélation.
Tout ceci était d'un pathétique. A bien y regarder je ne faisais que balader mon esprit fatigué et mon corps éprouvé sous la pluie crasseuse de Paris. Sans raison, sans justification, je laissais les précieuses minutes de mon agenda quotidien fuir autour de moi, négligées. Je refusais de leur donner sens, je ne savais que les orienter dans une seule direction : la fuite.
De quoi ? Vers quoi ?

Et puis d'un coup, le temps d'un battement de cils trop longtemps prolongé, à cause de cette larme qui épousa ma joue, traçant son sillon humide dans mon fond de teint, ils n'étaient plus là.
Leurs mains s'étaient peut-être séparées, je n'en savais rien. Quoi qu'il en soit, mes réflexions oppressantes se retrouvaient brutalement sans échappatoire. Plus d'arbitraire à suivre. Et les gens autour de moi s'enfonçaient sous leurs parapluies, irrémédiablement seuls.

Je réajustai l'écharpe qui flottait mollement autour de mon cou, sans savoir où aller. Un vide destructeur me ravageait, un vide qui n'était pas fait pour être comblé, qui ne demandait pas à l'être. Que pouvais-je lui répondre ? Je ne savais que l'héberger, le nourrir parfois, de temps en temps je parvenais à l'affamer et à le rendre faible. Mais malgré moi je savais qu'il demeurait tapi entre les sinuosités de mon humeur changeante.
Caché dans des replis de tristesse et des vallées d'interrogations où personne ne viendrait porter de réponse.

Je m'assis quelque part, prenant place dans une immobilité prolongée. J'écoutais le bruit de la circulation, le bruit des gens et des pigeons pour ne plus entendre le martèlement de mon angoisse. Quelques nausées m'assaillirent et me laissèrent essoufflée, le corps penché en avant vers le bitume noir.
Je fermai les yeux, je voulais tout éteindre.

lundi 27 avril 2009

Meurtre au clair de lune


(pix: Blood Fix by Eueu, deviantart.com)
- Alors, t'as fini l'boulot ? Eh mec, me dis pas que t'as encore torché ça !
- Mais pour qui tu m'prends ?! C'pas parce qu'une fois j'ai déconné, et puis tu sais c'était qu'une dose de rien du tout, que j'suis un raté ! J'suis encore capable d'éventrer un mec, alors ferme ta gueule !

Il me gonflait, l'autre, il arrêtait pas de faire jouer ses biceps sous son maillot. Il serrait les poings, près du bassin, et les muscles gonflaient, énormes, dans le prolongement des épaules carrées. J'étais sûr qu'il allait la péter, un jour, sa combinaison pourrie. En plus ce rose flashy, ça faisait des reflets bizarres à la lueur des clopes qu'on alignait, tous les cinq, côte à côte.

- Hé Bob ! Arrête de t'astiquer les biscoteaux, ça va, hein !
- Et puis un peu d'respect pour le macchab'...
Rires.
C'était Maxence qu'avait sorti cette connerie, bien sûr. Mais peut-être qu'il avait raison. Je ne m'étais jamais demandé ce qui se passait quand je descendais un mec. Quand j'ouvrais lentement son pardessus, que je déchirais de la pointe du couteau le T-shirt souvent trempé - de sueur ? de peur ? - ou quand je pénétrais délicatement dans la peau du ventre, avec ce qui me tombait sous la main. Peut-être bien que ce gars-là, sur le point de s'barrer, sur le point de pouvoir se tailler à toutes jambes, grâce à moi, ce qu'il voyait en dernier c'était les biceps de Bob en train de rutiler sous l'éclat des cigarettes. Peut-être que son spectre, il ouvrait les yeux sur ces mêmes muscles obèses. Pas très drôle comme réveil. Un peu dégueu.
Un jour, je me suis souvent dit, je lui foutrai un bon coup de couteau dans les deux bras.

En attendant, il fallait rester là. Attendre les ordres.
La plupart du temps, je n'étais pas bavard. Après le travail, je me posais contre un mur, je tirais mes taffes avec lenteur, et j'espérais que les autres ferment leur gueule aussi. Les autres, c'est-à-dire Maxence et son frère Marco, efféminés comme pas possible, mais redoutables au corps-à-corps ; Bob et ses muscles en surnombre ; et la Bohémienne, Naïa. Belle gonzesse, larges hanches et ventre plat. Bien sûr, une poitrine à se damner, et le cul qui va avec. Une bombe, quoi. Mais une vraie. On touche pas, sinon ça explose.

Alors je touchais pas, non. Je restais là à attendre que le "défunt" (j'adore utiliser ce mot, c'est si... correct) se vide de tout son sang. Ce qui est con, c'est que j'adore acheter des pompes. Et que le cuir, même de première qualité, ne fait pas bon ménage avec les éclaboussures de sang.
Évidemment, c'était les inconvénients du boulot. En échange d'un salaire confortable, les taches luisantes à nettoyer chaque matin, l'odeur du cadavre qui vous imbibe la gueule - mais ça, encore, on s'y habitue.

- Putain mais qu'est-ce qu'ils attendent ? Ça fait une demi-heure qu'il refroidit, le gars. Bon, on est sûr qu'il est mort, non ? Alors on passe aux funérailles ou on s'barre tout de suite !
Marco. Même quand il utilise les mêmes mots que nous, j'ai l'impression que ça fait plus chic. Il a une voix un peu suave, une voix de meuf, c'est ce qu'on lui dit toujours. Et son visage, ses joues toutes lisses, ses yeux ronds de bébé, ses bouclettes blondes, pour ça oui, ça lui donne l'air d'une diva. Si, bien sûr, on oublie la vilaine cicatrice qui lui tient lieu de bouche.
- On poireaute et c'est tout. Tu connais le principe. Alors pourquoi tu râles tout le temps, bordel ? Moi aussi j'me fais chier. Et bah je chie en silence.

Des rires silencieux secouent nos silhouettes noires. J'ai l'impression d'être en mode vibreur. Mais bon, ce serait con de se faire remarquer. Après toutes ces années de cadavres et de tortures, sans un seul ennui avec la police locale. Qui a dit que les flics étaient des emmerdeurs ? Moi ils me laissent bien tranquille pioncer chaque jour dans mon lit, avec le flingue et le scalpel sous l'oreiller.
- Fermez vos gueules. On attend. C'est tout.

