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lundi 27 avril 2009

Meurtre au clair de lune


(pix: Blood Fix by Eueu, deviantart.com)
- Alors, t'as fini l'boulot ? Eh mec, me dis pas que t'as encore torché ça !
- Mais pour qui tu m'prends ?! C'pas parce qu'une fois j'ai déconné, et puis tu sais c'était qu'une dose de rien du tout, que j'suis un raté ! J'suis encore capable d'éventrer un mec, alors ferme ta gueule !

Il me gonflait, l'autre, il arrêtait pas de faire jouer ses biceps sous son maillot. Il serrait les poings, près du bassin, et les muscles gonflaient, énormes, dans le prolongement des épaules carrées. J'étais sûr qu'il allait la péter, un jour, sa combinaison pourrie. En plus ce rose flashy, ça faisait des reflets bizarres à la lueur des clopes qu'on alignait, tous les cinq, côte à côte.

- Hé Bob ! Arrête de t'astiquer les biscoteaux, ça va, hein !
- Et puis un peu d'respect pour le macchab'...
Rires.
C'était Maxence qu'avait sorti cette connerie, bien sûr. Mais peut-être qu'il avait raison. Je ne m'étais jamais demandé ce qui se passait quand je descendais un mec. Quand j'ouvrais lentement son pardessus, que je déchirais de la pointe du couteau le T-shirt souvent trempé - de sueur ? de peur ? - ou quand je pénétrais délicatement dans la peau du ventre, avec ce qui me tombait sous la main. Peut-être bien que ce gars-là, sur le point de s'barrer, sur le point de pouvoir se tailler à toutes jambes, grâce à moi, ce qu'il voyait en dernier c'était les biceps de Bob en train de rutiler sous l'éclat des cigarettes. Peut-être que son spectre, il ouvrait les yeux sur ces mêmes muscles obèses. Pas très drôle comme réveil. Un peu dégueu.
Un jour, je me suis souvent dit, je lui foutrai un bon coup de couteau dans les deux bras.

En attendant, il fallait rester là. Attendre les ordres.
La plupart du temps, je n'étais pas bavard. Après le travail, je me posais contre un mur, je tirais mes taffes avec lenteur, et j'espérais que les autres ferment leur gueule aussi. Les autres, c'est-à-dire Maxence et son frère Marco, efféminés comme pas possible, mais redoutables au corps-à-corps ; Bob et ses muscles en surnombre ; et la Bohémienne, Naïa. Belle gonzesse, larges hanches et ventre plat. Bien sûr, une poitrine à se damner, et le cul qui va avec. Une bombe, quoi. Mais une vraie. On touche pas, sinon ça explose.

Alors je touchais pas, non. Je restais là à attendre que le "défunt" (j'adore utiliser ce mot, c'est si... correct) se vide de tout son sang. Ce qui est con, c'est que j'adore acheter des pompes. Et que le cuir, même de première qualité, ne fait pas bon ménage avec les éclaboussures de sang.
Évidemment, c'était les inconvénients du boulot. En échange d'un salaire confortable, les taches luisantes à nettoyer chaque matin, l'odeur du cadavre qui vous imbibe la gueule - mais ça, encore, on s'y habitue.

- Putain mais qu'est-ce qu'ils attendent ? Ça fait une demi-heure qu'il refroidit, le gars. Bon, on est sûr qu'il est mort, non ? Alors on passe aux funérailles ou on s'barre tout de suite !
Marco. Même quand il utilise les mêmes mots que nous, j'ai l'impression que ça fait plus chic. Il a une voix un peu suave, une voix de meuf, c'est ce qu'on lui dit toujours. Et son visage, ses joues toutes lisses, ses yeux ronds de bébé, ses bouclettes blondes, pour ça oui, ça lui donne l'air d'une diva. Si, bien sûr, on oublie la vilaine cicatrice qui lui tient lieu de bouche.
- On poireaute et c'est tout. Tu connais le principe. Alors pourquoi tu râles tout le temps, bordel ? Moi aussi j'me fais chier. Et bah je chie en silence.

Des rires silencieux secouent nos silhouettes noires. J'ai l'impression d'être en mode vibreur. Mais bon, ce serait con de se faire remarquer. Après toutes ces années de cadavres et de tortures, sans un seul ennui avec la police locale. Qui a dit que les flics étaient des emmerdeurs ? Moi ils me laissent bien tranquille pioncer chaque jour dans mon lit, avec le flingue et le scalpel sous l'oreiller.
- Fermez vos gueules. On attend. C'est tout.

Ma voix ramène un silence boudeur. Ce n'est pas que je sois le chef de notre petite bande, ça non. Mais bon, faut bien qu'un de nous sache se faire respecter. Et bah c'est tombé sur moi. Peut-être que ça a à voir avec la fois où j'ai corrigé Steven. C'était le p'tiot qu'on nous avait foutu dans les pieds, pour nous aider, soi disant.
Qu'est-ce que je peux vous dire ? Insupportable, il était insupportable. Toujours à claquer sa grande langue blanche dans sa bouche trop longue. Un clac comme ça que ça faisait ! Sans s'arrêter. Maxence finissait de vider une grand-mère, près du caniveau. La tâche était plus difficile que prévue, la vieille se débattait, et on avait failli se faire repérer par un drogué qui baladait son chien - ou qui se faisait balader par son chien, d'ailleurs, on avait pas trop compris. Finalement tout est rentré dans l'ordre. Maxence a découpé l'autre garce, assez habilement d'ailleurs. Les traînées collantes sur le mur ressemblaient presque à un dessin d'enfant, un peu naïf, mais émouvant.
C'est que ça m'émeut toujours un peu ces moments-là. Le dernier souffle, rauque. Parfois une convulsion, ou un regard bouffé par la peur. Et puis plus rien. Sublime, quand tout se termine. Y'a pas meilleur que moi pour finir les choses.
Tout était rentré dans l'ordre parce qu'ensuite j'avais attrapé Steven par le cou, je lui avais sorti sa putain de langue d'albinos et je l'avais tranchée d'un geste bien net - du travail de pro, vraiment, vous pouvez me croire.

