lundi 27 avril 2009

Meurtre au clair de lune


(pix: Blood Fix by Eueu, deviantart.com)
- Alors, t'as fini l'boulot ? Eh mec, me dis pas que t'as encore torché ça !
- Mais pour qui tu m'prends ?! C'pas parce qu'une fois j'ai déconné, et puis tu sais c'était qu'une dose de rien du tout, que j'suis un raté ! J'suis encore capable d'éventrer un mec, alors ferme ta gueule !

Il me gonflait, l'autre, il arrêtait pas de faire jouer ses biceps sous son maillot. Il serrait les poings, près du bassin, et les muscles gonflaient, énormes, dans le prolongement des épaules carrées. J'étais sûr qu'il allait la péter, un jour, sa combinaison pourrie. En plus ce rose flashy, ça faisait des reflets bizarres à la lueur des clopes qu'on alignait, tous les cinq, côte à côte.

- Hé Bob ! Arrête de t'astiquer les biscoteaux, ça va, hein !
- Et puis un peu d'respect pour le macchab'...
Rires.
C'était Maxence qu'avait sorti cette connerie, bien sûr. Mais peut-être qu'il avait raison. Je ne m'étais jamais demandé ce qui se passait quand je descendais un mec. Quand j'ouvrais lentement son pardessus, que je déchirais de la pointe du couteau le T-shirt souvent trempé - de sueur ? de peur ? - ou quand je pénétrais délicatement dans la peau du ventre, avec ce qui me tombait sous la main. Peut-être bien que ce gars-là, sur le point de s'barrer, sur le point de pouvoir se tailler à toutes jambes, grâce à moi, ce qu'il voyait en dernier c'était les biceps de Bob en train de rutiler sous l'éclat des cigarettes. Peut-être que son spectre, il ouvrait les yeux sur ces mêmes muscles obèses. Pas très drôle comme réveil. Un peu dégueu.
Un jour, je me suis souvent dit, je lui foutrai un bon coup de couteau dans les deux bras.

En attendant, il fallait rester là. Attendre les ordres.
La plupart du temps, je n'étais pas bavard. Après le travail, je me posais contre un mur, je tirais mes taffes avec lenteur, et j'espérais que les autres ferment leur gueule aussi. Les autres, c'est-à-dire Maxence et son frère Marco, efféminés comme pas possible, mais redoutables au corps-à-corps ; Bob et ses muscles en surnombre ; et la Bohémienne, Naïa. Belle gonzesse, larges hanches et ventre plat. Bien sûr, une poitrine à se damner, et le cul qui va avec. Une bombe, quoi. Mais une vraie. On touche pas, sinon ça explose.

Alors je touchais pas, non. Je restais là à attendre que le "défunt" (j'adore utiliser ce mot, c'est si... correct) se vide de tout son sang. Ce qui est con, c'est que j'adore acheter des pompes. Et que le cuir, même de première qualité, ne fait pas bon ménage avec les éclaboussures de sang.
Évidemment, c'était les inconvénients du boulot. En échange d'un salaire confortable, les taches luisantes à nettoyer chaque matin, l'odeur du cadavre qui vous imbibe la gueule - mais ça, encore, on s'y habitue.

- Putain mais qu'est-ce qu'ils attendent ? Ça fait une demi-heure qu'il refroidit, le gars. Bon, on est sûr qu'il est mort, non ? Alors on passe aux funérailles ou on s'barre tout de suite !
Marco. Même quand il utilise les mêmes mots que nous, j'ai l'impression que ça fait plus chic. Il a une voix un peu suave, une voix de meuf, c'est ce qu'on lui dit toujours. Et son visage, ses joues toutes lisses, ses yeux ronds de bébé, ses bouclettes blondes, pour ça oui, ça lui donne l'air d'une diva. Si, bien sûr, on oublie la vilaine cicatrice qui lui tient lieu de bouche.
- On poireaute et c'est tout. Tu connais le principe. Alors pourquoi tu râles tout le temps, bordel ? Moi aussi j'me fais chier. Et bah je chie en silence.

Des rires silencieux secouent nos silhouettes noires. J'ai l'impression d'être en mode vibreur. Mais bon, ce serait con de se faire remarquer. Après toutes ces années de cadavres et de tortures, sans un seul ennui avec la police locale. Qui a dit que les flics étaient des emmerdeurs ? Moi ils me laissent bien tranquille pioncer chaque jour dans mon lit, avec le flingue et le scalpel sous l'oreiller.
- Fermez vos gueules. On attend. C'est tout.

