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vendredi 9 janvier 2009

Je, et lui, et elle


- Vous savez combien ça coûte cette petite merveille? 6 000 euros au bas mot! Voyez-vous ça... c'est plus dans nos moyens, hein? Je crois que j'en ai jamais vu avant.
- Moi non plus. C'est vrai que ça a de la gueule.
- Hum, oui, c'est beau, hein? Il doit y en avoir à Compiègne.
- Je n'en sais rien.
Je, et lui, et elle, sommes assis dans la salle d'attente du labo; je, ou lui, ou elle, c'est pareil, attendons qu'on daigne nous inviter à nous déshabiller. C'est une image, bien sûr, on n'enlève que son manteau, son pull, pour tendre un bras blanc à la main gantée et à l'aiguille. Enlever davantage, ce n'est pas dans le protocole.
Nous sommes assis dans la salle d'attente du labo; et le vieux monsieur, à gauche, porte un chapeau de cow-boy. Et, à ce que je, lui, elle, pouvons voir, il aime les chaises à porteur.
- Vous savez combien coûte cette petite merveille?
C'est cher. Peu importe, je pense, ce n'est pas un objet de consommation courante. Mais le vieux monsieur est content de discuter, il attend sa femme qui est en train de se faire piquer. Pardon, de se faire prélever du sang. Du moins, c'est que je comprends après. Nous la voyons sortir, avec son chapeau démodé et sa mine fripée. Ils vont bien ensemble; je, lui, n'osons tenter d'imaginer la route, si longue, qu'ils ont fait côte à côte. Ça la déborde de penser à ces choses-là. Il y a de l'admiration dans ce débordement, un peu de fascination, et son sourire, le mien, le sien, le nôtre, qui plisse au coin de la bouche, parce que quand même, ils vont bien ensemble.
- Tu sais ce que c'est une vinaigrette?
Je vous promets que c'est ce qu'il dit. Je l'ai entendu. Elle l'a entendu, et lui aussi. De toute façon, c'est pareil. Mon narrateur multiple refuse le carcan d'un pronom unique. Que voulez-vous faire? Elle négocie. Je parlemente. Il s'adapte.
- Tu sais ce que c'est une vinaigrette?
Le vieille madame ne comprend. La question est étrange. La réponse n'éclaire pas grand chose.
- Une chaise à porteur, du Nord de la France je crois.
Pourquoi ça s'appelle une vinaigrette? Je ne cherche pas de réponse, elle et lui entrent dans la salle de prélèvement. Ca s'appelle comme ça. C'est un peu trop indéterminé à mon goût.
- Alors, qu'est-ce qu'on vous prélève aujourd'hui? Euh, un oeil?
- Tant que c'est temporaire, ça ne me gêne pas.
- Vous pouvez téléphoner à partir de 14h, et passer à partir de 17h prendre les résultats écrits. On vous rend votre oeil avec.
- Et le service après vente?
- Il y a un supplément.
- Bien sûr.
Bien sûr.

