mercredi 29 avril 2009

FG - Fouillis génial / Virginale débilité.

(pix: Happiness, par Jorgepacker, deviantart.com)

Des bu-bulles... Plop, ça fait des claquettes dans l'air froid. Tu n'as qu'à pétiller, pareil ! T'exploser la tête à la faire rêver, tourner les yeux partout, tout voir, dévorer les visages, rire des éberlués ! Interloque le monde, chatouille-lui l'oreille.
Les petits parasites curieux ne grouillent pas assez dans les rues de Paris.

La guitare à l'épaule, le sourire dans la poche - à portée de main et d'un geste, tout de feu et de bravade, le voilà ! Tu sors le lapin de son chapeau, la bonne humeur de son berceau. Dégringole de tes hauteurs, vautre-toi dans les bêtises, pourlèche-toi les lèvres (ou trouve quelqu'un pour le faire à ta place...) !

Chut, chut ! Ne pas dire, ne pas parler. Laisser la malice couver et la libérer brutalement, ça arrose encore plus. Du champagne, plein, en mousse, en gouttes, en gargouillis ; dans les gorges, sur les visages. L'écume du bonheur, l'alcool de l'insouciance. Bam, bam ! Tout en éclaboussures ! C'est des zébrures dans les gosiers, au bord des lèvres, à partager dans un bisou.

Wouaaaahhhhh !
Et ce serait mièvre ? Oh non, bien sûr ! Violent, gratuit, inexplicable, mystérieusement bête. Reconstruire le "Paradis de la Stupidité", ou plutôt le retrouver. Chopper le salaud qu'avait paumé les clefs !
Et puis sur les gazons mal tondus, en se piquant le ventre à l'herbe rêche, rouler de longs après-midi entre amis ; malaxer des rêves et des vannes foireuses. Se lever brusquement, avec fièvre, pratiquer l'indignation à outrance et retomber, désarticulé par un fou rire... Rire à en pleurer, et faire déborder la couleur de l'iris.

Gober le jour, d'un seul geste, en le défiant de revenir... Toujours le retrouver à l'aube pour de nouveaux pieds-de-nez !

Se réveiller sur l'arc-en-ciel des pitreries !

mardi 28 avril 2009

Arrêt


(pix: Burtonesque Canvas, par masKade, deviantart.com)

Ils se tenaient par la main, silencieux sous la bruine de mai. Les voitures et les piétons, en ombres chinoises sur la toile grise du jour, tourbillonnaient autour de ce centre de gravité - ce point de fusion, leurs deux mains nouées.

Je les suivais depuis quelques minutes, bien malgré moi je crois. Je n'avais nul endroit où aller, je laissais à mon corps la liberté de se mouvoir comme il l'entendait. Mon sac, trop lourd, battait contre ma hanche droite et un léger pincement me dévorait le cou. Mes cheveux collaient sur mon front. J'allongeai soudain mes enjambées, pour ralentir le rythme de ma marche.
Je restais prudemment à une dizaine de mètres derrière eux. J'ignore pourquoi j'éprouvais le besoin de conserver une démarche naturelle, l'apparence d'une flânerie. Peut-être parce que beaucoup de gens trouveraient étrange de suivre des inconnus comme ça, au hasard, dans la rue.

Je ne trouvais pas ça plus incongru que de déambuler seule, sans point de repère. Au moins là, j'avais l'impression d'avoir pris le train en marche. Je nouais mes pas à leurs deux silhouettes confondues. J'appréhendais le moment où leur étreinte se relâcherait, comme s'il me faudrait alors choisir où m'engager. Mais nulle bifurcation ne semblait approcher.

Sans cesser de longer avec eux le Panthéon, puis de descendre la rue Soufflot, et de me diriger vers... - vers où ? eux seuls le savaient - je voyais, à la lisière de mon champ de vision, passer les gens comme des pantins. Aucun geste imprévu, tout semblait tiré au cordeau. Les distances à parcourir étaient rationalisées et le paysage parisien se retrouvait tissé de trajectoires rectilignes. Des droites, des angles brutalement abordés, des arrêts nets. La propreté des mouvements se mêlait aux lignes sombres des pavés, traçant l'immuable quadrillage sur lequel nous évoluions.