Ma voix ramène un silence boudeur. Ce n'est pas que je sois le chef de notre petite bande, ça non. Mais bon, faut bien qu'un de nous sache se faire respecter. Et bah c'est tombé sur moi. Peut-être que ça a à voir avec la fois où j'ai corrigé Steven. C'était le p'tiot qu'on nous avait foutu dans les pieds, pour nous aider, soi disant.
Qu'est-ce que je peux vous dire ? Insupportable, il était insupportable. Toujours à claquer sa grande langue blanche dans sa bouche trop longue. Un clac comme ça que ça faisait ! Sans s'arrêter. Maxence finissait de vider une grand-mère, près du caniveau. La tâche était plus difficile que prévue, la vieille se débattait, et on avait failli se faire repérer par un drogué qui baladait son chien - ou qui se faisait balader par son chien, d'ailleurs, on avait pas trop compris. Finalement tout est rentré dans l'ordre. Maxence a découpé l'autre garce, assez habilement d'ailleurs. Les traînées collantes sur le mur ressemblaient presque à un dessin d'enfant, un peu naïf, mais émouvant.
C'est que ça m'émeut toujours un peu ces moments-là. Le dernier souffle, rauque. Parfois une convulsion, ou un regard bouffé par la peur. Et puis plus rien. Sublime, quand tout se termine. Y'a pas meilleur que moi pour finir les choses.
Tout était rentré dans l'ordre parce qu'ensuite j'avais attrapé Steven par le cou, je lui avais sorti sa putain de langue d'albinos et je l'avais tranchée d'un geste bien net - du travail de pro, vraiment, vous pouvez me croire.

Enfin, depuis ce jour, quand je disais: "On la ferme.", on la fermait.
Une des récompenses du talent, je me dis.

Une clope se rallumait au mégot de l'autre. L'air était saturé de nicotine, ça me piquait presque les yeux. J'avais la main posée sur mon portable, au cas où l'autre appellerait. A vrai dire, ça ne me dérangeait pas de laisser passer le temps, là, près du porche, en gardant un oeil sur le cadavre. C'était même apaisant.
Je me bougeai le cul un peu, histoire de détendre l'atmosphère. De délier les tensions latentes. C'est qu'il mettait du temps à appeler, ce con.
Enfin bref...
Je m'approchai de la vieille peau fripée qui gisait sur le bord du trottoir. Cette fois-ci je n'avais pas loupé mon coup. Fallait arriver à lire sous tout ce rouge, et c'était pas facile... Mais si on se penchait bien, si on oubliait les croûtes de sang séché et les bouts de vêtements, on voyait la blessure bien nette, aux bords délicatement ciselés. Tout en douceur.
"C'est ça, l'secret les mecs. La douceur." Ils me croyaient jamais. Tant pis pour eux. Je restais à la première place.

- Eh les mecs, vous captez ça ? Y'a un putain d'salaud qu'a foutu la radio d'y a 50 ans ou quoi ?
On entendait soudain de la musique, ça devait venir d'un des vieux immeubles autour. Les autres se sont mis à râler.
- Putain on s'fait chier bien profond, si en plus les péquenots du coin s'mettent à nous tartiner les oreilles d'leurs violons, laisse tomber j'arrête ce boulot.
- Non mais sans déc', c'est quoi c'truc ? La daube qu'on te balance quand t'attends trois heures au téléphone avant de tomber sur la nana qu'il faut ?
Etc.

Je fronçai les sourcils, mais j'étais plus invisible dans la nuit qu'un chat de gouttière. Les autres se balançaient des vannes en se frappant les côtes. Des grands macaques, je me disais. Enfin, des macaques efficaces, au moins... Et Bob avait cessé de matter ses muscles.
J'arrivais à peine à entendre la mélodie, elle était coincée plus haut, dans le noir du ciel. Ça devait venir d'un étage élevé.
Et puis d'un coup, j'ai choppé une note, une seule, et j'ai reconnu le morceau, comme s'il attendait depuis des plombes que je le retrouve dans ma mémoire en bordel. C'est con mais avec cette seule note que moi seul j'avais récupérée, je me sentais bien, cool. Zen. Peut-être parce que c'était beau. Peut-être parce que c'était soir de pleine lune, et que la coïncidence qui nous tombait dessus me faisait marrer. Peut-être même parce que le piano, à peine audible, rendait le spectacle encore plus attendrissant - le macchabée, les rigoles de sang, les étincelles de nos clopes, le rose flashy de la combinaison de Bob.

- La ferme, je chuchotai.
Ils ont fini par se taire.
- Le Clair de Lune de Beethoven.
Un temps. Silence arrosé de quelques notes.
- Euh... qu'est-ce que tu nous gerbes, Franck?
- La musique. C'est le Clair de Lune.
- Ah.

Tous se taisent. Oui, on ne sait pas toujours ce que les gens ont fait, avant de se retrouver à trouer d'autres gens. Oh, y'a pas de mal à garder un peu de mystère.

C'est Naïa qui prend la parole. On l'entend pas souvent mais là, elle ouvre la bouche avec une grimace et tend son doigt vers la lune toute ronde qui plane au-dessus.
- Un jour j'lui crèv'rai la gueule à cette pouffiasse.

On lève tous la tête, pour mieux voir. Peut-être qu'on voudrait être sûr que Naïa, elle va quand même pas la bousiller, la lune.
Parce qu'après on y verrait encore moins la nuit.

dimanche 26 avril 2009

"A ceux qui s'abreuvent de pleurs et tètent la Douleur comme une bonne louve !"


Éclair, noir.

Le rugissement des basses, tout près de mon oreille. Je suis trop près, qu'importe. Au coeur du tourbillon, tout bouge encore plus vite, saisi dans l'immobilité du reste. C'est vrai, le déchaînement des lumières, les décolletés profonds, bordés de satin rouge, et le déhanchement des corps, au hasard, tout cela tremblote en saccades si rapides que rien n'échappe au flou perpétuel, presque sans mouvement.

Je sirote le jus rosâtre qui m'a échu au comptoir. Les taches de liquide et de sucre qui maculent le plastique noir et rayé reflètent en points grossiers l'impressionniste spectacle des danses endiablées qu'on diffuse sur les écrans.

J'attends l'explosion de la batterie, le refrain éructé avec douleur, comme l'explosion d'une révélation. Note après note, autour de moi, dans ce bar glauque et puant, dans l'interstice des silhouettes confondues et des nus plus ou moins artistiques, baignant dans l'excès primitif que nous incarnons se tisse une continuité brutale, sauvage. Le balancement répété, martelé, d'un désespoir qui se tortille au fond de la cave enfumée où il a fini par tomber.
"A nos déchéances conjuguées", songe-je en levant mon verre vers le mur de pierres sombres contre lequel je repose ma fatigue alcoolisée.