Dehors il gèle, des croûtes de neige maculent les trottoirs. Elle sent le bout de son nez rosir sous l'agression. Il sent ses doigts se raidir dans ses gants, dans ses poches. Je sens mon cou exposé aux morsures dans le creux de l'écharpe qui glisse.
Devant, la fille, elle s'est enfoncé le bonnet jusque dans la trachée! Non, ce n'est pas vrai. Bien sûr. Le bord effiloché de laine bleuâtre serpente au-dessus des sourcils, juste au-dessus. Il a l'impression d'être en filature, c'est sa faute si elle reste devant moi. D'ailleurs elle lui coupe la route. Nous sommes pressés, mais pas assez pour la dépasser. La fille au bonnet n'a qu'à passer devant, nous n'allons pas lui faciliter la vie. Je ronge mon frein, les sapins du Panthéon me font signe et le nargue.
- Alors, t'attends quoi?
- D'être en retard.
- Plus besoin d'attendre beaucoup, alors. Regarde, là, l'heure. Elle se fout de toi.
- Moi aussi je me fous de moi. Na.
Le bonnet bleu a pris (un peu) d'avance. Le 89, à gauche, passe dans un courant d'air. Un courant d'air, au milieu des courants d'air qui chatouillent Paris, qui font scintiller l'hiver. J'ai, il a, elle a froid. Il y a des choses à voir, et ça nous réchauffe. Un jeune homme à barbe blonde, bonnet aussi. Noir, elle croit. Il croise la trajectoire d'escargot de la fille au bonnet bleu. Collision?
Ils se connaissent, ça ne compte pas. Ils s'embrassent, je n'avais pas prévu. Parce que nous allons seuls, poursuivant le fil invisible qui glisse à nos pieds, je crois que les autres se font aussi traîner comme ça. Ils bifurquent, mais ils ne sont pas en couple. Ils se sont fait la bise. Elle les voit s'éloigner, sur sa gauche, sous les sapins, vers la descente Soufflot.
- Comment ça va?
- Bien, super. Ca fait plaisir de te voir.
- Il fait un froid de canard, c'est fou, ça fait longtemps qu'on avait pas vu ça!!
- On va prendre un café?
Non. Trop plat. Ils n'ont pas pu se dire ça. Mes pas, leurs pas, les nôtres, s'en vont tambour battant poursuivre leur répétition. Ceux de la fille au bonnet bleu, et du jeune homme à barbe blonde, ont disparu. Ou plutôt, ils sont à la disposition d'autres gens, qui peuvent les voir et les entendre. Moi, je ne peux plus, je suis déjà trop loin.
Non. Trop plat. Ils n'ont pas pu se dire ça.
- T'as ramassé Bob?
- Ouais, il est partant.
- On l'embarque, alors? Tu lui confies le rôle?
- Déjà? Tu es sûr qu'il est prêt?
- Il l'a déjà prouvé. Et puis Matt ne peut pas le faire.
- Ca va nous coûter cher.
- On n'a plus rien à perdre.
- On n'a plus rien de toute façon.
Peut-être. Moins plat. Ils se sont peut-être dit ça.

Je, et lui, et elle, nous continuons. Sans forcer, sans résister. Le monde coule et se déforme pour nous laisser passer. C'est la plume d'une ange, là-haut, qui nous fait une petite place, sur son parchemin taché. C'est bien.
Quelque chose de plus, il me semble. Il lui semble que c'est une insouciance, en même temps qu'un certitude. Elle sait que ça porte un nom, n'ose pas le prononcer. Ce n'est pas à elle de le faire. C'est à nous trois. C'est à moi.

- Alors, docteur... Dites-moi la vérité, je suis prêt.
- ...
- Ca s'est aggravé? Il n'y a plus d'espoir.
- C'est extrêmement étrange.
- La thérapie n'a pas fonctionné? Vous savez, je suis prêt. Je suis prêt, prêt à vous entendre.
- Vous vous répétez.
- C'est pour me convaincre.
- Je vous croyais prêt, donc convaincu.
- C'est en cours, enfin, non, c'est bon. Allez-y.
- J'ai refait plusieurs fois les tests.
- C'est mauvais?
- ...
- Très mauvais?
- Vous êtes guéri.
- ...
- Vous êtes en voie de rémission complète. Je ne peux plus rien pour vous. Vous n'avez plus besoin de moi.
- C'est impossible! Vous savez bien que j'ai besoin de vous, j'ai besoin qu'on me soigne. Elle en a besoin, il en a besoin, nous ne sommes rien sans vous, sans ce traitement!
- Je suis désolé, il n'y a rien à faire.
- ...
- ...
- Alors, c'est vraiment fini?
- Que voulez-vous que je vous dise? Monsieur, Madame, Mademoiselle, vous n'avez plus rien. Vous êtes apte au bonheur. Je dirai plus: vous êtes heureux, vous êtes heureuse. Je n'ai plus de rôle à jouer.
- Mais c'est terrible, docteur.
- C'est la vie. Ca va passer.

Je, et lui, et elle, nous n'avons plus froid. C'est parce qu'il y a un rayon de soleil. Et que les gens sourient.

