vendredi 3 octobre 2008

Projet 27

***

Il y a quelque chose qui fait mal, là, en dessous. Ça pousse à l'intérieur. Tout est embué, on n'y voit rien. Des gens respirent avec difficulté. Des râles s'accrochent aux murs qu'on distingue avec peine.

Aeron
s'adosse au crépi rugueux. Il souffre, sans pouvoir nommer cette douleur qui le définit depuis qu'on l'a conduit ici. Il vit dans la mémoire d'un autre, il se sent étranger. Étranger à son propre corps, à son propre coeur qui lutte pour sortir de sa poitrine. Au bord de la nausée, comme tous les autres. Comme si l'on voulait les détruire de l'intérieur.

Ce n'est pas comme dans les feuilletons holo, rien à voir. Pas de résistance. L'humanité, le courage, la force, tout s'affaisse dans l'air poisseux. Aeron hoquette. La lance de fer qui lui transperce l'âme s'agite, tout au fond... July, sur sa droite, convulse. Des veines noires saillent dans son cou, près du tatouage qui lui caresse l'oreille. Et puis plus rien... ou presque. Si encore ils pouvaient mourir...

Un homme âgé, entièrement nu, éructe les paroles d'une ancienne comptine pour enfant. Il ne sait plus la mélodie, tout comme il ne sait plus qui il est, ce qu'il fait là. Ses paroles saccadées meurtrissent les tympans d'Aeron. Les lèvres du garçon ébauchent une réplique ; elle s'efface sur sa bouche meurtrie dont les gerçures saignent.

Certains ont dit qu'il y avait une vitre, là-bas, au fond. Un miroir. Du verre. Quelque chose comme ça. Une fenêtre. Peut-être pas tant. Enfin, autre chose. C'est déjà ça.
Mais Aeron ne voit rien. Il ne sait plus ouvrir les yeux. Il sent ses orbites s'enfoncer à l'intérieur de sa tête, plonger dans son être rongé par une torture éternelle. Tout se concentre autour de ce petit noyau de souffrance qui est devenu son monde. D'ailleurs il n'a plus besoin de voir. Il devient cet environnement infernal dans lequel il survit, malgré lui.

Il devine que si cette vitre représente un espoir, pour tous ceux ici présents, c'est parce qu'aucun d'entre eux n'a pu infirmer sa réalité. La pièce est empoisonnée par les vapeurs des perpétuels mourants, par des fluides morbides, des microbes... les brumes du Styx, peut-être.
S'il avait encore la force d'ouvrir ses paupières, Aeron sait qu'il ne pourrait voir cette vitre, cette sortie potentielle. D'ailleurs, la verrait-il qu'il ne pourrait la rejoindre. Il a perdu ses jambes.

Doucement, lentement, respirer. Se forcer. Ne pas penser à ce mal qui vous ronge, qui vous arrache l'âme petit à petit. Tenter d'apaiser le monstre. Refroidir la brûlure.
Que tout cela est vain...
***

Marnee se penche vers la console, balayant de ses longs cheveux roux les voyants clignotants. Le patient s'agite. Derrière la vitre blindée, Marnee voit une forme blanche, un corps. Un paquet de chair humaine, sur lequel la médecine moderne va conquérir sa gloire.
Expérimentation, comme on dit.

- De quoi a donc besoin l'homme, aujourd'hui?, demande Marnee à haute voix. Ses mots résonnent dans la salle de contrôle vide.
- Il a besoin de toi, l'homme d'aujourd'hui...
Des mots suaves rejoignent ceux de la jeune femme. Deux mains viriles, aux doigts couverts de bagues sombres, viennent saisir sa taille, violemment.
- Todd, laisse-moi, je bosse.
- Marnee chérie, laisse ton paquet griller encore un peu dans sa douleur. Ça fait un bail qu'il y est, ça ne changera rien pour lui...
Todd glousse, sans sourire. Ce qu'elle peut être mal à l'aise, Marnee, devant ce ricanement qui laisse le visage impassible. Elle a du mal à s'y habituer. Pourtant ça fait déjà trois ans qu'elle est avec Todd.