Devant moi, ils continuaient de se mouvoir, avec insouciance. Je les voyais de dos mais j'étais sûre qu'un imperceptible sourire, l'effleurement d'une joie légère, passaient sur leurs lèvres. Il y avait tant de simplicité dans leur façon d'être que j'en étais toute retournée. A croire que nous ne vivions pas dans le même monde, que ces barrières que je croyais infranchissables, certains parvenaient à les abolir.

Un SMS réclama mon attention du fond de mon sac, avec un pleur geignard. Je l'ignorai.

Je tâchais de calmer mes doutes, d'apaiser le monstre qui me dévorait le ventre, mais c'était peine perdue. La vue de ces doigts entrelacés, devant moi, me plongeait dans une perplexité croissante qui se mêlait à mon malaise matinal. Il y avait là comme un mystère que j'avais besoin de palper ; j'aurais voulu m'y loger, invisible de tous. On m'aurait oubliée, pour un temps. Mieux, je me serais oubliée dans le balancement des deux bras, lovée entre le coude et l'ongle, quelque part dans l'accroche d'un être à l'autre. Il me semblait que pouvoir être à la fois l'un et l'autre, exister au point précis où se défait l'altérité, c'était ce dont j'avais besoin. Là où je pourrais reposer... et bien, en paix. C'est bien comme ça qu'on dit.

Mais je me contentai de suivre ce couple, approchant maintenant des hautes grilles du Luxembourg. Je me contentai d'être à la traîne, en retard sur ma révélation.
Tout ceci était d'un pathétique. A bien y regarder je ne faisais que balader mon esprit fatigué et mon corps éprouvé sous la pluie crasseuse de Paris. Sans raison, sans justification, je laissais les précieuses minutes de mon agenda quotidien fuir autour de moi, négligées. Je refusais de leur donner sens, je ne savais que les orienter dans une seule direction : la fuite.
De quoi ? Vers quoi ?

Et puis d'un coup, le temps d'un battement de cils trop longtemps prolongé, à cause de cette larme qui épousa ma joue, traçant son sillon humide dans mon fond de teint, ils n'étaient plus là.
Leurs mains s'étaient peut-être séparées, je n'en savais rien. Quoi qu'il en soit, mes réflexions oppressantes se retrouvaient brutalement sans échappatoire. Plus d'arbitraire à suivre. Et les gens autour de moi s'enfonçaient sous leurs parapluies, irrémédiablement seuls.

Je réajustai l'écharpe qui flottait mollement autour de mon cou, sans savoir où aller. Un vide destructeur me ravageait, un vide qui n'était pas fait pour être comblé, qui ne demandait pas à l'être. Que pouvais-je lui répondre ? Je ne savais que l'héberger, le nourrir parfois, de temps en temps je parvenais à l'affamer et à le rendre faible. Mais malgré moi je savais qu'il demeurait tapi entre les sinuosités de mon humeur changeante.
Caché dans des replis de tristesse et des vallées d'interrogations où personne ne viendrait porter de réponse.

Je m'assis quelque part, prenant place dans une immobilité prolongée. J'écoutais le bruit de la circulation, le bruit des gens et des pigeons pour ne plus entendre le martèlement de mon angoisse. Quelques nausées m'assaillirent et me laissèrent essoufflée, le corps penché en avant vers le bitume noir.
Je fermai les yeux, je voulais tout éteindre.

lundi 27 avril 2009

Meurtre au clair de lune


(pix: Blood Fix by Eueu, deviantart.com)
- Alors, t'as fini l'boulot ? Eh mec, me dis pas que t'as encore torché ça !
- Mais pour qui tu m'prends ?! C'pas parce qu'une fois j'ai déconné, et puis tu sais c'était qu'une dose de rien du tout, que j'suis un raté ! J'suis encore capable d'éventrer un mec, alors ferme ta gueule !

Il me gonflait, l'autre, il arrêtait pas de faire jouer ses biceps sous son maillot. Il serrait les poings, près du bassin, et les muscles gonflaient, énormes, dans le prolongement des épaules carrées. J'étais sûr qu'il allait la péter, un jour, sa combinaison pourrie. En plus ce rose flashy, ça faisait des reflets bizarres à la lueur des clopes qu'on alignait, tous les cinq, côte à côte.