A cinq mètres sur ma droite, cambrée comme une diablesse prise d'une rage immonde, Leslie semble démembrer son corps, mesure par mesure, flash après flash, sous les néons rouge sang. La peau de son ventre, trouée de brûlures, garde pourtant un aspect lisse ; c'est l'ondulation de la maladie sur la douceur tiède des muscles, le tortillement du Mal dans l'écume d'une ancienne beauté.

"Oui, tout ceci est terrible et merveilleux. L'horreur est bien plus terrifiante quand elle se croit encore parée des affres de la beauté". Mes pensées m'échappent, dans l'incertitude qui m'habille progressivement je les vois me faire face et converser librement avec moi, moulées de cette sueur ruisselant sur le carreau de nos débauches.
Débauches du regard.

On me ressert quelque chose ?
Non merci, quelque chose déjà se déverse en moi : tout ce flux de cauchemars, ces perspectives fluides qui déforment les murs. La joie édentée me fait face, je pleure et je ris à la vue de sa grande face plaintive qui cherche à rester jolie sous tout ce rouge, tout ce rouge...

Sur mes doigts s'attarde une main déserteuse, glaciale. Je réfrène une fureur soudaine et me contente de jeter à bas du comptoir cette présence importune. Qu'on me laisse enfin, tranquille, me vautrer dans cette fange mêlée de couleurs odieuses, de corps ridicules et de poses provocantes.

Qu'est-ce que ça pourrait changer, que je sorte retrouver les étoiles pendues au firmament menteur dont on daigne couvrir nos existences blafardes ?
J'ai déjà trop cherché, le nez en l'air, entre les monts de l'Hypocrisie, et les hauteurs du Mensonge.

Je t'ai trouvé, toi, et ta fausse bonté, avec ces longues mèches d'or qui cernaient ton visage d'ange, et tes bras maigres et roses, toi qui étais pire que ces créatures contaminant la nuit. Je n'ai bu à tes lèvres qu'un poison enivrant. Oui, oui ! J'ai aimé, adoré, j'ai dévoré tes promesses, tu vois c'était la première fois qu'on m'en faisait autant, sans craindre de me mentir effrontément et d'implanter avec sadisme l'illusion dans mon coeur déjà meurtri. Tu m'as rassasié de tant de conneries, je m'y suis épanoui avec la grâce d'un poisson rouge obèse, coincé dans son bocal. Je me tortillais comme une merde, et tu me faisais croire que c'était beau, que c'était l'éternité, ce moment de torture avec toi, notre maison, notre bonheur. Notre amour.

Tes hanches nacrées, tes cils ravageurs, tes ongles si blancs, je les ai serrés contre mon coeur avec une ferveur dont je me croyais incapable. Tu t'es sentie souveraine, petite salope ; tu as dévoré les offrandes que t'apportait, humilié, le fidèle au bas de l'autel. Putain ce que j'aurais pu crever pour croire encore, plus, encore plus à tes mots, à tes caresses !

Oh oui, tu étais parfaite. Tu étais odieuse, destructrice et tu le cachais si bien que c'était magnifique. J'étais persuadé de côtoyer la douceur, de me blottir chaque soir dans les draps de l'avenir naïf et bienheureux.

Qu'est-ce qui a changé ? Ton sourire ? Les caresses mesquines dont tu m'abreuvais ?
Un matin - ou bien était-ce à l'heure tardive où la nuit ravagée, débauchée, la nuit dont j'avais tellement peur, se secoue paresseusement les reins pour mettre en branle sa silhouette de vieille putain qui veut encore danser ? - j'ai vu percer entre tes lèvres des dents acérées, des canines sanguinaires. Sur ma propre peau j'ai senti s'enfoncer tes crocs acérés, affamés, j'ai senti mon sang couler sous ton amour tortionnaire. J'ai vu, comme en rêve, sans vouloir y croire et m'accrochant aux lambeaux de mes fantasmes, j'ai vu ton être se tordre, révélant sa vraie nature.

J'étais déjà trop blessé pour faire autre chose que m'enfuir, avalant les étoiles, récoltant dans ma course la morsure de la vie, les coups de la vérité, horrible mais vraie, si vraie ! Ô lucidité je t'ai acquise, mais à quelle prix ! Alors j'ai brandi vers le ciel un doigt unique, rageur, accusateur. J'ai voulu par ce geste déflorer la mascarade de cette voûte argentée nous étouffant de rêves.

Ce fut l'ultime sursaut qui me porta vers le jour ; ma propre haine me terrassa et je finis, déchet parmi les déchets d'humanité, buvant les eaux usées de nos pleurs, par rejoindre les catacombes, les souterrains, les caves brûlantes du désir et du vice qui depuis toujours avaient supporté mes jours, là, en dessous, sous mes pieds. Qui avaient porté ma carcasse prisonnière de l'espoir.

Voilà pourquoi, là, face à Leslie, dévorant du regard les formes torturées qui me caressent et m'enserrent dans leur étreinte lubrique, oui, voilà pourquoi j'aime tant les néons rouges mêlés au sang noir des désespoirs !
Eux ne me trompent pas. Ils sont tout ce qu'ils semblent être. Monstrueux. Difformes. Ignobles.

Que j'aime la simplicité du mal qui brille en eux !

Le son n'a pas tari, il coule encore autour de moi. Il roule sa masse gluante, oppressante, jusqu'à mes tympans morts. Mais toutes ces vibrations remuent dans mon ventre, et ça suffit.

Je sirote toujours mon jus rosâtre. Des dizaines de silhouettes oscillent, s'abandonnant sans crainte aux bras osseux de la nuit. Bientôt mon tour viendra d'entrer en scène, personne ne me verra mais tous me sentiront. Un monde d'aveugles, un monde privé de sens où tout pourtant passe et demeure en tout; un univers de miasmes et de douleurs confondues. L'enfer promis pour le grand partage des souffrances.

Bientôt mon tour d'entrer en scène et le couteau, rageur, affamé, mord déjà la paume de ma main couturée de cicatrices.
Sûrement qu'en tombant goutte à goutte sur le parquet noir, mon sang fera pétiller davantage de rouge sur la peau des damnés nourris au sein des crépuscules.

lundi 13 avril 2009

Rainbow Days


(pix: Rainbow Days)

La main éraflée cornait la page. Le regard, dans le flou, en percevait le mouvement ressassé. Les lignes de la feuille, bleues et rouges, rouges et bleues, pâlissaient dans la buée claire de l'après-midi.

