mardi 30 septembre 2008

Rails


Avez-vous déjà regardé, lorsque vous prenez le train (métro ou RER, ça marche aussi...), à quoi ressemblent les rails de la voie d'à-côté? Ils sont luisants, brillants, et bien qu'ils soient souvent rectilignes, on les voit onduler comme des filaments sécrétés par un insecte curieux...
Ce matin, me levant de bonne heure, quittant un chez-moi pour en retrouver un autre, je me suis penchée vers la vitre, collant ma tête embrumée au verre opaque et sale. J'ai trouvé fascinants ces deux rubans de métal, à ma droite, qui se déroulaient imperturbablement. Je me suis dit que ce devait être cela, avoir un but, avancer dans une direction et laisser derrière soi ce qui n'a plus de raison d'être. C'était l'inévitable.

Emportée par le RER matinal, me détournant de la morosité du wagon, des gens encombrés d'eux-mêmes, j'ai imaginé laisser tout plein de choses derrière moi, le long de ces rails qui filaient sous mon nez. J'ai imaginé que nos vies passaient à la même allure, et puis j'ai compris que c'était le cas; car le moindre détail de la moindre seconde est si fulgurant qu'à peine né il est repris par le royaume des ombres: le souvenir, la mémoire, l'oubli.
Je me suis dit que tout ce qui me pesait aujourd'hui allait suivre la ligne du grand effritement des choses, et disparaître, pour moi et pour le monde.

Alors, dans la courbe que fait le train entre Bry-sur-Marne et Neuilly Plaisance, j'ai vu l'habitacle vieillot dans lequel je voyageais se tordre, se courber, comme nos pensées et nos rêveries quand nous tournons nos yeux intérieurs vers notre passé. J'ai vu les rails que j'avais croisés à toute vitesse scintiller au soleil levant, plus loin, très loin, immobiles. Eux que j'avais observés bondissants, insaisissables, déconcertants, se sont figés, marquant de longs traits noirs mes rétines endormies. Je me suis dit que le passé laissait lui aussi des rayures sur nous; il nous impose ces blessures un peu mortes, lui qui ne peut plus retrouver sa vivacité d'avant. Avant, c'est-à-dire quand le passé était présent.
Mais comme il refuse de partir sans trace, il s'arme d'un stylet et gratte sans cesse nos petits êtres humains. Comme si nous étions les tablettes du temps.

Et si c'était ça, la solution? Prendre du recul comme on prend le train, déformer ces événements raides et brutaux de notre quotidien... Les faire se courber à l'horizon pour les aimer, les détester, les juger ou les ignorer... différemment. Indifféremment?
A l'horizon, tout prend la même forme. Platitude. Sérénité.

Replongée dans le wagon par un cahot plus marqué, j'ai vu ces rails, dont la contemplation m'absorbait, disparaître. Un tunnel, un pont, qu'importe. Un instant d'obscurité, où la seule certitude est qu'on ne distingue plus rien. Un noir un peu plat, même pas profond, nous a happé sans hâte. J'ai perdu le sens, la direction, la marche avant et la marche arrière.
Et puis j'ai trouvé ça con, cette histoire de rails. Parce qu'on ne les voit jamais. Finalement, on se fait ballotter par la vie; on n'arrive rien à voir dans l'intestin bordélique du monde.

(pix: The Rail by bashcorpo, deviant)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup... vraiment. C'est très juste.

Anonyme a dit…

Bon je me lance à mon tour, sans avoir lu l'article (mes excuses mais le temps me manque). Malheureusement pour moi ton titre est rails et pas rien donc je ne vais pas pouvoir faire une sortie semblable à la tienne. Enchantée de t'avoir rencontrée, un jour je retrouverai le texte avec le détective. Je dois filer, à bientôt à Tours bien sûr :)
@+