Pourquoi lui? Parce que çe serait à peu près la même chose avec un autre. Marnee l'a vu. Elle n'aurait pas du se servir du Visionneur temporel. Mais comme sa belle frimousse et sa tchatche naturelles lui attirent les bonnes grâces du Service, elle n'a pas eu trop de difficultés à obtenir l'accès. Chose aisée est toujours permise...
Alors, maintenant, elle sait que sa vie amoureuse ne lui réserve rien d'intéressant. Elle a vu passer devant l'écran du "Diseur de Vérité", comme on l'appelle, des dizaines et des dizaines de visages. Carrés, souvent, la mâchoire bien dessinée, portant la barbe parce que c'est la mode. Des yeux bleus sombres ou noirs. Et chez chacun d'entre eux, le regard hébété, vicieux, dominateur.
Alors elle a choisi Todd. Il y avait Round'pit, qui la draguait aussi. Mais le blondinet a vaincu le ténébreux.

Todd saisit Marnee par les épaules, la force à se retourner, à quitter la vitre, le corps en blanc, le lit, et la douleur qui s'y agite. Il la pousse contre le mur. Déjà, il s'attaque à son chemisier. Il y a un temps, Marnee aurait protesté. Là, elle se contente de murmurer à l'oreille de son amant:
- Tu as fermé la porte?
Todd, sans cesser ses préparatifs bestiaux, répond par l'affirmative.
- Y'a le grand boss qui doit passer, cet après-midi. Pas l'intention d'perdre mon boulot pour une gonzesse, moi...
"Tout en délicatesse", songe Marnee. Pour échapper à la vision de Todd suant et rouge d'excitation, elle se cache derrière ses longs cheveux roux.

***

- Docteur Goeffrey, on peut dire que votre clinique fait preuve de la plus grande exemplarité pour le Projet 27 que nous suivons avec attention.
Le Docteur Geoffrey, un mètre quatre vingt dix, cent dix kilos, n'arrive pas à se détendre. En costume noir, col de chemise ouvert sur le pendentif de l'Ordre de Médecine, il présente bien, pourtant. Il le sait. En le quittant ce matin avant de prendre son vol pour la Cité 9, sa femme lui a murmuré, tendrement:
- Ce que j'aime mon homme lorsqu'il a cette allure...
Le Docteur tente de calmer sa main droite qui s'agite près du verre de cognac. En face de lui, le Visiteur. Le Ministre en charge du Projet 27, tout fraîchement arrivé d'Alpha City. Huston Fridge, qu'il s'appelle. Rien d'un type glacé, pourtant. Plutôt du genre tout feu tout miel. A vous entourlouper par de belles paroles et des propositions savoureuses... Geoffrey reste sur ses gardes, mais cela le crispe.
- Bien entendu, nous sommes honorés de la visite que votre Ministère daigne nous rendre, répond-il d'une voix assurée.

Les formalités et autres politesses le gonflent profondément. Mais il sait que c'est l'instant décisif où les adversaires placent leurs pièces sur le grand échiquier du pouvoir. Il espère pouvoir mettre échec et mat ce Fridge qui menace l'oeuvre de toute une vie.
La conversation coule encore un peu, collante de précautions et de préciosités. Huston Fridge semble aimer ce jeu d'esquive, il est à l'aise comme un poisson dans l'eau. Geoffrey et lui échangent quelques remarques sur les progrès observés depuis quelques semaines. Puis ils en viennent au coeur du sujet: un cobaye très prometteur, un dénommé Aeron Bablue.
- J'ai cru comprendre que vous aviez dépassé, avec succès, les seuils habituels de douleur... D'où vient la capacité extraordinaire de cet individu?, demande Fridge
- Et bien, comme le savez sans doute, l'Expérimentation Ultime qu'a permis de lancer le Projet 27 consiste à créer des situations artificielles dans lesquelles les cobayes sont soumis à des seuils de douleurs plus ou moins élevés. Les procédés relèvent uniquement de manipulations sur le cerveau, et notamment les zones du rêve, du cauchemar, de l'imagination... D'après ce que nous pouvons savoir, les "patients" croient se trouver en situation d'enfermement, avec d'autres patients, dans des lieux particulièrement horribles. L'intérêt est de varier l'intensité de la douleur infligée aux différents cobayes et de voir l'effet de ces variations non seulement sur l'individu affecté, mais aussi sur les autres individus, qui sont "présents", quoique... hum... artificiellement, et qui voient la souffrance d'autrui.".