C'était le printemps, une saison pleine de promesses, aux horizons découpés par l'aventure et le renouveau. L'aube rêvée des contes de fées. Les acteurs, sur scène, attendaient le lever de rideau, le sourire un peu crispé, mais l'excitation au coin des yeux. Les cils battaient trop vite et certaines pupilles, dilatées par l'impatience, tournaient leurs gouffres noirs, avides, vers un futur trop lent.

En bref, l'année s'apprêtait à voir éclore les massifs de fantasmes et les parterres d'espoirs. La main éraflée, qui cornait la page, et le regard, dans le flou, faisait partie du décor, même s'ils n'en avaient pas (encore) conscience. Je suppose que j'aurais pu le leur dire et passer par-dessus mes lignes d'écriture pour leur chuchoter: "Pchhttt, par là! Regardez, c'est le printemps des romans qui vous pend au bout du nez. Impossible de vous en dépêtrer! Vous serez pris dans la naïveté rose bonbon qui colle au coeur. Personne ne résiste aux friandises..."

Mais peut-être ne m'auraient-ils pas écoutée, pas comprise.

Alors je les laisse là. Je laisse la main éraflée, aux doigts bien dessinés, aux ongles courts et poignet fort - à coup sûr une main de garçon - et le regard, flou, encadré par des cils allongés au mascara - des yeux de filles, à coup sûr - se débrouiller tout seul. Ils s'en sortiront bien.

D'ailleurs la pauvre page cesse d'être torturée. Le bras, au bout duquel s'agitait frénétiquement la main, se raidit. Son propriétaire doit tendre plus attentivement l'oreille. La voix de l'intervenant, devant, se fait plus nette; les mêmes mots s'entendent plusieurs fois, comme s'il revenait sur ses propos. Le principe de l'insistance, la répétition comme vertu pédagogique. Oui, c'est sans doute cela. La main, qui porte une chevalière d'argent, saisit le stylo abandonné sur la table. Quelques lignes de gribouillis, un arrêt... une hésitation?

Le regard a quitté le flou du désintérêt pour tenter, l'espace d'une phrase et demie, de saisir quelques remarques pertinentes sur... sur quoi déjà? Les paupières glissent le long des iris brillants. Je dirais qu'elle est triste, mais ce n'est qu'une supposition. Peut-être est-ce la fatigue qui tire ses traits et la fait paraître songeuse. Mais à l'intérieur, c'est le coeur qui se morfond, j'en suis certaine.

Le bras glisse vers la droite. Au creux du coude, le pull est remonté, dessinant des bourrelets de coton noir qui sentent bon. Elle aime respirer ce parfum. Il se penche davantage vers elle. Un mot qui s'est échappé, une explication qui ne trouve pas sa fin. En gros, un blanc à combler dans la succession des pages et des pages de notes qui s'accumulent, depuis le début de cours, sur le coin martyrisé (lui aussi) d'une pochette carton.

Mais elle n'en sait pas davantage. Tout près du cou blanc, les deux épaules se lèvent en signe d'ignorance. Le regard, à nouveau assuré, sourit avec douceur. Il croise l'autre regard, pendant un tout petit moment, le temps d'une seconde, le temps d'une déclaration. Puis il se détourne, presque avec fureur. Une colère qu'elle nourrit contre elle-même. Les coeurs d'artichauts ne sont pas toujours satisfaits de leur condition, quoi qu'on en dise.

Les cils se baissent, et rencontrent, de loin, la main désormais posée à plat sur le plastique de la table. Les yeux en détaillent les contours. Cela semble encore permis; moins intime, tout aussi rassurant. Il faut croire qu'elle trouve du réconfort dans la vision de ce poignet où les os saillent à peine.
Et puis le flou revient, le regard se noie dans une brume persistante.

La main, de nouveau confrontée à son oisiveté, entreprend, sans méthode, d'achever le coin de la page. Les doigts s'agitent, comme pour accélérer le temps. On pourraient croire qu'ils ne pensent qu'à eux, qu'ils se nourrissent de leur impatience et en oublient le monde, les gens autour et elle, juste à côté.
C'est sans doute vrai.

Mais ce printemps, mais cette lumière qui s'insinue partout, mais ces sourires qu'on ne peut réfréner, me disent autre chose. Je vois l'écart entre les deux corps se réduire, ce n'est sans doute pas un hasard. Même si le murmure du professeur est sans variation aucune, si l'immobilité semble le maître mot de cette après-midi désormais bien entamée, je crois que cette main voudrait bien pouvoir se poser ailleurs. Elle souffre d'un contact absent qu'il est douloureux de réfréner.

Bien sûr, c'est moi qui tiens les rênes, et l'on pourrait me reprocher les hypothèses que je fais peser sur mes personnages.

Sans moi ils ne seraient rien.
Pourtant ce sont eux qui m'imposent leur fin. Ils concluront quand bon leur semblera, comme il leur semblera. Je ne puis apposer ma signature au bas de la page. Mais j'ai bon espoir...

C'est le printemps charmeur qui les frôle. Et ça change tout.

vendredi 10 avril 2009

Sémaphore


Alors quoi, tu baisses la tête?
Ces mots qui t'ont tant fait rêver, tu les renies? Mais que deviendront-ils sans toi?

Ne me dis pas que tu t'en fous, je sais que ce n'est pas vrai. Je sais que tu as peur de ce qu'ils te demandent. Il faut être sublime pour gambader avec eux sur les chemins de la vie. Mais tu peux garder l'éclat des croyances passagères, et joindre aux déceptions mille fois reconnues l'espoir qui se mêle de tout. Je célébrerai tes alliages.

Je me souviens, un soir, nous marchions côte à côte, comme souvent - les héros de tes rêves sont toujours plus beaux quand ils marchent, la tête haute, avec le crépuscule pour ceindre leurs fronts de flambeaux dorés. C'était il y a bien longtemps, nous marchions main dans la main, et déjà tu avais peur. Je pouvais sentir les frissons passer de ta paume moite à ma paume. Tu étais indécis, tes lèvres tendues dans une moue adorable adressaient des questions muettes à la campagne vide. Le sentier traversait les rangés d'épis gris. J'avais chanté pour toi quelques paroles qui me passaient par la tête, et tu les avais à peine entendues depuis le bord lointain où t'entraînaient tes pensées. Mais d'une certaine façon, je savais que tu ne m'oubliais pas.
Et quand j'aurais pu le croire et reléguer dans l'oubli mes voeux d'amour sans destinataire, alors ton front plein de douceur et les rides joyeuses embrassant tes paupières revenaient vers moi; ils étreignaient mes inquiétudes, les étouffaient avec tendresse. Mes pensées confuses se diluaient dans ta présence.