Enfin, depuis ce jour, quand je disais: "On la ferme.", on la fermait.
Une des récompenses du talent, je me dis.

Une clope se rallumait au mégot de l'autre. L'air était saturé de nicotine, ça me piquait presque les yeux. J'avais la main posée sur mon portable, au cas où l'autre appellerait. A vrai dire, ça ne me dérangeait pas de laisser passer le temps, là, près du porche, en gardant un oeil sur le cadavre. C'était même apaisant.
Je me bougeai le cul un peu, histoire de détendre l'atmosphère. De délier les tensions latentes. C'est qu'il mettait du temps à appeler, ce con.
Enfin bref...
Je m'approchai de la vieille peau fripée qui gisait sur le bord du trottoir. Cette fois-ci je n'avais pas loupé mon coup. Fallait arriver à lire sous tout ce rouge, et c'était pas facile... Mais si on se penchait bien, si on oubliait les croûtes de sang séché et les bouts de vêtements, on voyait la blessure bien nette, aux bords délicatement ciselés. Tout en douceur.
"C'est ça, l'secret les mecs. La douceur." Ils me croyaient jamais. Tant pis pour eux. Je restais à la première place.

- Eh les mecs, vous captez ça ? Y'a un putain d'salaud qu'a foutu la radio d'y a 50 ans ou quoi ?
On entendait soudain de la musique, ça devait venir d'un des vieux immeubles autour. Les autres se sont mis à râler.
- Putain on s'fait chier bien profond, si en plus les péquenots du coin s'mettent à nous tartiner les oreilles d'leurs violons, laisse tomber j'arrête ce boulot.
- Non mais sans déc', c'est quoi c'truc ? La daube qu'on te balance quand t'attends trois heures au téléphone avant de tomber sur la nana qu'il faut ?
Etc.

Je fronçai les sourcils, mais j'étais plus invisible dans la nuit qu'un chat de gouttière. Les autres se balançaient des vannes en se frappant les côtes. Des grands macaques, je me disais. Enfin, des macaques efficaces, au moins... Et Bob avait cessé de matter ses muscles.
J'arrivais à peine à entendre la mélodie, elle était coincée plus haut, dans le noir du ciel. Ça devait venir d'un étage élevé.
Et puis d'un coup, j'ai choppé une note, une seule, et j'ai reconnu le morceau, comme s'il attendait depuis des plombes que je le retrouve dans ma mémoire en bordel. C'est con mais avec cette seule note que moi seul j'avais récupérée, je me sentais bien, cool. Zen. Peut-être parce que c'était beau. Peut-être parce que c'était soir de pleine lune, et que la coïncidence qui nous tombait dessus me faisait marrer. Peut-être même parce que le piano, à peine audible, rendait le spectacle encore plus attendrissant - le macchabée, les rigoles de sang, les étincelles de nos clopes, le rose flashy de la combinaison de Bob.

- La ferme, je chuchotai.
Ils ont fini par se taire.
- Le Clair de Lune de Beethoven.
Un temps. Silence arrosé de quelques notes.
- Euh... qu'est-ce que tu nous gerbes, Franck?
- La musique. C'est le Clair de Lune.
- Ah.

Tous se taisent. Oui, on ne sait pas toujours ce que les gens ont fait, avant de se retrouver à trouer d'autres gens. Oh, y'a pas de mal à garder un peu de mystère.

C'est Naïa qui prend la parole. On l'entend pas souvent mais là, elle ouvre la bouche avec une grimace et tend son doigt vers la lune toute ronde qui plane au-dessus.
- Un jour j'lui crèv'rai la gueule à cette pouffiasse.

On lève tous la tête, pour mieux voir. Peut-être qu'on voudrait être sûr que Naïa, elle va quand même pas la bousiller, la lune.
Parce qu'après on y verrait encore moins la nuit.

dimanche 26 avril 2009

"A ceux qui s'abreuvent de pleurs et tètent la Douleur comme une bonne louve !"


Éclair, noir.

Le rugissement des basses, tout près de mon oreille. Je suis trop près, qu'importe. Au coeur du tourbillon, tout bouge encore plus vite, saisi dans l'immobilité du reste. C'est vrai, le déchaînement des lumières, les décolletés profonds, bordés de satin rouge, et le déhanchement des corps, au hasard, tout cela tremblote en saccades si rapides que rien n'échappe au flou perpétuel, presque sans mouvement.

Je sirote le jus rosâtre qui m'a échu au comptoir. Les taches de liquide et de sucre qui maculent le plastique noir et rayé reflètent en points grossiers l'impressionniste spectacle des danses endiablées qu'on diffuse sur les écrans.

J'attends l'explosion de la batterie, le refrain éructé avec douleur, comme l'explosion d'une révélation. Note après note, autour de moi, dans ce bar glauque et puant, dans l'interstice des silhouettes confondues et des nus plus ou moins artistiques, baignant dans l'excès primitif que nous incarnons se tisse une continuité brutale, sauvage. Le balancement répété, martelé, d'un désespoir qui se tortille au fond de la cave enfumée où il a fini par tomber.
"A nos déchéances conjuguées", songe-je en levant mon verre vers le mur de pierres sombres contre lequel je repose ma fatigue alcoolisée.