Ma voix ramène un silence boudeur. Ce n'est pas que je sois le chef de notre petite bande, ça non. Mais bon, faut bien qu'un de nous sache se faire respecter. Et bah c'est tombé sur moi. Peut-être que ça a à voir avec la fois où j'ai corrigé Steven. C'était le p'tiot qu'on nous avait foutu dans les pieds, pour nous aider, soi disant.
Qu'est-ce que je peux vous dire ? Insupportable, il était insupportable. Toujours à claquer sa grande langue blanche dans sa bouche trop longue. Un clac comme ça que ça faisait ! Sans s'arrêter. Maxence finissait de vider une grand-mère, près du caniveau. La tâche était plus difficile que prévue, la vieille se débattait, et on avait failli se faire repérer par un drogué qui baladait son chien - ou qui se faisait balader par son chien, d'ailleurs, on avait pas trop compris. Finalement tout est rentré dans l'ordre. Maxence a découpé l'autre garce, assez habilement d'ailleurs. Les traînées collantes sur le mur ressemblaient presque à un dessin d'enfant, un peu naïf, mais émouvant.
C'est que ça m'émeut toujours un peu ces moments-là. Le dernier souffle, rauque. Parfois une convulsion, ou un regard bouffé par la peur. Et puis plus rien. Sublime, quand tout se termine. Y'a pas meilleur que moi pour finir les choses.
Tout était rentré dans l'ordre parce qu'ensuite j'avais attrapé Steven par le cou, je lui avais sorti sa putain de langue d'albinos et je l'avais tranchée d'un geste bien net - du travail de pro, vraiment, vous pouvez me croire.

Enfin, depuis ce jour, quand je disais: "On la ferme.", on la fermait.
Une des récompenses du talent, je me dis.

Une clope se rallumait au mégot de l'autre. L'air était saturé de nicotine, ça me piquait presque les yeux. J'avais la main posée sur mon portable, au cas où l'autre appellerait. A vrai dire, ça ne me dérangeait pas de laisser passer le temps, là, près du porche, en gardant un oeil sur le cadavre. C'était même apaisant.
Je me bougeai le cul un peu, histoire de détendre l'atmosphère. De délier les tensions latentes. C'est qu'il mettait du temps à appeler, ce con.
Enfin bref...
Je m'approchai de la vieille peau fripée qui gisait sur le bord du trottoir. Cette fois-ci je n'avais pas loupé mon coup. Fallait arriver à lire sous tout ce rouge, et c'était pas facile... Mais si on se penchait bien, si on oubliait les croûtes de sang séché et les bouts de vêtements, on voyait la blessure bien nette, aux bords délicatement ciselés. Tout en douceur.
"C'est ça, l'secret les mecs. La douceur." Ils me croyaient jamais. Tant pis pour eux. Je restais à la première place.

- Eh les mecs, vous captez ça ? Y'a un putain d'salaud qu'a foutu la radio d'y a 50 ans ou quoi ?
On entendait soudain de la musique, ça devait venir d'un des vieux immeubles autour. Les autres se sont mis à râler.
- Putain on s'fait chier bien profond, si en plus les péquenots du coin s'mettent à nous tartiner les oreilles d'leurs violons, laisse tomber j'arrête ce boulot.
- Non mais sans déc', c'est quoi c'truc ? La daube qu'on te balance quand t'attends trois heures au téléphone avant de tomber sur la nana qu'il faut ?
Etc.

Je fronçai les sourcils, mais j'étais plus invisible dans la nuit qu'un chat de gouttière. Les autres se balançaient des vannes en se frappant les côtes. Des grands macaques, je me disais. Enfin, des macaques efficaces, au moins... Et Bob avait cessé de matter ses muscles.
J'arrivais à peine à entendre la mélodie, elle était coincée plus haut, dans le noir du ciel. Ça devait venir d'un étage élevé.
Et puis d'un coup, j'ai choppé une note, une seule, et j'ai reconnu le morceau, comme s'il attendait depuis des plombes que je le retrouve dans ma mémoire en bordel. C'est con mais avec cette seule note que moi seul j'avais récupérée, je me sentais bien, cool. Zen. Peut-être parce que c'était beau. Peut-être parce que c'était soir de pleine lune, et que la coïncidence qui nous tombait dessus me faisait marrer. Peut-être même parce que le piano, à peine audible, rendait le spectacle encore plus attendrissant - le macchabée, les rigoles de sang, les étincelles de nos clopes, le rose flashy de la combinaison de Bob.

- La ferme, je chuchotai.
Ils ont fini par se taire.
- Le Clair de Lune de Beethoven.
Un temps. Silence arrosé de quelques notes.
- Euh... qu'est-ce que tu nous gerbes, Franck?
- La musique. C'est le Clair de Lune.
- Ah.

Tous se taisent. Oui, on ne sait pas toujours ce que les gens ont fait, avant de se retrouver à trouer d'autres gens. Oh, y'a pas de mal à garder un peu de mystère.

C'est Naïa qui prend la parole. On l'entend pas souvent mais là, elle ouvre la bouche avec une grimace et tend son doigt vers la lune toute ronde qui plane au-dessus.
- Un jour j'lui crèv'rai la gueule à cette pouffiasse.

On lève tous la tête, pour mieux voir. Peut-être qu'on voudrait être sûr que Naïa, elle va quand même pas la bousiller, la lune.
Parce qu'après on y verrait encore moins la nuit.

3 commentaires:

Eunostos a dit…

...hé, mais... la suite !!

Lineyl a dit…

Tu en voudrais vraiment une?
Parce que, pour ne pas te mentir, il n'y en a pas de prévue au programme...

Eunostos a dit…

Je m'en doute bien ! mais c'est frustrant d'arriver à la fin, parce qu'il n'y a pas vraiment de dénouement, c'est juste une sorte d'aperçu d'un monde, et il y a assez de profondeur pour qu'on ait l'impression de se trouver devant une page de roman...