dimanche 28 septembre 2008

Empathie


Léa s'arrête un instant et reprend son souffle, accoudée à la marge de pierre du Pont Neuf. Cela fait longtemps que la nuit est venue couvrir les reliefs parisiens d'ombre et de lumière. La Seine est si discrète qu'on en oublierait presque qu'elle vit, là, sous nos pieds. Son miroir noir semble immobile et endormi.

Elle a marché presque deux heures, dans la chaleur agréable du soir. C'était ça ou s'enfermer, une fois de plus, dans sa chambre, à se rouiller les yeux sur les pages d'un mauvais roman ou à s'assoupir devant un film médiocre. Le sac à main et l'appareil photo, attendant sur la chaise dans l'entrée, l'ont décidée. Elle s'est fait la belle.

Alors qu'elle médite, entre raisonnements et divagations, elle regarde les gens. C'est ce qu'elle sait le mieux faire. C'est ce qu'elle aime le plus faire. Elle voit des couples, des groupes, des solitaires. La nuit tombée ils se ressemblent souvent, un peu voûtés dans leurs cols de vestes, même s'il ne fait pas froid. Leur passage laisse des traces floues sur ses rétines fatiguées; des colonies sans fin de silhouettes noires, éthérées, dont les pas résonnent sec sur le pavé de ce cher Paris...
Et pourtant la vie déborde de ces spectacles nocturnes où les hommes deviennent des spectres, où les rues deviennent des corridors sombres, où le ciel devient une voûte de cathédrale.

Léa sait qu'elle ne devrait pas faire ça, parce que ça fait trop mal. Mais elle s'attache à ces ombres qui passent sans la regarder. Elle croit pouvoir connaître ces hommes et ces femmes mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes.
Il y a ce qui saute aux yeux de tous: les couples malheureux, les amis fâchés, les fêtards déjà bien imbibés. Ce sont là des éclats, des violences pour l'oeil et l'oreille qui s'enfoncent dans la molle douceur des nuits d'été.
Mais Léa voit bien d'autres choses. Elle voit cette fille, là-bas, attendre ce garçon, là-bas. Elle sent que c'est un espoir vain, et cela la rend triste. Elle voit des gens qui parlent, apparemment de bon coeur; mais elle voit aussi qu'ils ne s'écoutent pas. Elle voit tant de personnes faire les mêmes gestes, se tapoter gentiment l'épaule, se donner la main, s'enlacer, s'embrasser, se repousser, sans que jamais ces personnes ne leur donnent le même sens.

Léa voit la solitude un peu partout, s'insinuant entre les âmes. Pas vicieuse où dissimulée. Simplement présente, pour la seule raison qu'il ne peut en être autrement. Tout ce qui filtre, sur ces visages, ce sont des espoirs, des attentes ou des refus qui colorent l'air tiède de sentiments sans nombre, incapables de se déclarer, incapables de s'exprimer.
C'est cela que cherche Léa, le soir, quand elle s'en va errer au hasard dans la ville de ses rêves, l'appareil photo à la main. Elle est persuadée que, lorsque le marchand de sable endort les enfants dans leurs lits, dehors s'épanouissent nos émotions, avec quelque chose de sublime et d'incomparable. Mais pour les respirer, c'est vers le ciel de Paris qu'il faut lever la tête. Là, le promeneur attentif verra des volutes, des arabesques, des tourbillons d'amour, de joie, de tristesse, chambouler le décor parisien, subtilement, délicatement... Il verra suinter et s'envoler le non-dit ou le sous-entendu qui sont les isolants de nos consciences.

Léa ne peut plus résister à l'appel de ce spectacle. Chaque soir, c'est comme si elle allait voir son aurore boréale. Elle est là au milieu de la foule, à se nourrir d'un fluide qu'elle ne sait nommer, qu'elle appelle le "goût de la nuit". Parfois elle tente de le saisir entre ses mots et sa plume mal assurée. Elle n'y arrive pas. Seule la photographie peut la combler. Tous les soirs, elle mitraille les mêmes endroits, les mêmes gens, sans pouvoir s'arrêter. Elle se drogue à ces vies qu'elle connaît par empathie...
qu'elle envie?

Pas une seule photo d'elle, dans son vieux Paris. Pas une seule photo d'elle et de sa solitude.

(pix: deviantart, PhilipLim)

5 commentaires:

KhâlmarTsum a dit…

Tiens, j'me demandais... Tu connais la Scala (groupe/chorale qui reprennent des chansons rock au piano et aux choeurs...) ?

KhâlmarTsum a dit…

En tout cas, c'est beau, Enya...

Et je m'interroge sur le choix du prénom dans "Empathie"... Peut-être pure coïncidence, ou alors tu n'avais pas d'autre idée sous la main...?

La Sorcière de la Rue Mouffetard a dit…

S'il faut commenter, je commente, je commente, bien que je ne sois pas trop douée pour cela...

Je ne suis pas béhélienne, ni normalienne; je suis Marie, cube ahélienne (aliénée) qui suivait les mêmes cours de latin que toi en hypo, et j'aime beaucoup ton blog!

N'hésite pas à passer sur le mien (-; bonne chance pour la suite!

Lineyl a dit…

Pour Alex, non, je ne connais pas la Scala, mais je ne demande qu'à découvrir... Et pour le prénom, disons que non, je n'ai pas voulu établir de correspondance avec une personne particulière. Mais peut-être que puisque nous avons parlé hier d'une personne portant un tel prénom, inconsciemment j'ai été influencée...
Pour Marie, merci de poster un com! Tu vois, je ne savais même pas que tu venais sur mon blog! Je vais, avec plaisir, faire un tour sur le tien. Et on se croisera sûrement un de ces jours...

KhâlmarTsum a dit…

hm... ayant perdu mes données musicales, je crois que je vais devoir te renvoyer vers deezer (mais je comprendrais très bien qu'un mouvement de flemme s'empare de toi, auquel cas je te ferais écouter un jour où je me trouverais en ta compagnie, avec Monsieur pas flou sous la main (...le Net...))
Si malgré tout l'inactivité de nos blogs t'agace, et que tu ne sais plus à quel site te vouer, en tapant "la scala", tu peux écouter des chansons dont tu dois connaître les originaux (genre Every Breath You Take), et sinon je te conseille:
-Bittersweet Symphony
-Muscle Museum
-Someone New
-She Hates Me
-Life On Mars
(cette liste est évidemment à titre indicatif, te sens pas obligée d'écouter juste pour me faire plaisir....)