A cinq mètres sur ma droite, cambrée comme une diablesse prise d'une rage immonde, Leslie semble démembrer son corps, mesure par mesure, flash après flash, sous les néons rouge sang. La peau de son ventre, trouée de brûlures, garde pourtant un aspect lisse ; c'est l'ondulation de la maladie sur la douceur tiède des muscles, le tortillement du Mal dans l'écume d'une ancienne beauté.

"Oui, tout ceci est terrible et merveilleux. L'horreur est bien plus terrifiante quand elle se croit encore parée des affres de la beauté". Mes pensées m'échappent, dans l'incertitude qui m'habille progressivement je les vois me faire face et converser librement avec moi, moulées de cette sueur ruisselant sur le carreau de nos débauches.
Débauches du regard.

On me ressert quelque chose ?
Non merci, quelque chose déjà se déverse en moi : tout ce flux de cauchemars, ces perspectives fluides qui déforment les murs. La joie édentée me fait face, je pleure et je ris à la vue de sa grande face plaintive qui cherche à rester jolie sous tout ce rouge, tout ce rouge...

Sur mes doigts s'attarde une main déserteuse, glaciale. Je réfrène une fureur soudaine et me contente de jeter à bas du comptoir cette présence importune. Qu'on me laisse enfin, tranquille, me vautrer dans cette fange mêlée de couleurs odieuses, de corps ridicules et de poses provocantes.

Qu'est-ce que ça pourrait changer, que je sorte retrouver les étoiles pendues au firmament menteur dont on daigne couvrir nos existences blafardes ?
J'ai déjà trop cherché, le nez en l'air, entre les monts de l'Hypocrisie, et les hauteurs du Mensonge.

Je t'ai trouvé, toi, et ta fausse bonté, avec ces longues mèches d'or qui cernaient ton visage d'ange, et tes bras maigres et roses, toi qui étais pire que ces créatures contaminant la nuit. Je n'ai bu à tes lèvres qu'un poison enivrant. Oui, oui ! J'ai aimé, adoré, j'ai dévoré tes promesses, tu vois c'était la première fois qu'on m'en faisait autant, sans craindre de me mentir effrontément et d'implanter avec sadisme l'illusion dans mon coeur déjà meurtri. Tu m'as rassasié de tant de conneries, je m'y suis épanoui avec la grâce d'un poisson rouge obèse, coincé dans son bocal. Je me tortillais comme une merde, et tu me faisais croire que c'était beau, que c'était l'éternité, ce moment de torture avec toi, notre maison, notre bonheur. Notre amour.

Tes hanches nacrées, tes cils ravageurs, tes ongles si blancs, je les ai serrés contre mon coeur avec une ferveur dont je me croyais incapable. Tu t'es sentie souveraine, petite salope ; tu as dévoré les offrandes que t'apportait, humilié, le fidèle au bas de l'autel. Putain ce que j'aurais pu crever pour croire encore, plus, encore plus à tes mots, à tes caresses !

Oh oui, tu étais parfaite. Tu étais odieuse, destructrice et tu le cachais si bien que c'était magnifique. J'étais persuadé de côtoyer la douceur, de me blottir chaque soir dans les draps de l'avenir naïf et bienheureux.

Qu'est-ce qui a changé ? Ton sourire ? Les caresses mesquines dont tu m'abreuvais ?
Un matin - ou bien était-ce à l'heure tardive où la nuit ravagée, débauchée, la nuit dont j'avais tellement peur, se secoue paresseusement les reins pour mettre en branle sa silhouette de vieille putain qui veut encore danser ? - j'ai vu percer entre tes lèvres des dents acérées, des canines sanguinaires. Sur ma propre peau j'ai senti s'enfoncer tes crocs acérés, affamés, j'ai senti mon sang couler sous ton amour tortionnaire. J'ai vu, comme en rêve, sans vouloir y croire et m'accrochant aux lambeaux de mes fantasmes, j'ai vu ton être se tordre, révélant sa vraie nature.

J'étais déjà trop blessé pour faire autre chose que m'enfuir, avalant les étoiles, récoltant dans ma course la morsure de la vie, les coups de la vérité, horrible mais vraie, si vraie ! Ô lucidité je t'ai acquise, mais à quelle prix ! Alors j'ai brandi vers le ciel un doigt unique, rageur, accusateur. J'ai voulu par ce geste déflorer la mascarade de cette voûte argentée nous étouffant de rêves.

Ce fut l'ultime sursaut qui me porta vers le jour ; ma propre haine me terrassa et je finis, déchet parmi les déchets d'humanité, buvant les eaux usées de nos pleurs, par rejoindre les catacombes, les souterrains, les caves brûlantes du désir et du vice qui depuis toujours avaient supporté mes jours, là, en dessous, sous mes pieds. Qui avaient porté ma carcasse prisonnière de l'espoir.

Voilà pourquoi, là, face à Leslie, dévorant du regard les formes torturées qui me caressent et m'enserrent dans leur étreinte lubrique, oui, voilà pourquoi j'aime tant les néons rouges mêlés au sang noir des désespoirs !
Eux ne me trompent pas. Ils sont tout ce qu'ils semblent être. Monstrueux. Difformes. Ignobles.

Que j'aime la simplicité du mal qui brille en eux !

Le son n'a pas tari, il coule encore autour de moi. Il roule sa masse gluante, oppressante, jusqu'à mes tympans morts. Mais toutes ces vibrations remuent dans mon ventre, et ça suffit.