(pix: Compass, CoriDietsch, deviantart)

samedi 3 janvier 2009

"Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler!" (Gracq)

(The World is my Canvas by *starlightblood)

Je n'arrivais pas à retenir les longs soupirs qui soufflaient entre mes lèvres. Je respirais fort, épuisée par les va-et-vient bruyants de l'air dans ma poitrine, alors que j'aurais dû me faire silencieuse et passer sur lui comme un courant d'air volage... Au lieu de quoi, je peinais sur mon pinceau, je me faisais présente, écrasant le modèle, le cadre, la toile, tout, de ma volonté de bien faire. Ça allait rater. C'était déjà raté. Impossible de continuer, j'avais dans le crâne une certitude qui me susurrait mon échec, et ça me démangeait de l'envoyer chier, cette petit voix qui se croyait maligne. Mais non... je retins mes velléités destructrices pour ranger, avec un semblant de sourire, mes pinceaux et mes couleurs à leur place.
- Désolée, je suis désolée Antoine... mais là, ça marche pas. Non, non, tu es parfait, c'est juste... c'est juste moi, j'ai besoin d'aller prendre l'air.
- Bon, ok, mais je pose pas gratos, hein, moi!
- Pas de problème, ajoutai-je sans même une pointe d'irritation.
L'art pour l'art, bah ouais, ça faisait pas mal de temps que j'y croyais plus...

Antoine partit, indifférent, les trois billets que je venais de lui tendre en poche. A la fenêtre, je vis sa silhouette indistincte se fondre dans la clarté humide des lampadaires. J'attrapai mon écharpe et me hâtai de quitter l'atelier où les restes de ma frustration me bouffaient le moral; dans l'escalier, je sautai les marches deux par deux pour aller plus vite. Plus vite vers où? Aucune idée...
Dehors il pleuvotait, un temps de crachin à mi-chemin entre un temps de merde et un temps de chiottes. Je rabattis la capuche de ma veste sur la courte frange qui me mangeait le front. Un bus passa dans un vrombissement sur ma droite. Je courus vers l'arrêt pour le prendre; au bout de la ligne, il y aurait bien quelqu'un ou quelque chose à reconnaître, à apprivoiser. La nuit opaque m'engourdissait, j'avais envie de bouger, et le véhicule couleur vert-RATP accueillit mon reflet échevelé qui trépignait sur place. Pffff... Alors, qu'allait-on faire maintenant?
Recommencer, demain, comme si ça allait marcher, comme si cette fois, la chance allait tourner. Je n'avais jamais été douée pour l'acharnement. Ou peut-être seulement pour "l'acharnement au mal" de Montaigne. L'irréductible acharnement à se délester de ce qui gêne, quitte à ne plus rien avoir. A ne plus rien tenter, parce que tout a déjà été envisagé, puis relégué dans un coin poussiéreux, le "Corner" des Désabusés. A chaque fois, c'était pareil, j'avais besoin de neuf, je me jetais sur une idée nouvelle avec tant d'ardeur et tant d'espoir que je la froissais, la malmenais... que j'étais déçue, que j'abandonnais... que je me demandais. Encore. Comme à ce moment-là, dans ce bus.
Saint Michel. Je descendis, parce tout le monde faisait de même. Je me laissai porter par le flot des Parisiens maussades et bougons. J'atterris dans un café, derrière une vitre engluée de reflets et de lumières, à noyer mes pourquoi? dans une goutte chocolat.
- Je peux m'asseoir?
Un jeune homme d'une trentaine d'années, barbe sombre, yeux clairs, vint prendre position en face de moi. Comme dans une pièce de théâtre, un nouveau personnage faisait son entrée en scène, et l'autre lui donnait la réplique.
- Allez-y, pourquoi pas... Je vous préviens, ce soir je n'ai pas de prénom, pas de nom, pas de numéro de téléphone. Ce soir...
- Vous disparaissez.
Un clin d'oeil, un sourire; ironique ou compréhensif ?
