mercredi 1 octobre 2008

Châtelet les Halles


Châtelet-les-Halles était bondé, comme presque toujours. Théo avait déjà derrière lui une longue journée de travail, des victoires plus ou moins remarquables sur des armées de rapports à rendre, de coups de fil à passer. Voilà qu'en plus il devait se traîner, se traîner, oui, voyez-vous, derrière un des culs les plus gros du monde, qui l'empêchait de rentrer au plus vite chez lui profiter d'un repos bien mérité. Quand il y pensait... on n'avait plus le respect du guerrier, de nos jours.

Il tenta une esquive, brève, incisive, rapide, du côté droit. Le monstre de cellulite, devant lui, vira de même. La collision fut évitée de justesse.
Théo jura entre ces dents: "Putain de merde, bouge-toi la grosse". Il regretta de ne pas avoir parlé plus haut; la vieille devant n'avait rien entendu (en plus d'être énorme peut-être était-elle aussi au seuil de la surdité...). Sa vulgarité outrancière ne l'avait pas soulagé. Il fut tenté de prendre son mal en patience. En réalité, il n'avait pas vraiment d'autre choix. Sur sa gauche, des groupies anglaises aux chaussures roses et aux cheveux décolorés formaient comme un hérisson ébouriffé qui glapissait fort désagréablement. Cette voie-là n'avait pas l'air appropriée pour ses tentatives de dépassement.

Avec peine, Théo finit par approcher des tourniquets menant au RER. Il avait laissé derrière lui les lignes de métro ainsi que de nombreuses particules de sueur qui devaient maintenant s'en donner à coeur joie dans ce lieu puant et collant, recouvrant les rampes d'escalators, les bornes à cartes imaginR et autres supports maintes et maintes fois palpés durant la journée par des milliers de mains inconnues.

Le vrai slalom commençait maintenant. Théo se mit en "mode précision". Son regard tombait dans le vague, il ne fixait personne des yeux. Pourtant, il voyait tout. Du coin de l'oeil, il captait le moindre mouvement, même l'ébauche d'un déplacement. Il mesurait: corpulence, vitesse, habileté, habitude... Chaque silhouette qui remplissait l'espace des Halles devenait inconsciemment un mélange de composantes diverses, une petite boule de caractéristiques qui évoluait sur un immense plateau de jeu. Les règles étaient: ne pas ralentir et ne pas provoquer de contact. Hormis ces deux contraintes, tous les procédés étaient permis.

Presque excité, Théo serra plus fermement son attaché-case. Non pas qu'il prévût de s'en servir comme arme, protection, etc... pour rejoindre le quai du RER A. Non, plutôt pour s'ancrer dans le sol de béton balafré. Les deux pieds bien à plat, la volonté tendue vers un seul but.

L'arbitre siffla le départ.

Poteau, contourné par la droite. Bref redressement, à droite encore, pour éviter une femme maigrelette venant en sens inverse. Respiration, un espace vide dans le corps fluctuant du Châtelet (Théo en venait à considérer ce mot comme celui d'un animal légendaire, d'une monstruosité antique dont les hommes ne seraient jamais venus à bout... bien plus, qu'ils auraient contribué à recréer). Deux hommes d'affaires qui se profilent, chacun dans ses pensées. Des inattentifs. Théo les détestent. Ils imposent à autrui leur hébétude, forcent les autres à s'adapter à leur marche incohérente et endormie. L'un vient de droite, l'autre de face. Théo bifurque vers la gauche. Les deux hommes, derrière lui, manquent de s'embrasser violemment. Deux vagues "Pardon", échangés presque sans animosité, mais sans conviction non plus, s'élèvent dans son dos. "Que les gens sont mous", pense Théo. Il est un peu écoeuré.

Il reprend sa route, même vitesse, même allure. De grandes enjambées assurées, le dos bien droit. Sa stature lui permet d'être repéré de loin. Peu nombreux sont ceux qui osent le défier à ce jeu de zigzag.
Attention, il doit croiser maintenant le flot des passagers sortant de la ligne 4. Il serait plus simple de suivre un peu la masse, sur quelques mètres, pour tourner ensuite, mais Théo hait par-dessus tout la simplicité. Il déteste la banalité. Quel horreur que cet animal, le mouton!

Il avance, tout d'un bloc, le bras gauche peut-être légèrement en avant. Histoire de montrer qui mène la danse à ce couple de cinquantenaires qui s'approchent, avec au visage l'air méprisant que confère le bonheur lorsqu'il se croit supérieur à tout le reste. La manoeuvre est couronnée de succès. Théo sent qu'il approche du but. Il touche à la victoire aussi sûrement que le vainqueur d'une course sent sous ses doigts le métal froid de la coupe qu'on lui fourre entre les mains.

C'est là qu'il la voit. Pas très grande, les cheveux noirs, mi-longs. Une frange qui lui balaie les yeux. Mais surtout, et c'est ce qui le frappe le plus, une démarche. Précise, brève, incisive. Rapide. Une ondulation qui se faufile entre les corps maladroits encombrant les membres du Châtelet. Théo ne peut plus détacher ses yeux de ces mouvements fluides, élégants.
Il a trouvé son maître.

La jeune fille passe tout près de lui, sans le frôler. Contrôle parfait. Elle lui donne l'impression d'avoir des jambes de plomb, d'être balourd et lent. A peine s'est-il brusquement dégagé d'une impasse pour dépasser un groupe de touristes, qu'elle est déjà passée, irréelle, évanescente. Si belle... insaisissable.

L'escalator approche. Théo attrape un torticolis, à force de se retourner pour suivre son fantôme des yeux. La chevelure noire se fait happer par le monstre.

"Bordel de merde, qu'est-ce que...".
Un vacarme innommable s'élève de l'escalier mécanique. Théo s'est cassé la gueule sur une pile de bonshommes armés de valises ringardes. Son attaché-case fait un vol plané et atterrit, sonné, sur le quai. Là il vomit ses feuilles d'imprimantes par dizaines. Le train qui passe, sur le quai d'en face, fait danser les polycopiés comme les feuilles des érables d'automne, sur les chemins canadiens. Théo, étendu à terre, embrasse contre son gré ce sol exécrable qu'il foule tous les matins et tous les soirs.
Mais il a le sourire aux lèvres, en songeant à cette nymphe qu'il a croisée...

2 commentaires:

KhâlmarTsum a dit…

Hm.... heureusement que t'avais perdu l'inspiration :D...

Aurélie, aies pitié de nous, nous n'avons même plus le temps de ficher tes posts, quand tu bloggue plus vite que ton ombre :p !

Ceci dit, toujours fan. Ca sent le presque vécu :)...

Lineyl a dit…

"quand tu bloggue plus vite que ton ombre"... Lol, ma libido poétique est en ébullition!