Je sirote toujours mon jus rosâtre. Des dizaines de silhouettes oscillent, s'abandonnant sans crainte aux bras osseux de la nuit. Bientôt mon tour viendra d'entrer en scène, personne ne me verra mais tous me sentiront. Un monde d'aveugles, un monde privé de sens où tout pourtant passe et demeure en tout; un univers de miasmes et de douleurs confondues. L'enfer promis pour le grand partage des souffrances.

Bientôt mon tour d'entrer en scène et le couteau, rageur, affamé, mord déjà la paume de ma main couturée de cicatrices.
Sûrement qu'en tombant goutte à goutte sur le parquet noir, mon sang fera pétiller davantage de rouge sur la peau des damnés nourris au sein des crépuscules.

mardi 11 novembre 2008

Ceniril

(Window by pincel3d)

Des tintements emprunts de majesté faisaient frissonner la nuit, ce soir-là. Penchée à sa fenêtre, Ella voyait la vieille campagne retrouver sa pudeur première, voilée de sa virginale chemise de brume, sous laquelle des membres pâles laissaient entrevoir leurs formes... Elle retint d'une main son châle qui voletait dans l'air nocturne. Hors les soupirs cristallins du monde au-dehors, rien ne troublait les vagues imperceptibles du silence s'échouant sur les façades et les cours des maisons du village. Les ornements de ténèbres dont se parait le paysage absorbaient l'insomnie dans leur profondeur naïve. Il semblait possible, à ces aubes inversées, de repartir arpenter des chemins oubliés depuis longtemps. Il ne paraissait plus incongru, malgré les habitudes et les résignations, de reprendre le bâton de pèlerin noirci de poussière et d'espérance.
Caressée par la moire du ciel d'hiver, Ella frissonait avec les spectres, penchée à la fenêtre... à la fenêtre du temps passé.
De l'index, elle traça un cercle dans le vide. L'ongle blanc, saillant, pointait vers la découpe ronde de la lune sur le dégradé d'ébène.
Le doigt ploya et la main retomba sur la rambarde de fer forgé, inerte.
Le châle voletait dans l'air nocturne.

jeudi 9 octobre 2008

Histoire collective


Alors, non, je n'ai pas vraiment fait exprès. Mais il se trouve que ça tombe assez bien.
Bon, reprenons plus clairement.

Ceci est le 100e message que je poste sur mon blog. Je ne réclame ni bougies, ni pièce montée dégoulinant de caramel. Simplement que vous m'aidiez à continuer ce petit bout de texte orphelin, qui a du mal à trouver, d'abord une suite, et puis une fin.

Alors, si ce n'est pas assez clair pour vous, voilà ce que je vous propose: une Histoire Collective. Cela faisait longtemps que j'y pensais. J'ose espérer qu'au moins deux personnes auront assez pitié de moi pour tenter le coup (ce qui permettrait en plus de justifier le nom de ce post, parce qu'à trois, oui, c'est collectif!). Quoiqu'il en soit, je vous confie le soin de ce cher Hector. Les idées farfelues et tordues sont plus que bienvenues. Surprenons-nous, surprenez-moi. J'ose me reposer sur vous de mon absence d'inspiration (provisoire...).


J'espère ne pas avoir à faire de menaces pour que vous vous jetiez à l'eau (noooooooooon, Aurélie! Cesse de nous abreuver de posts super-trop-méga-longs et radoteurs!...).
Postez la suite dans les commentaires! (je pourrai l'ajouter ensuite au corps du post...).

***

La nuit était enfin tombée. Hector n'en pouvait plus d'attendre. Il était resté cramponné aux rideaux grisâtres que des trous rendaient miséreux en plus d'être de mauvais goût, guettant sans répit les traces de clarté que le crépuscule ne pouvait s'empêcher de laisser derrière lui. Il haïssait ce soleil qui, même à la nuit tombée, refusait à la nuit le droit de jouir des heures pleines du clair de lune, et qui trainaillait trop souvent, sous formes de frisottis de nuages rouges et roses, et cachait les étoiles peureuses.

Maintenant
que seules les dentelles de la lune paraient l'ombre nocturne, il allait sortir. Hector pris sa vieille cape de cuir à laquelle pendaient des cordons dorés et effilochés et sortit d'un pas décidé. Il parcourut des rues familières, mais bien différentes la nuit de celles sur lesquelles glissait son regard tout le jour durant, lorsqu'il traînait à la fenêtre. Maintenant, leurs méandres étaient moins chastes, ils adoptaient des poses lascives. L’opacité marbrait leurs trottoirs comme la peau blanche d'une vierge sous l'empreinte d'une main avide de posséder. Hector sentait l'excitation de ses périples interdis le reprendre. Il n'avait pas l'épée battant au côté dans son fourreau d'acier, ni le heaume luisant des preux de jadis; il n'avait que ses yeux couleur rubis, qui pouvaient tout voir, et sa plume taillée, prête à être trempée dans l'encre du ciel de plomb pour déposer sur les parchemins de l'histoire les secrets dont on l'avait trop longtemps privée.

Hector ne croisa personne pendant un long moment. Lui tenaient compagnie ses pensées funestes, empreintes de vengeance et de dérision. Un chœur de sœurs poussait non loin de là la chansonnette. La mélodie piquante et joyeuse se mua rapidement en de longues complaintes artificielles au regard du velours profond dont se recouvraient les choses, êtres et bâtiments, à l’heure de minuit. Il y avait comme un hiatus entre les notes criardes tirées de cordes vocales cloîtrées depuis trop longtemps dans des corps vieillis, et le naturel sublime du soir, qui vous envoûtait sans ensorcellements, qui vous prenait aux tripes sans chercher à séduire par de vagues déhanchés vulgaires.