- Hé Bob ! Arrête de t'astiquer les biscoteaux, ça va, hein !
- Et puis un peu d'respect pour le macchab'...
Rires.
C'était Maxence qu'avait sorti cette connerie, bien sûr. Mais peut-être qu'il avait raison. Je ne m'étais jamais demandé ce qui se passait quand je descendais un mec. Quand j'ouvrais lentement son pardessus, que je déchirais de la pointe du couteau le T-shirt souvent trempé - de sueur ? de peur ? - ou quand je pénétrais délicatement dans la peau du ventre, avec ce qui me tombait sous la main. Peut-être bien que ce gars-là, sur le point de s'barrer, sur le point de pouvoir se tailler à toutes jambes, grâce à moi, ce qu'il voyait en dernier c'était les biceps de Bob en train de rutiler sous l'éclat des cigarettes. Peut-être que son spectre, il ouvrait les yeux sur ces mêmes muscles obèses. Pas très drôle comme réveil. Un peu dégueu.
Un jour, je me suis souvent dit, je lui foutrai un bon coup de couteau dans les deux bras.

En attendant, il fallait rester là. Attendre les ordres.
La plupart du temps, je n'étais pas bavard. Après le travail, je me posais contre un mur, je tirais mes taffes avec lenteur, et j'espérais que les autres ferment leur gueule aussi. Les autres, c'est-à-dire Maxence et son frère Marco, efféminés comme pas possible, mais redoutables au corps-à-corps ; Bob et ses muscles en surnombre ; et la Bohémienne, Naïa. Belle gonzesse, larges hanches et ventre plat. Bien sûr, une poitrine à se damner, et le cul qui va avec. Une bombe, quoi. Mais une vraie. On touche pas, sinon ça explose.

Alors je touchais pas, non. Je restais là à attendre que le "défunt" (j'adore utiliser ce mot, c'est si... correct) se vide de tout son sang. Ce qui est con, c'est que j'adore acheter des pompes. Et que le cuir, même de première qualité, ne fait pas bon ménage avec les éclaboussures de sang.
Évidemment, c'était les inconvénients du boulot. En échange d'un salaire confortable, les taches luisantes à nettoyer chaque matin, l'odeur du cadavre qui vous imbibe la gueule - mais ça, encore, on s'y habitue.

- Putain mais qu'est-ce qu'ils attendent ? Ça fait une demi-heure qu'il refroidit, le gars. Bon, on est sûr qu'il est mort, non ? Alors on passe aux funérailles ou on s'barre tout de suite !
Marco. Même quand il utilise les mêmes mots que nous, j'ai l'impression que ça fait plus chic. Il a une voix un peu suave, une voix de meuf, c'est ce qu'on lui dit toujours. Et son visage, ses joues toutes lisses, ses yeux ronds de bébé, ses bouclettes blondes, pour ça oui, ça lui donne l'air d'une diva. Si, bien sûr, on oublie la vilaine cicatrice qui lui tient lieu de bouche.
- On poireaute et c'est tout. Tu connais le principe. Alors pourquoi tu râles tout le temps, bordel ? Moi aussi j'me fais chier. Et bah je chie en silence.

Des rires silencieux secouent nos silhouettes noires. J'ai l'impression d'être en mode vibreur. Mais bon, ce serait con de se faire remarquer. Après toutes ces années de cadavres et de tortures, sans un seul ennui avec la police locale. Qui a dit que les flics étaient des emmerdeurs ? Moi ils me laissent bien tranquille pioncer chaque jour dans mon lit, avec le flingue et le scalpel sous l'oreiller.
- Fermez vos gueules. On attend. C'est tout.