En ce temps-là, déjà, tu avais peur. Mais tu rêvais des mots si beaux... Ils n'étaient jamais à moi, tu ne les confiais qu'au papier. Pourtant parfois, quand tu avais le dos tourné, je savais où fouiller pour déterrer tes trésors. Les larmes aux yeux je mouillais le papier jaune en lisant. Je replaçais les feuilles au mauvais endroit, et tu ne disais rien.

Et maintenant, tu baisses la tête?
Ces mots qui t'ont tant fait rêvé, tu les renies? Mais que deviendront-ils sans toi?

J'entends déjà leurs pleurs d'exil. Je partage l'affliction des sans-patrie, et cogne aux portes de ton coeur pour que tu les laisses entrer, à nouveau. Avoue qu'il te manque, ce rythme brinquebalant, plein d'ingénuité et de fraicheur enfantine. Tu ne crois pas encore que tout soit perdu...
Moi non plus.
Il y a quelque chose à retrouver. Je frôle avec toi ce bord qui nous échappe - pour l'instant. Il suffit que tu serres la main qui passe, là, celle qui traîne toute seule. Je me débrouillerai pour que ce soit la mienne. Et l'extase du monde, que toi seul savais voir, nous la partagerons.

Alors, maintenant, relève la tête.
Ces mots qui t'ont tant fait rêvé, rappelle-les. Et ce qu'ils deviendront, tu en seras seul juge. Ils seront révélation sereine ou passion torturée, qu'importe. Dans ma bouche, ils auront toujours le goût inimitable de la joie.

Tes mots resteront mon murmure préfèré. Et dans chacun des miens, il y aura de l'amour.

vendredi 27 mars 2009

Réponse à un acte de pétage de plomb


Pétage de plomb?

Oui, pourquoi pas, ma foi, ça peut se comprendre. C'est on ne peut plus justifié, ou justifiable. Car l'origine même de tout emmerdement, cette énergie haineuse qui déborde, ce "je-n'en-peux-plus", ça nous tord le ventre et nous remue tout l'intérieur - pauvre petite chose, incapable de trouver la sortie.

Alors le pétage de plomb, vous comprenez... : la seule solution pour que ça parte! Il faut que les coutures craquent, qu'on opère à vif, avec une entaille bien nette et sans bavure. Il faut cisailler joyeusement, faire gicler les pensées stagnantes, les obsessions qui sentent le renfermé. L'exhibitionnisme nous sauvera! Il faut tout montrer, tout faire sortir. C'est au dehors que doivent rebondir les tracas qui nous minent. Là il y a plus de place pour jouer, pour renvoyer la balle; au lieu que coincées dans nos têtes lourdes (lourdes...) les chimères sont à l'étroit. Elles se cognent un peu partout, incapable de se dépêtrer l'une de l'autre; ça forme un grand tas de merde (bullshit?) qui nous encombre. Un truc horrible, impossible à déloger de là. Quelque chose à la fois informe, inidentifiable, inavouable (inimaginable)... et pourtant impossible à ignorer. Pas moyen de contourner l'entassement de nos problèmes. On se réfugie dans les parties de notre conscience encore saines et épargnées. Mais le niveau monte...

Alors oui, moi j'approuve. Le pétage de câble. La crise de larmes. La Désillusion, en personne. Le "hurlement primaire". Retrouver l'extrême, l'inapproprié, le politiquement incorrect. Se nourrir du démon de la perversité? Comme quoi nous sommes toutes sur la même longueur d'onde.

Docteur, peut-on opérer?

Salle de réveil. Pour l'instant, j'expérimente la sortie d'anesthésie. Je crains le moment où les choses me redeviendront trop claires pour que je puisse croire aux hallucinations. Dans le flou, tout se perd, tout se retrouve. Il y a toujours moyen de s'appuyer sur un fantôme. Mais assurément les gentils messieurs en blouse ne vont pas tarder. Ils m'emmèneront dans la salle carrée - à moins que ce ne soit rectangle, avec quatre côtés, et quelques-uns en plus. Et là ce sera horrible.

Plus rien à l'intérieur, ça a craqué, tout a fui.
Oui mais dehors? La certitude du vide et de l'indifférence? La belle machinerie huilée du recommencement des jours : la duplication des banalités, à l'échelle éternelle du temps. La routine, quoi.

Et bah... Vautrons-nous dans le Néant!
Jetons-nous à l'eau! Noyons notre mal de crâne! Buvons la tasse... comme du poison dans l'eau!

jeudi 26 mars 2009

XVII. L'Etoile

(pix: The star - tarot, Sanja, deviantart.com)

Il y a une étoile au fond, quelque chose percé d'éclats, au corps gonflé, et blanc. Ça tient le milieu du décor, c'est presque trop grand; j'y noie des larmes claires. Trop brutal, trop tranché; comment veux-tu que je regarde ça? Toi, tu lèverais les yeux vers cette palpitation mourante, vers cette agonie blanche?

Dommage, peut-être qu'on sentirait un pincement, si on pouvait s'approcher. Peut-être qu'on souffrirait tant que le monde ne pourrait que changer. Comment croire que tout puisse toujours rester indifférent? Moi je n'ai pas cette patience... Alors j'exige de cette horreur, de cette étoile difforme, au fond, qu'elle ne l'aie pas non plus.
Sa lumière se convulse, encore et encore, on dirait des hauts-le-coeur qui ne cessent pas. Je lève la tête, les coulisses s'échappent du plafond pour monter au plus haut (des cieux), comme s'ils voulaient sortir. S'échapper avec eux, moi je voudrais bien.
Et donne-moi ta main, je la prendrais avec moi. Et tu me resteras, un peu, comme ça.