Sous le lampadaire de la Rue Nouvelle, près du faubourg, Hector s’arrêta, alluma une cigarette déjà entamée. Une clope de la nuit dernière. Il préservait ce rituel, toujours. Terminer la clope de la vieille la nuit suivante. Ainsi il se sentait l’âme de l’artisan cousant ses morceaux de vie noctambule les uns aux autres, non pas tant pour former une sorte de patchwork temporel que pour marquer la continuité de sa vie nocturne. Pour donner une cohérence à son extase obsessionnelle pour la déesse Nuit.

***
(la suite, par Junko)

Hector déambulait sans but dans ces rues qu'il connaissait dans leurs moindres ombres nocturnes. Il errait, comme cela lui arrivait rarement. En temps normal, ses promenades nocturnes n'étaient pas des errances mais une sorte de travail de cartographie, une enquête silencieuse qui se menait pas à pas. Mais malgré ses sombres pensées du jour, il ne parvenait pas à concentrer son esprit, à le tendre aux moindres détails comme il le faisait presque naturellement. Pour quelles raisons ? peut-être que la nuit se dévoilait d'avantage ce soir-là, peut-être que le défi ne lui paraissait plus à la hauteur de ses espérances. Peut-être surtout qu'à force de ruminer les mêmes ironiques idées de vengeances, la lassitude le gagnait. Et pourtant...

Des images lui revenaient en mémoire. Au lieu de se focaliser sur cette nuit et cette plume, son plus fidèle allié dans sa quête, il revoyait son père, ainsi qu'Adèle, et enfin Aloysius, son mentor en quelque sorte, mais qui avait si souvent moqué son fanatisme. Car il était fanatique ; la religion l'indifférait, la politique plus encore ; mais des personnes auxquelles il tenait, des sentiments qu'il inspirait et qu'on lui inspirait, il était fanatique. Sans concession, sans demie-mesure, il avait pu mettre son entourage le plus proche à rude épreuve. Combien d'ennuis cela avait pu lui coûter, il ne le savait que trop. Adèle...

C'est pourquoi il marchait dans ces rues, c'est pourquoi il avait choisi le soir, moment de la journée qu'il préférait entre tous et qui avait de plus l'avantage de lui permettre de se fondre, silencieux, dans la ville qu'il aimait et craignait tout à la fois.

***
(la suite, par Tsum)

Oui, vraiment. Il aimait cette ville. Sa petite touche baudelairienne, sans doute.

Perdu dans ses songes, il ne vit pas la petite créature qui s'était avancée vers lui, ombre découpant la lueur des lampadaires, plus silencieusement que le mutisme de la lune.

"Vous ne trouverez pas le repos ici", s'écria une petite voix désagréablement aiguë, perçante jusqu'au bout des typams. "Partez ! ". Hector ne distinguait pas le visage, les yeux de l'étrange inconnu. Par curiosité, mêlée de peur, il tenta de se rapprocher... en vain. La créature se dérobait à lui. Il voulu attraper ce qui lui tenait lieu de membre inférieur...

Oui vraiment, il aimait cette ville. Songeant à cela, il s'assit sur un banc. Il regardait le ciel, mélasse sombre jaunie par les lampadaires. Soudain, une main se posa sur son épaule.

Oui vraiment, il aimait cette ville. Il...Hector se réveilla, dans son lit, les pieds froids.

vendredi 3 octobre 2008

Projet 27

***

Il y a quelque chose qui fait mal, là, en dessous. Ça pousse à l'intérieur. Tout est embué, on n'y voit rien. Des gens respirent avec difficulté. Des râles s'accrochent aux murs qu'on distingue avec peine.

Aeron
s'adosse au crépi rugueux. Il souffre, sans pouvoir nommer cette douleur qui le définit depuis qu'on l'a conduit ici. Il vit dans la mémoire d'un autre, il se sent étranger. Étranger à son propre corps, à son propre coeur qui lutte pour sortir de sa poitrine. Au bord de la nausée, comme tous les autres. Comme si l'on voulait les détruire de l'intérieur.

Ce n'est pas comme dans les feuilletons holo, rien à voir. Pas de résistance. L'humanité, le courage, la force, tout s'affaisse dans l'air poisseux. Aeron hoquette. La lance de fer qui lui transperce l'âme s'agite, tout au fond... July, sur sa droite, convulse. Des veines noires saillent dans son cou, près du tatouage qui lui caresse l'oreille. Et puis plus rien... ou presque. Si encore ils pouvaient mourir...

Un homme âgé, entièrement nu, éructe les paroles d'une ancienne comptine pour enfant. Il ne sait plus la mélodie, tout comme il ne sait plus qui il est, ce qu'il fait là. Ses paroles saccadées meurtrissent les tympans d'Aeron. Les lèvres du garçon ébauchent une réplique ; elle s'efface sur sa bouche meurtrie dont les gerçures saignent.

Certains ont dit qu'il y avait une vitre, là-bas, au fond. Un miroir. Du verre. Quelque chose comme ça. Une fenêtre. Peut-être pas tant. Enfin, autre chose. C'est déjà ça.
Mais Aeron ne voit rien. Il ne sait plus ouvrir les yeux. Il sent ses orbites s'enfoncer à l'intérieur de sa tête, plonger dans son être rongé par une torture éternelle. Tout se concentre autour de ce petit noyau de souffrance qui est devenu son monde. D'ailleurs il n'a plus besoin de voir. Il devient cet environnement infernal dans lequel il survit, malgré lui.

Il devine que si cette vitre représente un espoir, pour tous ceux ici présents, c'est parce qu'aucun d'entre eux n'a pu infirmer sa réalité. La pièce est empoisonnée par les vapeurs des perpétuels mourants, par des fluides morbides, des microbes... les brumes du Styx, peut-être.
S'il avait encore la force d'ouvrir ses paupières, Aeron sait qu'il ne pourrait voir cette vitre, cette sortie potentielle. D'ailleurs, la verrait-il qu'il ne pourrait la rejoindre. Il a perdu ses jambes.