Ma voix ramène un silence boudeur. Ce n'est pas que je sois le chef de notre petite bande, ça non. Mais bon, faut bien qu'un de nous sache se faire respecter. Et bah c'est tombé sur moi. Peut-être que ça a à voir avec la fois où j'ai corrigé Steven. C'était le p'tiot qu'on nous avait foutu dans les pieds, pour nous aider, soi disant.
Qu'est-ce que je peux vous dire ? Insupportable, il était insupportable. Toujours à claquer sa grande langue blanche dans sa bouche trop longue. Un clac comme ça que ça faisait ! Sans s'arrêter. Maxence finissait de vider une grand-mère, près du caniveau. La tâche était plus difficile que prévue, la vieille se débattait, et on avait failli se faire repérer par un drogué qui baladait son chien - ou qui se faisait balader par son chien, d'ailleurs, on avait pas trop compris. Finalement tout est rentré dans l'ordre. Maxence a découpé l'autre garce, assez habilement d'ailleurs. Les traînées collantes sur le mur ressemblaient presque à un dessin d'enfant, un peu naïf, mais émouvant.
C'est que ça m'émeut toujours un peu ces moments-là. Le dernier souffle, rauque. Parfois une convulsion, ou un regard bouffé par la peur. Et puis plus rien. Sublime, quand tout se termine. Y'a pas meilleur que moi pour finir les choses.
Tout était rentré dans l'ordre parce qu'ensuite j'avais attrapé Steven par le cou, je lui avais sorti sa putain de langue d'albinos et je l'avais tranchée d'un geste bien net - du travail de pro, vraiment, vous pouvez me croire.

Enfin, depuis ce jour, quand je disais: "On la ferme.", on la fermait.
Une des récompenses du talent, je me dis.

Une clope se rallumait au mégot de l'autre. L'air était saturé de nicotine, ça me piquait presque les yeux. J'avais la main posée sur mon portable, au cas où l'autre appellerait. A vrai dire, ça ne me dérangeait pas de laisser passer le temps, là, près du porche, en gardant un oeil sur le cadavre. C'était même apaisant.
Je me bougeai le cul un peu, histoire de détendre l'atmosphère. De délier les tensions latentes. C'est qu'il mettait du temps à appeler, ce con.
Enfin bref...
Je m'approchai de la vieille peau fripée qui gisait sur le bord du trottoir. Cette fois-ci je n'avais pas loupé mon coup. Fallait arriver à lire sous tout ce rouge, et c'était pas facile... Mais si on se penchait bien, si on oubliait les croûtes de sang séché et les bouts de vêtements, on voyait la blessure bien nette, aux bords délicatement ciselés. Tout en douceur.
"C'est ça, l'secret les mecs. La douceur." Ils me croyaient jamais. Tant pis pour eux. Je restais à la première place.

- Eh les mecs, vous captez ça ? Y'a un putain d'salaud qu'a foutu la radio d'y a 50 ans ou quoi ?
On entendait soudain de la musique, ça devait venir d'un des vieux immeubles autour. Les autres se sont mis à râler.
- Putain on s'fait chier bien profond, si en plus les péquenots du coin s'mettent à nous tartiner les oreilles d'leurs violons, laisse tomber j'arrête ce boulot.
- Non mais sans déc', c'est quoi c'truc ? La daube qu'on te balance quand t'attends trois heures au téléphone avant de tomber sur la nana qu'il faut ?
Etc.

Je fronçai les sourcils, mais j'étais plus invisible dans la nuit qu'un chat de gouttière. Les autres se balançaient des vannes en se frappant les côtes. Des grands macaques, je me disais. Enfin, des macaques efficaces, au moins... Et Bob avait cessé de matter ses muscles.
J'arrivais à peine à entendre la mélodie, elle était coincée plus haut, dans le noir du ciel. Ça devait venir d'un étage élevé.
Et puis d'un coup, j'ai choppé une note, une seule, et j'ai reconnu le morceau, comme s'il attendait depuis des plombes que je le retrouve dans ma mémoire en bordel. C'est con mais avec cette seule note que moi seul j'avais récupérée, je me sentais bien, cool. Zen. Peut-être parce que c'était beau. Peut-être parce que c'était soir de pleine lune, et que la coïncidence qui nous tombait dessus me faisait marrer. Peut-être même parce que le piano, à peine audible, rendait le spectacle encore plus attendrissant - le macchabée, les rigoles de sang, les étincelles de nos clopes, le rose flashy de la combinaison de Bob.

- La ferme, je chuchotai.
Ils ont fini par se taire.
- Le Clair de Lune de Beethoven.
Un temps. Silence arrosé de quelques notes.
- Euh... qu'est-ce que tu nous gerbes, Franck?
- La musique. C'est le Clair de Lune.
- Ah.