Elle tremble, l'étoile blanche, et je ne peux pas détourner ma vue de sa couleur de mort. Le corps froid et rigide d'un mort. Un cadavre qui se retourne dans sa tombe, qui refuse de se laisser couvrir d'oubli et crache encore un souffle d'air à travers la terre fraîchement retournée de son tombeau.
J'ai le goût de cette terre dans ma bouche, et mes mains se déforment, percées elles aussi d'aiguilles longues comme des mondes qui se fuient. Ce n'est pas juste, tout de même; tout passe en moi et me blesse sans me voir. Je ne mérite même pas qu'on me remarque quand on me fait mal. Mais si je me fondais en elle, la dernière douleur mortelle, l'abomination qu'on me fourre sous le nez, alors je serais grande et belle comme la Faucheuse, je serais ce que tous les hommes regardent, même si c'est du coin de l'oeil.

Je donnerais mes mots, j'abandonnerais en chemin ce à quoi je n'ai jamais tenu. Il faut se dépouiller pour arriver là-haut. Je suis encore chargée de fausses croyances, d'espoirs mal ficelés; c'est normal que tout me semble si lourd.
Tandis que si je pouvais n'être que cette succession de dimensions brûlantes, étirées, acérées, qui se défient et font éclater la structure des choses, alors je dépasserais tout.

Attends! Je viens m'accrocher à toi, me défigurer dans ton sein blanc. C'est le seul moyen pour que tu cesses de me regarder en face. Je veux voir à travers tes yeux, ma belle étoile de mort. Tant de mortels m'entoureront... Et même si c'est difficile, même si ça fait mal de se laisser déchirer pendant l'éternité, au moins je saurai qu'il n'y a plus rien à espérer. Ce sera le dernier espace à occuper, la dernière perspective à tracer.

Et si toi, en bas, tu ne lèves pas les yeux vers moi quand je serai cette palpitation mourante, cette agonie blanche, alors ne crois pas pour autant m'échapper. Je serai l'horizon de ta vie entière, l'anse de tes pas, le berceau de tes mots. Rien de ce que tu seras ne me sera étranger. Tu vivras, tu mourras face à moi. Tu existeras dans ma présence torturée.
Oh, je sais, tu t'en moques. Tu ne crois pas à mes délires. Tu ne crois pas qu'il y ait cette monstruosité qui t'attende, au fond de la scène. Eh bien, c'est du théâtre. On conserve toujours un temps ses illusions.

Mais je te les déroberai.

mardi 24 mars 2009

Moment. 24/3

(pix: Bonzai, kittcat)

Bonsaï:

Gazouillement vert, au fond du pot. Et ça devient simpliste et gâteux au possible. Redessiner chaque feuille, de l'oeil, pour voler des risettes. Serre encombrée des paisibles petits représentants du règne végétal; atmosphère de sieste. La photosynthèse nargue le ciel tout moche (pollution et mauvais temps). Du blond, tremblotant, au milieu des berceaux de branches. Du bleu, dissiminé en halo, autour d'un visage. Naissance officialisée, émotion des parents. Main qui s'approche, hésitante. Le nouveau venu babille gaiement; regardez l'immobilité du geste, l'impassibilité enfantine, et les milliers d'yeux tournés vers Dieu. Car qui est Dieu pour la jolie bébête?
Satisfaction ébouriffée. Landau inaperçu dans le bruissement des pas, des métros. Froid qui pétille au bout des doigts, grimace débile à l'intérieur. Pour le plaisir.

lundi 23 mars 2009

Moment. 22/3

(pix: Lueur RER, Clad-Oara)

Éclaircie:

Repos de la lumière, entre deux eaux. Confettis clairs jetés sur les vitres en lambeaux, brouillées de traînées grises. Crissement du métal sur le rail, caoutchouc des portes brusquement détendu. Pollen du jour qui se faufile entre les doigts serrés. Agitation nerveuse sur le genou. Soleil pulsant, compartiment nimbé d'or en poussière. Blancheur des vagues éclats du soir, rayures du sombre sur le clinquant des cieux. Regard retenu sur le seuil du surgissement. Courbe identique qui creuse l'invisible, derrière la tôle du wagon.

dimanche 22 mars 2009

Les marées du ciel



Retourne-toi. Stop. Marque l'arrêt, indécis, entre le blanc et le bleu. Cherche l'horizon mince, et la limite. Cherche encore la dent crénelée, le chapeau renversé. Et quand tu auras trouvé, retourne-toi, retourne tout, et cherche encore.

Sais-tu sentir la différence, l'oscillation de l'aiguille entre deux secondes? L'agencement prodigieux des formes?
Et mes nuages à moi, qui les trouvera? Si tu ne lèves pas la tête, ils passeront, les coups de gueule du vent, et les mondes en rafale. Peut-être qu'en regardant à nouveau, il n'y aura plus rien. Ce sera tout noir, ou tout blanc. Doux, brutal, indéfinissable. Ça n'aura plus rien du beau miroir de rêves qui nous coiffait, avant.

Saute, essaye, si tu touches le plafonds, si tu touches... Prend garde, tout se défait si vite. Mais avec un peu de précaution, les doigts du poète pénétreront l'écume des jours. Ils s'étireront, se déformeront, ils ne seront plus que d'immenses palmes, prêtes à brasser l'idéal. Ça batifolera, là-haut. Dans le grand bain mouvant, marbré des lignes que laisse l'eau sur la plage quand elle s'embête, les mots s'agiteront ; et il y aura de la mousse, assez pour que les flocons arrosent nos corps, en bas. Oui, tu verras, si tu regardes. Ça débordera.

Surtout, retourne-toi.
Bâtis des cartes, balise les chemins. Comme ça tu verras qu'ils changent sans cesse. Recommence l'ouvrage inutile, et tu pourras renoncer, avec un plaisir inouï, à tes certitudes.
Dessine la poitrine généreuse, remonte le bas d'une jupe; jette au vent les pissenlits en fleurs des cumulus, duveteux comme l'enfance.
Et si le trait t'échappe, affermis ta prise.