Doucement, lentement, respirer. Se forcer. Ne pas penser à ce mal qui vous ronge, qui vous arrache l'âme petit à petit. Tenter d'apaiser le monstre. Refroidir la brûlure.
Que tout cela est vain...
***

Marnee se penche vers la console, balayant de ses longs cheveux roux les voyants clignotants. Le patient s'agite. Derrière la vitre blindée, Marnee voit une forme blanche, un corps. Un paquet de chair humaine, sur lequel la médecine moderne va conquérir sa gloire.
Expérimentation, comme on dit.

- De quoi a donc besoin l'homme, aujourd'hui?, demande Marnee à haute voix. Ses mots résonnent dans la salle de contrôle vide.
- Il a besoin de toi, l'homme d'aujourd'hui...
Des mots suaves rejoignent ceux de la jeune femme. Deux mains viriles, aux doigts couverts de bagues sombres, viennent saisir sa taille, violemment.
- Todd, laisse-moi, je bosse.
- Marnee chérie, laisse ton paquet griller encore un peu dans sa douleur. Ça fait un bail qu'il y est, ça ne changera rien pour lui...
Todd glousse, sans sourire. Ce qu'elle peut être mal à l'aise, Marnee, devant ce ricanement qui laisse le visage impassible. Elle a du mal à s'y habituer. Pourtant ça fait déjà trois ans qu'elle est avec Todd.

Pourquoi lui? Parce que çe serait à peu près la même chose avec un autre. Marnee l'a vu. Elle n'aurait pas du se servir du Visionneur temporel. Mais comme sa belle frimousse et sa tchatche naturelles lui attirent les bonnes grâces du Service, elle n'a pas eu trop de difficultés à obtenir l'accès. Chose aisée est toujours permise...
Alors, maintenant, elle sait que sa vie amoureuse ne lui réserve rien d'intéressant. Elle a vu passer devant l'écran du "Diseur de Vérité", comme on l'appelle, des dizaines et des dizaines de visages. Carrés, souvent, la mâchoire bien dessinée, portant la barbe parce que c'est la mode. Des yeux bleus sombres ou noirs. Et chez chacun d'entre eux, le regard hébété, vicieux, dominateur.
Alors elle a choisi Todd. Il y avait Round'pit, qui la draguait aussi. Mais le blondinet a vaincu le ténébreux.

Todd saisit Marnee par les épaules, la force à se retourner, à quitter la vitre, le corps en blanc, le lit, et la douleur qui s'y agite. Il la pousse contre le mur. Déjà, il s'attaque à son chemisier. Il y a un temps, Marnee aurait protesté. Là, elle se contente de murmurer à l'oreille de son amant:
- Tu as fermé la porte?
Todd, sans cesser ses préparatifs bestiaux, répond par l'affirmative.
- Y'a le grand boss qui doit passer, cet après-midi. Pas l'intention d'perdre mon boulot pour une gonzesse, moi...
"Tout en délicatesse", songe Marnee. Pour échapper à la vision de Todd suant et rouge d'excitation, elle se cache derrière ses longs cheveux roux.

***

- Docteur Goeffrey, on peut dire que votre clinique fait preuve de la plus grande exemplarité pour le Projet 27 que nous suivons avec attention.
Le Docteur Geoffrey, un mètre quatre vingt dix, cent dix kilos, n'arrive pas à se détendre. En costume noir, col de chemise ouvert sur le pendentif de l'Ordre de Médecine, il présente bien, pourtant. Il le sait. En le quittant ce matin avant de prendre son vol pour la Cité 9, sa femme lui a murmuré, tendrement:
- Ce que j'aime mon homme lorsqu'il a cette allure...
Le Docteur tente de calmer sa main droite qui s'agite près du verre de cognac. En face de lui, le Visiteur. Le Ministre en charge du Projet 27, tout fraîchement arrivé d'Alpha City. Huston Fridge, qu'il s'appelle. Rien d'un type glacé, pourtant. Plutôt du genre tout feu tout miel. A vous entourlouper par de belles paroles et des propositions savoureuses... Geoffrey reste sur ses gardes, mais cela le crispe.
- Bien entendu, nous sommes honorés de la visite que votre Ministère daigne nous rendre, répond-il d'une voix assurée.

Les formalités et autres politesses le gonflent profondément. Mais il sait que c'est l'instant décisif où les adversaires placent leurs pièces sur le grand échiquier du pouvoir. Il espère pouvoir mettre échec et mat ce Fridge qui menace l'oeuvre de toute une vie.
La conversation coule encore un peu, collante de précautions et de préciosités. Huston Fridge semble aimer ce jeu d'esquive, il est à l'aise comme un poisson dans l'eau. Geoffrey et lui échangent quelques remarques sur les progrès observés depuis quelques semaines. Puis ils en viennent au coeur du sujet: un cobaye très prometteur, un dénommé Aeron Bablue.
- J'ai cru comprendre que vous aviez dépassé, avec succès, les seuils habituels de douleur... D'où vient la capacité extraordinaire de cet individu?, demande Fridge
- Et bien, comme le savez sans doute, l'Expérimentation Ultime qu'a permis de lancer le Projet 27 consiste à créer des situations artificielles dans lesquelles les cobayes sont soumis à des seuils de douleurs plus ou moins élevés. Les procédés relèvent uniquement de manipulations sur le cerveau, et notamment les zones du rêve, du cauchemar, de l'imagination... D'après ce que nous pouvons savoir, les "patients" croient se trouver en situation d'enfermement, avec d'autres patients, dans des lieux particulièrement horribles. L'intérêt est de varier l'intensité de la douleur infligée aux différents cobayes et de voir l'effet de ces variations non seulement sur l'individu affecté, mais aussi sur les autres individus, qui sont "présents", quoique... hum... artificiellement, et qui voient la souffrance d'autrui.".