Tous se taisent. Oui, on ne sait pas toujours ce que les gens ont fait, avant de se retrouver à trouer d'autres gens. Oh, y'a pas de mal à garder un peu de mystère.

C'est Naïa qui prend la parole. On l'entend pas souvent mais là, elle ouvre la bouche avec une grimace et tend son doigt vers la lune toute ronde qui plane au-dessus.
- Un jour j'lui crèv'rai la gueule à cette pouffiasse.

On lève tous la tête, pour mieux voir. Peut-être qu'on voudrait être sûr que Naïa, elle va quand même pas la bousiller, la lune.
Parce qu'après on y verrait encore moins la nuit.

dimanche 26 avril 2009

"A ceux qui s'abreuvent de pleurs et tètent la Douleur comme une bonne louve !"


Éclair, noir.

Le rugissement des basses, tout près de mon oreille. Je suis trop près, qu'importe. Au coeur du tourbillon, tout bouge encore plus vite, saisi dans l'immobilité du reste. C'est vrai, le déchaînement des lumières, les décolletés profonds, bordés de satin rouge, et le déhanchement des corps, au hasard, tout cela tremblote en saccades si rapides que rien n'échappe au flou perpétuel, presque sans mouvement.

Je sirote le jus rosâtre qui m'a échu au comptoir. Les taches de liquide et de sucre qui maculent le plastique noir et rayé reflètent en points grossiers l'impressionniste spectacle des danses endiablées qu'on diffuse sur les écrans.

J'attends l'explosion de la batterie, le refrain éructé avec douleur, comme l'explosion d'une révélation. Note après note, autour de moi, dans ce bar glauque et puant, dans l'interstice des silhouettes confondues et des nus plus ou moins artistiques, baignant dans l'excès primitif que nous incarnons se tisse une continuité brutale, sauvage. Le balancement répété, martelé, d'un désespoir qui se tortille au fond de la cave enfumée où il a fini par tomber.
"A nos déchéances conjuguées", songe-je en levant mon verre vers le mur de pierres sombres contre lequel je repose ma fatigue alcoolisée.

A cinq mètres sur ma droite, cambrée comme une diablesse prise d'une rage immonde, Leslie semble démembrer son corps, mesure par mesure, flash après flash, sous les néons rouge sang. La peau de son ventre, trouée de brûlures, garde pourtant un aspect lisse ; c'est l'ondulation de la maladie sur la douceur tiède des muscles, le tortillement du Mal dans l'écume d'une ancienne beauté.

"Oui, tout ceci est terrible et merveilleux. L'horreur est bien plus terrifiante quand elle se croit encore parée des affres de la beauté". Mes pensées m'échappent, dans l'incertitude qui m'habille progressivement je les vois me faire face et converser librement avec moi, moulées de cette sueur ruisselant sur le carreau de nos débauches.
Débauches du regard.

On me ressert quelque chose ?
Non merci, quelque chose déjà se déverse en moi : tout ce flux de cauchemars, ces perspectives fluides qui déforment les murs. La joie édentée me fait face, je pleure et je ris à la vue de sa grande face plaintive qui cherche à rester jolie sous tout ce rouge, tout ce rouge...

Sur mes doigts s'attarde une main déserteuse, glaciale. Je réfrène une fureur soudaine et me contente de jeter à bas du comptoir cette présence importune. Qu'on me laisse enfin, tranquille, me vautrer dans cette fange mêlée de couleurs odieuses, de corps ridicules et de poses provocantes.

Qu'est-ce que ça pourrait changer, que je sorte retrouver les étoiles pendues au firmament menteur dont on daigne couvrir nos existences blafardes ?
J'ai déjà trop cherché, le nez en l'air, entre les monts de l'Hypocrisie, et les hauteurs du Mensonge.

Je t'ai trouvé, toi, et ta fausse bonté, avec ces longues mèches d'or qui cernaient ton visage d'ange, et tes bras maigres et roses, toi qui étais pire que ces créatures contaminant la nuit. Je n'ai bu à tes lèvres qu'un poison enivrant. Oui, oui ! J'ai aimé, adoré, j'ai dévoré tes promesses, tu vois c'était la première fois qu'on m'en faisait autant, sans craindre de me mentir effrontément et d'implanter avec sadisme l'illusion dans mon coeur déjà meurtri. Tu m'as rassasié de tant de conneries, je m'y suis épanoui avec la grâce d'un poisson rouge obèse, coincé dans son bocal. Je me tortillais comme une merde, et tu me faisais croire que c'était beau, que c'était l'éternité, ce moment de torture avec toi, notre maison, notre bonheur. Notre amour.