- Vous savez, je connais. Enfin, je pense. Je sais que c'est énervant les gens qui essaient à tout prix d'être à votre place. Parfois ça n'aide pas de se dire que notre cas est banal, que notre malheur est partagé par des milliers de gens. On aimerait que ce qui nous arrive soit purement et simplement unique, parce que si ce n'est pas le cas, alors... alors la douleur, la souffrance, la désillusion, tout ça... ça paraît bien trop extrême et ridicule pour une situation aussi communément répandue.
L'Etranger avait dit tout cela d'un long trait, à débit lent, posé. Ses mots, sans avoir été trop longtemps pensés, trouvaient tous seuls leur chemin dans l'air gris et bruyant. Il m'intriguait, ce grand échalas à l'assurance tranquille et énervante. J'étais dans un tel état de fatigue que je commençais à me demander où il voulait en venir, où je voulais en venir, moi, avec cette manie de parler avec des inconnus, de me raccrocher à des mots anonymes comme à une chance de tout recommencer...
- Vous voulez boire quelque chose ? hasardai-je pour échapper à la paralysie qui m'absorbait peu à peu.
- J'ai commandé un café, merci.
Un silence, au milieu du brouhaha et des étoiles qui tombent.
- Ça vous arrive souvent? demandai-je.
- De quoi? D'accoster des demoiselles à la mine renfrognée et au visage perdu à la terrasse des cafés? devine-t-il, amusé. Mais tous les jours! tous les jours, mon enfant...
- C'est ça, vous croquez les petits chaperons rouge en proie à la déprime. Mais il vous manque un peu de, hum... carrure, pour faire le loup.
Pas question de me faire emberlificoter par cet énergumène. Moi aussi j'ai la répartie vive. L'autre retient un rire qui se bloque au fond de sa gorge. Il a l'air d'avoir pris ma phrase en pleine gueule.
- Faire le loup...
Il est pensif, ses longs cils font battre des ombres sur le haut de ses joues pâles où serpentent quelques rides. Des marbrures laissées par les jours difficiles, peut-être... Moi ce sont mes cernes, immenses, qui me tiennent toujours compagnie.
- Eh, j'ai dit ça comme ça, hein! Descendez de votre petit nuage mélancolique, vous étiez mieux avec votre arrogance, tout à l'heure.
Il tourne à nouveau son beau regard translucide vers moi.
- Vous croyez? Sans doute. Dire que vous étiez ma proie et que maintenant c'est moi qui me fait courser par le chasseur.
- Vous inquiétez pas, je tiens jamais la distance. Vous ne risquez pas grand-chose avec moi... Juste de finir totalement libre et hors de portée de mes attaques. Je finis jamais rien.
- Que faites-vous dans la vie?
- J'essaie. J'essaie de peindre, j'essaie de créer, j'essaie de faire. Et puis je m'arrête toujours juste avant, je malmène un bout d'inachevé et je le l'abandonne dans un coin.
- Je ne voudrais pas être une de vos toiles, murmure-t-il pour m'agacer, alors que ses yeux, qui luisent dans les couleurs nocturnes de la ville, disent le contraire.
- J'avoue que ce n'est pas très attirant, en effet.
Je me prends au jeu.
- Oui... seriez-vous une de mes esquisses, ou même une des mes sculptures inachevées, qu'il vous manquerait inévitablement une main, une oreille, ou la couleur, ou le regard, ou autre chose... Qu'est-ce qu'il vous coûterait le moins de perdre? Qu'aurai-je la liberté de rater, si vous étiez mon modèle? Vous m'autoriseriez à foirer votre visage, votre dos, votre nuque...
En parlant, je détaille son corps immobile dans la buée des lampes... Je vois les lignes de force, les volumes, les couleurs, les mouvements imperceptibles qui rendent cette peau vivante à force de la faire frissonner.
Il m'attrape le menton et relève ma tête à hauteur de la sienne.
- Pour avoir le plaisir de finir sous votre crayon, j'accepte que vous ratiez absolument toute ma personne.
- Je ne sais pas si c'est en mon pouvoir, tout de même...
Je ne sais pas si c'est en mon pouvoir... L'Etranger me regarde sans ciller. Le hasard se dilue dans son hypnose, sourde, rassurante.