Le Docteur Geoffrey essaie d'être clair. Il pourrait tout aussi bien dire que le Projet 27 n'est qu'une institutionnalisation médicale d'une forme de torture particulièrement raffinée, destinée à créer une nouvelle race d'hommes, insensibles à la douleur, ou du moins très résistants à celle-ci. Mais la diplomatie n'est pas chose secondaire quand on traite avec le Gouvernement.
- Mais quelles sont donc les facultés réelles de ce garçon dont j'ai eu vent, et qui d'ailleurs, m'amènent ici...?
Geoffrey espère qu'ils ne l'ont pas envoyé pour récupérer Aeron. C'est le meilleur élément du centre qu'il dirige, c'est sa seule avance sur les autres cellules de recherche dispersées dans le pays.
- Aeron Bablue résiste depuis plus de deux ans aux effets de l'anthromorph. On pourrait dire qu'au lieu d'essayer de lutter contre cette douleur que nous infligeons à tous les patients, il en est venu, sûrement inconsciemment, à l'accepter et à s'en nourrir.
Geoffrey hésite. C'est vrai que ce garçon peut faire des miracles... Il peut ouvrir la porte à des subventions plus généreuses. Il peut même le rendre célèbre, lui, Docteur Edmond Arfan Geoffrey Jr.
- Certains de nos meilleurs spécialistes avancent qu'Aeron a fini par aimer sa douleur, par en faire son principe vital. Il aurait dépassé le stade de la soumission pour recréer le monde dans lequel il croit vivre autour de sa souffrance.
- Ses paramètres physiques et physiologiques ont-ils été affectés par cette évolution?, interroge Fridge.

"Ça y est, il accroche",
pense Geoffrey.
- L'anapole a été touché. Certaines modifications de forme et de disposition ont pu être notées.

Un silence flotte dans la pièce. Geoffrey se retient de tousser, pour ne pas indisposer son interlocuteur qui fume comme un pompier depuis son entrée dans la pièce. Huston Fridge semble pensif. En le voyant ainsi, presque rêveur, calme et paisible, on en oublierait presque le tacticien redoutable qui sommeille en lui. On en oublierait l'auteur des Massacres, il y a une dizaine d'années, comme on en oublierait le politicien qui tire les ficelles à l'ombre du Conseil...

Fridge se lève brusquement. Geoffrey fait de même.
- Et bien, je crois que notre collaboration a été fructueuse, cher Docteur.
Geoffrey attend en silence que tombe la sentence. Il suspecte plus que jamais le Gouvernement de vouloir reprendre le contrôle sur le centre et de faire main basse sur ses succès en matière de recherche.
Mais il est finalement surpris.
- On m'a chargé de vous apporter les félicitations du Conseil.
Le sourire de Fridge est amical, tentateur. Ses lèvres rouges dévoilent de belles dents blanches, un peu striées.
- Un homme de science à la renommée extraordinaire a accepté de vous apporter son appui. Lord Mangell atterrira à l'aéroport Neuf, lundi soir à 20h. Vous viendrez le chercher en personne. Vous l'intégrerez à votre équipe.

Geoffrey
n'a pas le temps de dire un mot, pas le temps non plus de marquer sa surprise ou sa reconnaissance. Huston Fridge, le "Grand Chauve", comme on le désigne avec moquerie, est déjà près de la porte. Un majordome vient l'ouvrir de l'extérieur. Au moment de franchir le seuil, le Ministre se retourne une dernière fois. Et, lançant un avertissement ainsi qu'une ultime friandise, il murmure:
- Vous avez trois mois, Geoffrey. Si vous réussissez...

***

Dans l'antichambre de l'Enfer, Aeron s'essouffle. Il se sent oppressé, comme si l'air vicieux collait à sa bouche et à ses poumons. Il est à terre, serrant le corps de July dans ses bras. Au poignet de la jeune fille, il voit quelques lettres gravées à même la peau. Des lettres de sang. M.A.R.T.H.E., lit-il. Pourquoi July, alors? Peu importe. Au-dessus du menton, sous le nez fin et droit, la bouche est devenue noire, suintante. Peut-être la peste, songe Aeron. Mais non, bien sûr que non.

Tenant le cadavre d'une main, il plonge. Encore. Tout près de la douleur. Tout au fond.
Et il inspire.

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