Tes hanches nacrées, tes cils ravageurs, tes ongles si blancs, je les ai serrés contre mon coeur avec une ferveur dont je me croyais incapable. Tu t'es sentie souveraine, petite salope ; tu as dévoré les offrandes que t'apportait, humilié, le fidèle au bas de l'autel. Putain ce que j'aurais pu crever pour croire encore, plus, encore plus à tes mots, à tes caresses !

Oh oui, tu étais parfaite. Tu étais odieuse, destructrice et tu le cachais si bien que c'était magnifique. J'étais persuadé de côtoyer la douceur, de me blottir chaque soir dans les draps de l'avenir naïf et bienheureux.

Qu'est-ce qui a changé ? Ton sourire ? Les caresses mesquines dont tu m'abreuvais ?
Un matin - ou bien était-ce à l'heure tardive où la nuit ravagée, débauchée, la nuit dont j'avais tellement peur, se secoue paresseusement les reins pour mettre en branle sa silhouette de vieille putain qui veut encore danser ? - j'ai vu percer entre tes lèvres des dents acérées, des canines sanguinaires. Sur ma propre peau j'ai senti s'enfoncer tes crocs acérés, affamés, j'ai senti mon sang couler sous ton amour tortionnaire. J'ai vu, comme en rêve, sans vouloir y croire et m'accrochant aux lambeaux de mes fantasmes, j'ai vu ton être se tordre, révélant sa vraie nature.

J'étais déjà trop blessé pour faire autre chose que m'enfuir, avalant les étoiles, récoltant dans ma course la morsure de la vie, les coups de la vérité, horrible mais vraie, si vraie ! Ô lucidité je t'ai acquise, mais à quelle prix ! Alors j'ai brandi vers le ciel un doigt unique, rageur, accusateur. J'ai voulu par ce geste déflorer la mascarade de cette voûte argentée nous étouffant de rêves.

Ce fut l'ultime sursaut qui me porta vers le jour ; ma propre haine me terrassa et je finis, déchet parmi les déchets d'humanité, buvant les eaux usées de nos pleurs, par rejoindre les catacombes, les souterrains, les caves brûlantes du désir et du vice qui depuis toujours avaient supporté mes jours, là, en dessous, sous mes pieds. Qui avaient porté ma carcasse prisonnière de l'espoir.

Voilà pourquoi, là, face à Leslie, dévorant du regard les formes torturées qui me caressent et m'enserrent dans leur étreinte lubrique, oui, voilà pourquoi j'aime tant les néons rouges mêlés au sang noir des désespoirs !
Eux ne me trompent pas. Ils sont tout ce qu'ils semblent être. Monstrueux. Difformes. Ignobles.

Que j'aime la simplicité du mal qui brille en eux !

Le son n'a pas tari, il coule encore autour de moi. Il roule sa masse gluante, oppressante, jusqu'à mes tympans morts. Mais toutes ces vibrations remuent dans mon ventre, et ça suffit.

Je sirote toujours mon jus rosâtre. Des dizaines de silhouettes oscillent, s'abandonnant sans crainte aux bras osseux de la nuit. Bientôt mon tour viendra d'entrer en scène, personne ne me verra mais tous me sentiront. Un monde d'aveugles, un monde privé de sens où tout pourtant passe et demeure en tout; un univers de miasmes et de douleurs confondues. L'enfer promis pour le grand partage des souffrances.

Bientôt mon tour d'entrer en scène et le couteau, rageur, affamé, mord déjà la paume de ma main couturée de cicatrices.
Sûrement qu'en tombant goutte à goutte sur le parquet noir, mon sang fera pétiller davantage de rouge sur la peau des damnés nourris au sein des crépuscules.

lundi 13 avril 2009

Rainbow Days


(pix: Rainbow Days)

La main éraflée cornait la page. Le regard, dans le flou, en percevait le mouvement ressassé. Les lignes de la feuille, bleues et rouges, rouges et bleues, pâlissaient dans la buée claire de l'après-midi.