Une esquisse, une ébauche. Un trait de crayon, un point. Quelque chose sans fin. Puis rien.

samedi 13 décembre 2008

Somewhere only you know


Les deux fils blancs, enroulés sur eux-mêmes, s'agrippaient à son gilet sombre, et grimpaient jusqu'à l'écume noire de ses longs cheveux bouclés. La guitare, la batterie, et le déchirement de la voix trop rauque; celle du chanteur et la sienne, en même temps. Ses lèvres formaient des mots tronqués et silencieux, comme elle murmurait les paroles dont résonnaient sa tête et les rues du matin. Heureusement qu'elle vivait en musique.

Les écouteurs d'iPod nichés dans ses oreilles, elle avançait d'un bon pas, les mains dans ses poches parce qu'elle avait oublié ses gants.
A l'horizon, la pâle chaleur du jour achevait d'embrasser la courbe terrestre, et les lèvres de l'Aurore, se refermant, laissèrent échapper un premier soupir. Elle sourit, pensant qu'il était bizarre de comparer le lever de soleil à la naissance d'un baiser, et puis ne chercha pas plus loin. Puisqu'elle y avait pensé, c'était que ça pouvait valoir quelque chose. Elle se dit qu'elle aurait dû le noter quelque part; elle avait problablement son carnet quelque part sur elle, dans une poche ou une autre. Puis elle décida qu'elle s'en souviendrait. Si ce n'était pas totalement, du moins ce serait suffisant... pour quoi? une histoire, ou simplement un clin d'oeil un peu différent au monde, la tête penchée, pour voir les choses de biais.

Le trottoir lui en voulut de son insouciance; c'est que les gens qui marchent la tête en l'air ne regardent jamais leurs pieds (par définition...).
Elle trébucha sur la bordure, se rattrapant lourdement sur le bras d'un jeune homme en costume noir. Pardon, désolée, excusez-moi... Les trois formules y passèrent, les unes à la suite des autres, presque d'une seule traite; et comme elle n'en trouvait pas d'autres, elle fut sur le point de recommencer la ronde des excuses banales. L'inconnu lui sourit, gêné.
Je suppose qu'il lui dit que ce n'était pas grave, mettant si peu de conviction dans sa réponse qu'il en démentit aussitôt la sincérité. Il est possible qu'il chercha à se débarrasser de cette gamine aux joues rouges qui bafouillait et le regardait comme Dieu le père. Il faut reconnaître qu'il avait belle allure; aurais-je été à sa place à elle que je n'aurais pas non plus su passer, en coup de vent, impassible, auprès d'un visage aussi saisissant.

Elle resta sur place, suivit des yeux le costume noir qui tournait à droite. Peter Cincotti vint susurrer à son oreille des histoires de contes de fées (Cinderella beautiful, this song is for you...); elle prit cela pour un signe, et continua sa route, remplie d'une joie légère et mousseuse que le vent d'hiver venait soulever, comme du pollen, à la surface de sa peau. Sous son menton, à la sortie du col roulé, le carré clair du cou, blanc comme nacre, frissonnait, sûrement à cause du froid. Sûrement...

mercredi 1 octobre 2008

Châtelet les Halles


Châtelet-les-Halles était bondé, comme presque toujours. Théo avait déjà derrière lui une longue journée de travail, des victoires plus ou moins remarquables sur des armées de rapports à rendre, de coups de fil à passer. Voilà qu'en plus il devait se traîner, se traîner, oui, voyez-vous, derrière un des culs les plus gros du monde, qui l'empêchait de rentrer au plus vite chez lui profiter d'un repos bien mérité. Quand il y pensait... on n'avait plus le respect du guerrier, de nos jours.

Il tenta une esquive, brève, incisive, rapide, du côté droit. Le monstre de cellulite, devant lui, vira de même. La collision fut évitée de justesse.
Théo jura entre ces dents: "Putain de merde, bouge-toi la grosse". Il regretta de ne pas avoir parlé plus haut; la vieille devant n'avait rien entendu (en plus d'être énorme peut-être était-elle aussi au seuil de la surdité...). Sa vulgarité outrancière ne l'avait pas soulagé. Il fut tenté de prendre son mal en patience. En réalité, il n'avait pas vraiment d'autre choix. Sur sa gauche, des groupies anglaises aux chaussures roses et aux cheveux décolorés formaient comme un hérisson ébouriffé qui glapissait fort désagréablement. Cette voie-là n'avait pas l'air appropriée pour ses tentatives de dépassement.

Avec peine, Théo finit par approcher des tourniquets menant au RER. Il avait laissé derrière lui les lignes de métro ainsi que de nombreuses particules de sueur qui devaient maintenant s'en donner à coeur joie dans ce lieu puant et collant, recouvrant les rampes d'escalators, les bornes à cartes imaginR et autres supports maintes et maintes fois palpés durant la journée par des milliers de mains inconnues.