Le Docteur Geoffrey essaie d'être clair. Il pourrait tout aussi bien dire que le Projet 27 n'est qu'une institutionnalisation médicale d'une forme de torture particulièrement raffinée, destinée à créer une nouvelle race d'hommes, insensibles à la douleur, ou du moins très résistants à celle-ci. Mais la diplomatie n'est pas chose secondaire quand on traite avec le Gouvernement.
- Mais quelles sont donc les facultés réelles de ce garçon dont j'ai eu vent, et qui d'ailleurs, m'amènent ici...?
Geoffrey espère qu'ils ne l'ont pas envoyé pour récupérer Aeron. C'est le meilleur élément du centre qu'il dirige, c'est sa seule avance sur les autres cellules de recherche dispersées dans le pays.
- Aeron Bablue résiste depuis plus de deux ans aux effets de l'anthromorph. On pourrait dire qu'au lieu d'essayer de lutter contre cette douleur que nous infligeons à tous les patients, il en est venu, sûrement inconsciemment, à l'accepter et à s'en nourrir.
Geoffrey hésite. C'est vrai que ce garçon peut faire des miracles... Il peut ouvrir la porte à des subventions plus généreuses. Il peut même le rendre célèbre, lui, Docteur Edmond Arfan Geoffrey Jr.
- Certains de nos meilleurs spécialistes avancent qu'Aeron a fini par aimer sa douleur, par en faire son principe vital. Il aurait dépassé le stade de la soumission pour recréer le monde dans lequel il croit vivre autour de sa souffrance.
- Ses paramètres physiques et physiologiques ont-ils été affectés par cette évolution?, interroge Fridge.

"Ça y est, il accroche",
pense Geoffrey.
- L'anapole a été touché. Certaines modifications de forme et de disposition ont pu être notées.

Un silence flotte dans la pièce. Geoffrey se retient de tousser, pour ne pas indisposer son interlocuteur qui fume comme un pompier depuis son entrée dans la pièce. Huston Fridge semble pensif. En le voyant ainsi, presque rêveur, calme et paisible, on en oublierait presque le tacticien redoutable qui sommeille en lui. On en oublierait l'auteur des Massacres, il y a une dizaine d'années, comme on en oublierait le politicien qui tire les ficelles à l'ombre du Conseil...

Fridge se lève brusquement. Geoffrey fait de même.
- Et bien, je crois que notre collaboration a été fructueuse, cher Docteur.
Geoffrey attend en silence que tombe la sentence. Il suspecte plus que jamais le Gouvernement de vouloir reprendre le contrôle sur le centre et de faire main basse sur ses succès en matière de recherche.
Mais il est finalement surpris.
- On m'a chargé de vous apporter les félicitations du Conseil.
Le sourire de Fridge est amical, tentateur. Ses lèvres rouges dévoilent de belles dents blanches, un peu striées.
- Un homme de science à la renommée extraordinaire a accepté de vous apporter son appui. Lord Mangell atterrira à l'aéroport Neuf, lundi soir à 20h. Vous viendrez le chercher en personne. Vous l'intégrerez à votre équipe.

Geoffrey
n'a pas le temps de dire un mot, pas le temps non plus de marquer sa surprise ou sa reconnaissance. Huston Fridge, le "Grand Chauve", comme on le désigne avec moquerie, est déjà près de la porte. Un majordome vient l'ouvrir de l'extérieur. Au moment de franchir le seuil, le Ministre se retourne une dernière fois. Et, lançant un avertissement ainsi qu'une ultime friandise, il murmure:
- Vous avez trois mois, Geoffrey. Si vous réussissez...

***

Dans l'antichambre de l'Enfer, Aeron s'essouffle. Il se sent oppressé, comme si l'air vicieux collait à sa bouche et à ses poumons. Il est à terre, serrant le corps de July dans ses bras. Au poignet de la jeune fille, il voit quelques lettres gravées à même la peau. Des lettres de sang. M.A.R.T.H.E., lit-il. Pourquoi July, alors? Peu importe. Au-dessus du menton, sous le nez fin et droit, la bouche est devenue noire, suintante. Peut-être la peste, songe Aeron. Mais non, bien sûr que non.

Tenant le cadavre d'une main, il plonge. Encore. Tout près de la douleur. Tout au fond.
Et il inspire.

dimanche 29 juin 2008

H20


La chaleur de l'attente s'abattait sur la ville. Les visages étaient las et luisants, comme si par leur pores débordait un trop plein de fatigue. Plus un souffle ne murmurait. Les paroles du vent s'étaient évanouies puisqu'on ne les écoutait plus. Maintenant les hommes avaient chaud, ils avaient le gosier sec. Ils avaient soif. Mais c'est seulement leurs corps qui réclamaient le liquide salvateur. Leurs coeurs avaient durci bien des années avant, en eux rien qu'une croûte qui s'effritait toujours.

C'était là spectacle désolant; dans les rues où il ne pleuvait plus, des silhouettes gris poussière s'étaient figées, et si elles n'avaient pas la grâce de ces statues antiques où le repos de l'éternel a élu domicile, c'est qu'elles tremblaient parfois, frissonant quand un regain de vie crépitait dans leurs âmes, les surprenant elles-mêmes.