C'était le printemps, une saison pleine de promesses, aux horizons découpés par l'aventure et le renouveau. L'aube rêvée des contes de fées. Les acteurs, sur scène, attendaient le lever de rideau, le sourire un peu crispé, mais l'excitation au coin des yeux. Les cils battaient trop vite et certaines pupilles, dilatées par l'impatience, tournaient leurs gouffres noirs, avides, vers un futur trop lent.

En bref, l'année s'apprêtait à voir éclore les massifs de fantasmes et les parterres d'espoirs. La main éraflée, qui cornait la page, et le regard, dans le flou, faisait partie du décor, même s'ils n'en avaient pas (encore) conscience. Je suppose que j'aurais pu le leur dire et passer par-dessus mes lignes d'écriture pour leur chuchoter: "Pchhttt, par là! Regardez, c'est le printemps des romans qui vous pend au bout du nez. Impossible de vous en dépêtrer! Vous serez pris dans la naïveté rose bonbon qui colle au coeur. Personne ne résiste aux friandises..."

Mais peut-être ne m'auraient-ils pas écoutée, pas comprise.

Alors je les laisse là. Je laisse la main éraflée, aux doigts bien dessinés, aux ongles courts et poignet fort - à coup sûr une main de garçon - et le regard, flou, encadré par des cils allongés au mascara - des yeux de filles, à coup sûr - se débrouiller tout seul. Ils s'en sortiront bien.

D'ailleurs la pauvre page cesse d'être torturée. Le bras, au bout duquel s'agitait frénétiquement la main, se raidit. Son propriétaire doit tendre plus attentivement l'oreille. La voix de l'intervenant, devant, se fait plus nette; les mêmes mots s'entendent plusieurs fois, comme s'il revenait sur ses propos. Le principe de l'insistance, la répétition comme vertu pédagogique. Oui, c'est sans doute cela. La main, qui porte une chevalière d'argent, saisit le stylo abandonné sur la table. Quelques lignes de gribouillis, un arrêt... une hésitation?

Le regard a quitté le flou du désintérêt pour tenter, l'espace d'une phrase et demie, de saisir quelques remarques pertinentes sur... sur quoi déjà? Les paupières glissent le long des iris brillants. Je dirais qu'elle est triste, mais ce n'est qu'une supposition. Peut-être est-ce la fatigue qui tire ses traits et la fait paraître songeuse. Mais à l'intérieur, c'est le coeur qui se morfond, j'en suis certaine.

Le bras glisse vers la droite. Au creux du coude, le pull est remonté, dessinant des bourrelets de coton noir qui sentent bon. Elle aime respirer ce parfum. Il se penche davantage vers elle. Un mot qui s'est échappé, une explication qui ne trouve pas sa fin. En gros, un blanc à combler dans la succession des pages et des pages de notes qui s'accumulent, depuis le début de cours, sur le coin martyrisé (lui aussi) d'une pochette carton.

Mais elle n'en sait pas davantage. Tout près du cou blanc, les deux épaules se lèvent en signe d'ignorance. Le regard, à nouveau assuré, sourit avec douceur. Il croise l'autre regard, pendant un tout petit moment, le temps d'une seconde, le temps d'une déclaration. Puis il se détourne, presque avec fureur. Une colère qu'elle nourrit contre elle-même. Les coeurs d'artichauts ne sont pas toujours satisfaits de leur condition, quoi qu'on en dise.

Les cils se baissent, et rencontrent, de loin, la main désormais posée à plat sur le plastique de la table. Les yeux en détaillent les contours. Cela semble encore permis; moins intime, tout aussi rassurant. Il faut croire qu'elle trouve du réconfort dans la vision de ce poignet où les os saillent à peine.
Et puis le flou revient, le regard se noie dans une brume persistante.

La main, de nouveau confrontée à son oisiveté, entreprend, sans méthode, d'achever le coin de la page. Les doigts s'agitent, comme pour accélérer le temps. On pourraient croire qu'ils ne pensent qu'à eux, qu'ils se nourrissent de leur impatience et en oublient le monde, les gens autour et elle, juste à côté.
C'est sans doute vrai.