Le vrai slalom commençait maintenant. Théo se mit en "mode précision". Son regard tombait dans le vague, il ne fixait personne des yeux. Pourtant, il voyait tout. Du coin de l'oeil, il captait le moindre mouvement, même l'ébauche d'un déplacement. Il mesurait: corpulence, vitesse, habileté, habitude... Chaque silhouette qui remplissait l'espace des Halles devenait inconsciemment un mélange de composantes diverses, une petite boule de caractéristiques qui évoluait sur un immense plateau de jeu. Les règles étaient: ne pas ralentir et ne pas provoquer de contact. Hormis ces deux contraintes, tous les procédés étaient permis.

Presque excité, Théo serra plus fermement son attaché-case. Non pas qu'il prévût de s'en servir comme arme, protection, etc... pour rejoindre le quai du RER A. Non, plutôt pour s'ancrer dans le sol de béton balafré. Les deux pieds bien à plat, la volonté tendue vers un seul but.

L'arbitre siffla le départ.

Poteau, contourné par la droite. Bref redressement, à droite encore, pour éviter une femme maigrelette venant en sens inverse. Respiration, un espace vide dans le corps fluctuant du Châtelet (Théo en venait à considérer ce mot comme celui d'un animal légendaire, d'une monstruosité antique dont les hommes ne seraient jamais venus à bout... bien plus, qu'ils auraient contribué à recréer). Deux hommes d'affaires qui se profilent, chacun dans ses pensées. Des inattentifs. Théo les détestent. Ils imposent à autrui leur hébétude, forcent les autres à s'adapter à leur marche incohérente et endormie. L'un vient de droite, l'autre de face. Théo bifurque vers la gauche. Les deux hommes, derrière lui, manquent de s'embrasser violemment. Deux vagues "Pardon", échangés presque sans animosité, mais sans conviction non plus, s'élèvent dans son dos. "Que les gens sont mous", pense Théo. Il est un peu écoeuré.

Il reprend sa route, même vitesse, même allure. De grandes enjambées assurées, le dos bien droit. Sa stature lui permet d'être repéré de loin. Peu nombreux sont ceux qui osent le défier à ce jeu de zigzag.
Attention, il doit croiser maintenant le flot des passagers sortant de la ligne 4. Il serait plus simple de suivre un peu la masse, sur quelques mètres, pour tourner ensuite, mais Théo hait par-dessus tout la simplicité. Il déteste la banalité. Quel horreur que cet animal, le mouton!

Il avance, tout d'un bloc, le bras gauche peut-être légèrement en avant. Histoire de montrer qui mène la danse à ce couple de cinquantenaires qui s'approchent, avec au visage l'air méprisant que confère le bonheur lorsqu'il se croit supérieur à tout le reste. La manoeuvre est couronnée de succès. Théo sent qu'il approche du but. Il touche à la victoire aussi sûrement que le vainqueur d'une course sent sous ses doigts le métal froid de la coupe qu'on lui fourre entre les mains.

C'est là qu'il la voit. Pas très grande, les cheveux noirs, mi-longs. Une frange qui lui balaie les yeux. Mais surtout, et c'est ce qui le frappe le plus, une démarche. Précise, brève, incisive. Rapide. Une ondulation qui se faufile entre les corps maladroits encombrant les membres du Châtelet. Théo ne peut plus détacher ses yeux de ces mouvements fluides, élégants.
Il a trouvé son maître.

La jeune fille passe tout près de lui, sans le frôler. Contrôle parfait. Elle lui donne l'impression d'avoir des jambes de plomb, d'être balourd et lent. A peine s'est-il brusquement dégagé d'une impasse pour dépasser un groupe de touristes, qu'elle est déjà passée, irréelle, évanescente. Si belle... insaisissable.

L'escalator approche. Théo attrape un torticolis, à force de se retourner pour suivre son fantôme des yeux. La chevelure noire se fait happer par le monstre.

"Bordel de merde, qu'est-ce que...".
Un vacarme innommable s'élève de l'escalier mécanique. Théo s'est cassé la gueule sur une pile de bonshommes armés de valises ringardes. Son attaché-case fait un vol plané et atterrit, sonné, sur le quai. Là il vomit ses feuilles d'imprimantes par dizaines. Le train qui passe, sur le quai d'en face, fait danser les polycopiés comme les feuilles des érables d'automne, sur les chemins canadiens. Théo, étendu à terre, embrasse contre son gré ce sol exécrable qu'il foule tous les matins et tous les soirs.
Mais il a le sourire aux lèvres, en songeant à cette nymphe qu'il a croisée...

dimanche 28 septembre 2008

Empathie


Léa s'arrête un instant et reprend son souffle, accoudée à la marge de pierre du Pont Neuf. Cela fait longtemps que la nuit est venue couvrir les reliefs parisiens d'ombre et de lumière. La Seine est si discrète qu'on en oublierait presque qu'elle vit, là, sous nos pieds. Son miroir noir semble immobile et endormi.