Et sur les vitres où il ne pleuvait plus, des doigts ennuyés avaient tracés des cercles irréguliers, comme des errances sans fin. Dans les jardins où il ne pleuvait plus, les massifs fleuris avaient tapissé de brun les parterres, comme s'ils avaient fané avec un automne précoce.
Toute joie s'était tarie, le monde même avait soif d'un ailleurs fertile.


Un homme sage dit qu'il fallait sacrifier aux dieux, pour apaiser leur colère qui accablait les hommes. Mais les dieux refusaient de faire pleuvoir le ciel. "Vous avez soif, disaient-ils; vos bouches, vos jardins, vos lacs son desséchés. Tout sèche autour de vous, lentement. Oui, vous étouffez, mais ce n'est rien d'autre que vos sens malmenés qui prient sur nos autels. Vos coeurs ne peuvent trouver miséricorde auprès de nous, ils sont trop arides pour que rien puisse y féconder un sol heureux. Vous vous êtes condamnés vous-mêmes, bien avant que le manque d'eau fasse naître de vos bouches ces lamentations, à vivre dans une prison désertique. C'est vous qui avez choisi cela".

Ainsi parlèrent les dieux par la voix de l'oracle. Et les hommes ne voulurent pas croire qu'il n'étaient victimes que de leurs propres fautes. Ils coururent après d'autres cultes, d'autres divinités. Ils devinrent de jour en jour plus absents à eux-mêmes. Chacun prétendait, seul, avoir trouvé la foi véritable.

Mais il ne pleuvait toujours pas.


Un matin, le monde de ces hommes fut tellement asséché que leurs maisons s'effritèrent en grains de sable emportés sous l'effet d'une bourrasque. Le plus étrange était qu'ils n'avaient pas à déplorer un seul mort depuis ce fameux jour qu'ils appelaient maudit. Ils avaient tous terriblement soif, en permanence, nuit et jour, quoiqu'ils fassent, quelles que soient les pensées qui occupaient leur esprit. Si bien que, ne pouvant plus éviter de songer au malheur qui les accablait, ils finirent par ne plus penser qu'à cela.

Des recherches s'organisaient pour creuser des puits et atteindre des nappes phréatiques plus profondes. Elles étaient toutes à sec. Des clans rivaux mirent à l'honneur des rixes nocturnes qu'on baptisa bien vite les Guerres de l'Eau. De nouveaux journaux furent fondés: Le Monde tombé à l'eau, Dernières nouvelles liquides...

On ne parlait plus que de cela.
Tous les yeux étaient tournés vers cette petite molécule, H2O, qui était devenue la denrée la plus rare sur Terre...

lundi 31 mars 2008

Comment le ciel est devenu grand


(conte apache)

C
'était il y a longtemps, lorsque le ciel était trop bas. Il était si bas qu'il n'y avait pas de place pour les nuages. Il était si bas que les arbres ne pouvaient pas pousser. Il était si bas que les oiseaux ne pouvaient pas voler. S'ils essayaient, ils se cognaient aux arbres et aux nuages.

Mais ce qui était plus pénible encore, c'était que les hommes adultes ne pouvaient pas se tenir debout, bien droits comme leurs corps le leur demandaient. Ils devaient marcher tout penchés, en regardant leurs pieds et ne voyaient pas où ils allaient.

Les enfants ne connaissaient pas ce problème. Ils étaient petits, ils pouvaient se lever aussi droits qu'ils le souhaitaient. Ils ne marchaient pas en regardant leurs pieds et pouvaient voir où ils allaient.

Ils savaient par contre qu'un jour, ils deviendraient des adultes et qu'ils devraient marcher tout penchés en regardant leurs pieds à moins que quelque chose ne se passe. Un soir, tous les enfants se réunissent et décident de relever le ciel. Les quelques adultes qui les écoutent rient sous cape mais soudain, ils voient les enfants lever de longs poteaux vers le ciel. Un, deux, trois, quatre... Un cri énorme retentit UUU-UHHHH ! Mais rien ne se passe.

Le ciel reste comme il a toujours été. Les arbres ne peuvent toujours pas grandir. Les oiseaux ne peuvent toujours pas voler. Il n'y a toujours pas de place pour les nuages et lesadultes marchent toujours courbés en regardant leurs piedssans voir où ils vont.

Le lendemain, les enfants recommencent avec des poteaux plus longs. Un, deux, trois, quatre... Un cri énorme retentit UUU-UHHHH ! Mais rien ne se passe.

Le soir suivant, les enfants (qui sont persévérants) essayent encore. Ils prennent des poteaux encore plus longs. Un, deux, trois, quatre...Un cri énorme retentit UUU-UHHHH ! Mais rien ne se passe.

Le quatrième soir, ils ont trouvé de très, très, très longs poteaux, les plus longs qu'ils pouvaient trouver et ils se sont mis à compter. Un, deux, trois, quatre...Un cri énorme a retentit UUU-UHHHH ! Et le ciel s'est soulevé. Depuis ce jour, le ciel est à sa place.

Les arbres peuvent pousser, les oiseaux peuvent voler sans se heurter aux troncs et aux branches. Les nuages ont de la place pour aller et venir et les hommes peuvent se tenir droit en regardant le ciel. Mais le plus merveilleux c'est que lorsque le soleil s'est couché la nuit suivante et qu'il a commencé à faire sombre, le ciel troué par les poteaux des enfants s'est mis à scintiller. Dans chaque trou, il y avait une étoile.

La prochaine fois que vous regarderez le ciel, vous saurez que c'est grâce aux enfants que vous pouvez admirer un tel spectacle. Vous repenserez à cette histoire et vous saurez que c'était vrai.