Mais ce printemps, mais cette lumière qui s'insinue partout, mais ces sourires qu'on ne peut réfréner, me disent autre chose. Je vois l'écart entre les deux corps se réduire, ce n'est sans doute pas un hasard. Même si le murmure du professeur est sans variation aucune, si l'immobilité semble le maître mot de cette après-midi désormais bien entamée, je crois que cette main voudrait bien pouvoir se poser ailleurs. Elle souffre d'un contact absent qu'il est douloureux de réfréner.

Bien sûr, c'est moi qui tiens les rênes, et l'on pourrait me reprocher les hypothèses que je fais peser sur mes personnages.

Sans moi ils ne seraient rien.
Pourtant ce sont eux qui m'imposent leur fin. Ils concluront quand bon leur semblera, comme il leur semblera. Je ne puis apposer ma signature au bas de la page. Mais j'ai bon espoir...

C'est le printemps charmeur qui les frôle. Et ça change tout.

vendredi 10 avril 2009

Sémaphore


Alors quoi, tu baisses la tête?
Ces mots qui t'ont tant fait rêver, tu les renies? Mais que deviendront-ils sans toi?

Ne me dis pas que tu t'en fous, je sais que ce n'est pas vrai. Je sais que tu as peur de ce qu'ils te demandent. Il faut être sublime pour gambader avec eux sur les chemins de la vie. Mais tu peux garder l'éclat des croyances passagères, et joindre aux déceptions mille fois reconnues l'espoir qui se mêle de tout. Je célébrerai tes alliages.

Je me souviens, un soir, nous marchions côte à côte, comme souvent - les héros de tes rêves sont toujours plus beaux quand ils marchent, la tête haute, avec le crépuscule pour ceindre leurs fronts de flambeaux dorés. C'était il y a bien longtemps, nous marchions main dans la main, et déjà tu avais peur. Je pouvais sentir les frissons passer de ta paume moite à ma paume. Tu étais indécis, tes lèvres tendues dans une moue adorable adressaient des questions muettes à la campagne vide. Le sentier traversait les rangés d'épis gris. J'avais chanté pour toi quelques paroles qui me passaient par la tête, et tu les avais à peine entendues depuis le bord lointain où t'entraînaient tes pensées. Mais d'une certaine façon, je savais que tu ne m'oubliais pas.
Et quand j'aurais pu le croire et reléguer dans l'oubli mes voeux d'amour sans destinataire, alors ton front plein de douceur et les rides joyeuses embrassant tes paupières revenaient vers moi; ils étreignaient mes inquiétudes, les étouffaient avec tendresse. Mes pensées confuses se diluaient dans ta présence.

En ce temps-là, déjà, tu avais peur. Mais tu rêvais des mots si beaux... Ils n'étaient jamais à moi, tu ne les confiais qu'au papier. Pourtant parfois, quand tu avais le dos tourné, je savais où fouiller pour déterrer tes trésors. Les larmes aux yeux je mouillais le papier jaune en lisant. Je replaçais les feuilles au mauvais endroit, et tu ne disais rien.

Et maintenant, tu baisses la tête?
Ces mots qui t'ont tant fait rêvé, tu les renies? Mais que deviendront-ils sans toi?

J'entends déjà leurs pleurs d'exil. Je partage l'affliction des sans-patrie, et cogne aux portes de ton coeur pour que tu les laisses entrer, à nouveau. Avoue qu'il te manque, ce rythme brinquebalant, plein d'ingénuité et de fraicheur enfantine. Tu ne crois pas encore que tout soit perdu...
Moi non plus.
Il y a quelque chose à retrouver. Je frôle avec toi ce bord qui nous échappe - pour l'instant. Il suffit que tu serres la main qui passe, là, celle qui traîne toute seule. Je me débrouillerai pour que ce soit la mienne. Et l'extase du monde, que toi seul savais voir, nous la partagerons.

Alors, maintenant, relève la tête.
Ces mots qui t'ont tant fait rêvé, rappelle-les. Et ce qu'ils deviendront, tu en seras seul juge. Ils seront révélation sereine ou passion torturée, qu'importe. Dans ma bouche, ils auront toujours le goût inimitable de la joie.

Tes mots resteront mon murmure préfèré. Et dans chacun des miens, il y aura de l'amour.