Elle a marché presque deux heures, dans la chaleur agréable du soir. C'était ça ou s'enfermer, une fois de plus, dans sa chambre, à se rouiller les yeux sur les pages d'un mauvais roman ou à s'assoupir devant un film médiocre. Le sac à main et l'appareil photo, attendant sur la chaise dans l'entrée, l'ont décidée. Elle s'est fait la belle.

Alors qu'elle médite, entre raisonnements et divagations, elle regarde les gens. C'est ce qu'elle sait le mieux faire. C'est ce qu'elle aime le plus faire. Elle voit des couples, des groupes, des solitaires. La nuit tombée ils se ressemblent souvent, un peu voûtés dans leurs cols de vestes, même s'il ne fait pas froid. Leur passage laisse des traces floues sur ses rétines fatiguées; des colonies sans fin de silhouettes noires, éthérées, dont les pas résonnent sec sur le pavé de ce cher Paris...
Et pourtant la vie déborde de ces spectacles nocturnes où les hommes deviennent des spectres, où les rues deviennent des corridors sombres, où le ciel devient une voûte de cathédrale.

Léa sait qu'elle ne devrait pas faire ça, parce que ça fait trop mal. Mais elle s'attache à ces ombres qui passent sans la regarder. Elle croit pouvoir connaître ces hommes et ces femmes mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes.
Il y a ce qui saute aux yeux de tous: les couples malheureux, les amis fâchés, les fêtards déjà bien imbibés. Ce sont là des éclats, des violences pour l'oeil et l'oreille qui s'enfoncent dans la molle douceur des nuits d'été.
Mais Léa voit bien d'autres choses. Elle voit cette fille, là-bas, attendre ce garçon, là-bas. Elle sent que c'est un espoir vain, et cela la rend triste. Elle voit des gens qui parlent, apparemment de bon coeur; mais elle voit aussi qu'ils ne s'écoutent pas. Elle voit tant de personnes faire les mêmes gestes, se tapoter gentiment l'épaule, se donner la main, s'enlacer, s'embrasser, se repousser, sans que jamais ces personnes ne leur donnent le même sens.

Léa voit la solitude un peu partout, s'insinuant entre les âmes. Pas vicieuse où dissimulée. Simplement présente, pour la seule raison qu'il ne peut en être autrement. Tout ce qui filtre, sur ces visages, ce sont des espoirs, des attentes ou des refus qui colorent l'air tiède de sentiments sans nombre, incapables de se déclarer, incapables de s'exprimer.
C'est cela que cherche Léa, le soir, quand elle s'en va errer au hasard dans la ville de ses rêves, l'appareil photo à la main. Elle est persuadée que, lorsque le marchand de sable endort les enfants dans leurs lits, dehors s'épanouissent nos émotions, avec quelque chose de sublime et d'incomparable. Mais pour les respirer, c'est vers le ciel de Paris qu'il faut lever la tête. Là, le promeneur attentif verra des volutes, des arabesques, des tourbillons d'amour, de joie, de tristesse, chambouler le décor parisien, subtilement, délicatement... Il verra suinter et s'envoler le non-dit ou le sous-entendu qui sont les isolants de nos consciences.

Léa ne peut plus résister à l'appel de ce spectacle. Chaque soir, c'est comme si elle allait voir son aurore boréale. Elle est là au milieu de la foule, à se nourrir d'un fluide qu'elle ne sait nommer, qu'elle appelle le "goût de la nuit". Parfois elle tente de le saisir entre ses mots et sa plume mal assurée. Elle n'y arrive pas. Seule la photographie peut la combler. Tous les soirs, elle mitraille les mêmes endroits, les mêmes gens, sans pouvoir s'arrêter. Elle se drogue à ces vies qu'elle connaît par empathie...
qu'elle envie?

Pas une seule photo d'elle, dans son vieux Paris. Pas une seule photo d'elle et de sa solitude.

(pix: deviantart, PhilipLim)