Pour sentir l'éternel qui passe.

vendredi 20 mars 2009

Moment. 17/3



Ramifications veineuses:

Milliers d'antennes tronquées dardées vers le ciel. S'arrêtent à mi-course, indécises, si bien que chaque embranchement ne mène qu'à un avortement de sentier. Rigides, immobiles quand le vent chuchote; c'est l'arbre tout entier qui bouge. Disproportion. Le tronc est large et nu, les capillaires sont nus mais acérés. Foisonnement d'aiguilles implacablement souligné par le bleu. Au-dessus des têtes. Nuage de ramifications entremêlées, bourdonnement des formes. Pas un mouvement, seule la sculpture, dénuée de feuilles, balaie le ciel de sa hauteur. Soleil, par alternance, entre les moignons de branches.

lundi 16 mars 2009

La funèbre danse des idées tristes

(pix: Long Waited Wind, jdmwu)

On tranche nettement le ruban, pour ne pas avoir à entailler plusieurs fois. Les deux pans rouges retombent mollement de part et d'autre de la boîte, et l'enfant, ravi, adresse un sourire exubérant à la famille rassemblée. L'ensemble forme un tableau heureux. Quelques perles égaient les décolletés fanés des grands-mères, et les notes de parfum, cachées derrière les lobes d'oreille, s'échappent de leurs refuges pour se mêler à l'entêtante cannelle.

Une robe longue s'ennuie, penchée sur l'accoudoir. Le murmure des conversations, les éclats silencieux de la joie commune s'échouent sur les franges de son tissu clair. Un pieds blanc, nu, barbote dans l'indifférence; dessous le lourd jupon, il remue avec agacement, levant la tête contre le courant, bravant la satisfaction générale. Le battement de la cheville fait cogner les ongles sur la table basse. Au-dessus trône un ours en peluche, qui ne sourit pas. Mais dans ses yeux se reflète la lueur des bougies, si bien qu'on croirait le voir s'échauffer au contact des niaiseries de Noël.

Les ciseaux traînent sur la table, attendant d'être à nouveau saisis pour défaire un emballage rebelle. Les vendeuses sanglent toujours les paquets avec ces rubans fins, dorés ou argentés, impossible à défaire à la main, et qui entaillent la chair quand on s'y attaque avec insouciance. La main aux doigts osseux, qui repose sur la robe longue, froisse le tissu clair en laissant le froufrou du papier cadeau remplir un instant le brouhaha de la pièce, gober le bruit des conversations, puis mourir, dans le sac plastique, sous le sapin. Il n'y a pas un seul morceau de papier rouge par terre, on a tout mis dans le sac, et l'enfant a failli pleurer quand on lui a dit que le papier, il ne faut pas le garder.

- Ce n'est pas ça, le cadeau, mon chéri, ça c'est juste pour faire joli.
- Mais j'aime bien quand c'est joli.
- Et bien, tu peux en garder un petit morceau, mais pas tout.

Et les carcasses de papier sont alignées, avec soin. On choisit le plus bel échantillon, et l'enfant le pose sur la table, sous la protection de l'ours en peluche. Il a les yeux dorés, presque incandescents. La robe longue détourne la tête. Elle n'aime pas être fixée ainsi. Les boules de l'arbre de Noël se renfoncent dans leur duvet plastique, comme pour devenir encore plus rondes et se gonfler de la chaleur du foyer. C'est vrai qu'il fait chaud, quelques buées s'esquissent sur les double-vitrages. Les volets sont rabattus, sans être pour autant fermés, et dans l'interstice laissé par les deux battants de bois noir, se devine la bande noire du ciel et les lignes d'étoiles.

- Mélanie, ma chérie, c'est pour toi.

L'ongle cesse de cogner contre la table basse. Une boucle blanche se trouve coincée entre deux doigts ridés qui s'appliquent à la lustrer, à lui donner une courbure parfaite. Au passage, la main frôle le rouge à lèvre généreusement appliqué. Sur les deux phalanges qui s'acharnent dans le blanc de la coiffure s'impriment des traînées rouges, à peine plus sombres que la peau parcourue de taches de vieillesse. Puis la main quitte son ouvrage pour tendre un paquet rose à la robe longue, dont la tête repose sur les genoux.
- Merci.
Le paquet est ouvert sans impatience. Son contenu est posé par terre, à côté des monceaux de livres et de vêtements. Les deux yeux restent immobiles, perdus dans le flou d'une méditation médiocre.

- Merci.

Encore des dons, dont la chaîne s'allonge, au fil de la soirée qui traîne en longueur. Les deux yeux restent immobiles. Le vert, à droite, semble prêt à s'éclairer d'une fureur monstrueuse. Il abrite de la colère et du dégoût; chaque seconde le rend plus brillant, incapable de soutenir la lente marche des aiguilles vers le jour d'après. Le bleu, à gauche, est voilé d'une tristesse légère, à peine consciente d'elle-même. Les formes insaisissables modelées par la couleur, dans les iris, tracent le prénom d'un disparu épris d'oubli.

Le couple, vert et bleu, bleu et vert, allume deux flammes rebelles dans l'ovale du visage. Les lèvres, fines, sont à peine visibles. L'ensemble fait peine à voir; il y a là une terrible contradiction que les chants de Noël, les cris de l'enfant, les parfums s'échappant des décolletés, ne parviennent à résoudre. Heureusement, la longue robe dissimule en partie cet ennui douloureux; elle offre des plis et des replis dans lesquels peut s'incarner la funèbre danse des idées tristes.

samedi 14 mars 2009

Au bord du noir

(pix: Freezorios by DaemonGFXvoid)

Le flou imposait son point de vue, l'apogée du soir était connu de tous. Sans frémir nous nous approchions des carreaux en tendant les mains, les bras, en écartant les doigts. Le Dôme entier, par nos membres déformés, tirait à lui la nuit à peine enfantée. Cela faisait des jours qu'il n'avait pas fait Nuit, et nous avions besoin d'obscurité. J'avais faim, faim d'un éclair sombre, replié sur le ventre de l'Etoile. Je voyais l'écoulement noir des pleurs du couchant, les traînées sales au bout de la route, et l'heure du dîner approchant. L'odeur de l'assouvissement prochain m'enivrait déjà.

Je m'apprêtai à mordre la pulpe du rayon tardif, retenant l'extase prête à m'envahir, lorsque je m'aperçus qu'il n'était pas là. Ce n'était pas gênant, pour la Consommation. Il n'était pas utile que chaque membre du Dôme soit présent pour que le festin ait lieu. Mais mon excitation en fut diminuée, je me trouvais comme privée de mes pleines capacités. Il n'avait pu mettre en défaut mes espoirs, je l'avais tant voulu présent qu'il n'avait pu se dérober à mes injonctions silencieuses... Je murmurai la Foi, rapidement, cherchant à retrouver mon calme dans la litanie des siècles; je ne pouvais pas perdre ma concentration si près de l'épanouissement.

La Consommation approchait. Nous étions tous immobiles, plus que jamais arqués contre le rayon de la lune naissante, offrant nos chairs blanches et nues au regard de l'étendue désertique, dehors. Il fallait se dépouiller pour approcher le berceau de l'enfant nocturne.
Le Mentor, devant moi, fut parcouru d'une décharge brutale. Il ne laissa échapper aucun gémissement, mais nous pouvions tous ressentir la merveilleuse douleur qu'il contenait pour nous. C'était à lui que nous devions de pouvoir jouir de la Nuit, c'était lui qui protégeait la communauté, lui offrant un plaisir pur et sans déchets.
Mes dents hissèrent leur éclat d'ivoire par-dessus mes lèvres rouges, luisantes. Il n'était toujours pas là. Il devait être là, comme nous tous il avait besoin de Consommer. Je sentais l'angoisse me tordre le ventre. C'était trop proche, trop près, et j'étais toujours en manque de lui.

La trompette jeta sa note criarde, les incantations vibrèrent dans les milliers de bouches ouvertes, difformes, offertes au mets éternel du ciel. La porte, derrière, chancela et s'ouvrit, non pas tournant sur ses gonds, mais comme libérée du châssis de bois noir, et mue de sa propre volonté. Le son de l'Appel persistait, mais je ne l'entendais plus. Il était là, le dos voûté, les yeux baissés, occupant l'espace des visions, immense et dépassant sa taille humaine. Les autres membres Savouraient déjà, mais je m'étais détournée, m'éloignant malgré moi de la divine offrande que goûtaient mes frères.

Non, à cet instant, il n'y avait plus, dans le sein énorme du Dôme, balafré de longues colonnes de marbre, torturé de pointes de fer sombre et de visages d'onyx, que cet homme au regard clair, presque blanc, qui gardait la tête baissée, et offrait à mes regards ses cheveux noirs, moirés de blanc, son cou d'albâtre, ses épaules puissantes. Je ne bougeais plus, mais déjà je ne pouvais plus prendre part au Dîner. Il était trop tard pour moi. Les autres restaient impassibles. Je savais qu'ils ne pouvait rien voir d'autre que cette communion avec l'astre noir, que cette incarnation dans la nuit débutée. L'Extase durerait quelques minutes, pendant lesquelles je serais exclue du Corps, particule parmi l'infinité à ne pas me Rassasier.
Mais il me donnait ma nourriture. Ma volonté, en moi, se redressa, comme sous l'effet d'une dévoration brutale, mais ce n'était pas ça. C'était la courbe de cet homme, le décalage qu'il instaurait dans la structure des choses, dans l'architecture du monde, c'était le flou dont il affligeait le réel qui m'obsédaient. Comment pouvait-il se tenir là, et survivre dans l'Entre-Deux? Qu'est-ce qui avait changé en lui? Qui était-il devenu? Je soupçonnais la vérité, mais ne la découvris que lorsqu'il leva les yeux vers moi.

Il savait où j'étais. Ses paupières translucides battirent sans peine dans ma direction et les pupilles plus noires que la nuit dont se nourrissait à présent le Corps, moi excepté, me saisirent l'âme avec violence. J'étais prisonnière. En une fraction de seconde, il fut à mon côté. Il avait banni l'espace-temps, comme on chasse un vulgaire moucheron dans la chaleur du mois sacré. C'était pour cela qu'il était différent.
Il avait amorcé la Mutation. Il n'avait plus besoin de nous, plus besoin du Dôme et de la Consommation, plus besoin d'être un parmi les autres. Il était l'Un. C'était nous qui avions besoin de lui, maintenant. C'était moi.

J'avais les larmes aux yeux à force d'user mon regard au contact de sa peau éclatante de lumière. Il prononça mon nom, soufflant les syllabes comme on prononce les sortilèges, sans force, mais avec le poids immémorial des murmures d'outre-tombe. Il prononça mon nom et s'approcha encore. Sa bouche était d'un rose parfait, sans trace des blessures de l'âge. Elle se referma sur la mienne, emprisonnant ma conscience de sa conscience supérieure. Il me domina aisément, faisant ployer mes incantations désespérées. Je cherchais autant à le repousser qu'à l'attirer plus près, plus profondément. Il dut sentir que j'étais prête à me sacrifier pour lui livrer ma Foi, que j'étais prête à nourrir sa force en embrassant l'anéantissement; il hésita un instant sur le pont enjambant mon existence et menant à l'accroissement de l'Un par la disparition du membre. Un instant, je m'étonnai que les Mutants puissent encore éprouver ces balancements de la volonté qu'on nomme faibles et qui sont moins qu'humains. Puis je fermai les yeux, dérobant à ma vue les lignes parfaites de son visage, l'ovale, impossible à regarder, de sa fulgurance sublime. Je voulus mourir en lui et me laisser déborder.

La vague s'arrêta et je ne sentis pas l'engloutissement. Sur le bord de cette blessure mortelle que je voulais qu'il m'inflige, il s'arrêta. Ce fut comme s'il se contentait d'effleurer la limite de notre altérité, la ligne menant à notre union finale, par laquelle il se serait agrandi de moi en me supprimant. Mais ce fut lui qui s'en alla. Il partit, me laissant la victime de ses tentatives d'absorption. Je ne comprenais pas. Il me rendait à moi quand je ne voulais plus rien être que lui. J'étais désemparée. Pourquoi m'épargnait-il?

Le Corps finissait de Consommer la Nuit. Personne n'avait rien vu. L'éclair de sa silhouette demeurait aux frontières de mon champ de vision, mais je ne le voyais plus. La porte gisait, ouverte. Il me sembla un instant que rien n'avait été.
Je compris.
Sous le goût de son baiser s'attardant sur mes lèvres, je reconnus l'Invitation. S'il n'avait pas achevé la destruction de mon être pour sa propre Naissance, c'était pour me montrer la voie. Sa façon à lui d'assurer mon initiation. Il me montrait que je n'avais plus besoin du Dôme, de la Consommation, plus besoin d'être une parmi les autres. Je pouvais être l'Un. Il m'offrait la Mutation.

Je l'acceptai, sachant ce qu'il devait m'en coûter. Sachant surtout qu'il me serait impossible, sans cela, de trembler à nouveau sous la caresse de son corps éclatant, sous la pression étouffante de sa présence. Impossible, sans cela, de retrouver le martèlement de mon coeur perdu entre ses lèvres entrouvertes et ma gorge brûlante.

Je m'arrachai à l'immobilité et tournai le dos à mes frères. Au passage de l'Entre-deux je sentis à peine mon âme se tordre de douleur.
Et disparaître.