mercredi 8 octobre 2008

Streets


Heureux celui qui marche la tête en l'air...

Il y a marcher. Et déambuler.
Il y a se promener, flâner, ou tout simplement se déplacer, se rendre, aller. Il faut dire que l'homme passe sa vie à suivre une direction.
Même s'il en change souvent.
Même s'il ne la choisit pas toujours.

***

Laissant le rabat de toile retomber dans un grand "clac" sonore, Marie jura entre ses dents. Et abandonna. Tant pis pour le con qui avait encore eu l'idée de l'appeler alors que son portable se trouvait dans les tréfonds de son sac d'école. Les gens... toujours à croire que vous êtes joignable à tout moment, simplement parce que votre téléphone est allumé (c'est-à-dire parce que les éventuels personnes qui auraient envie de vous appeler poireautent plus longtemps avant de tomber sur votre messagerie sympathiquement ringarde), simplement parce que ledit merveilleux petit outil de technologie moderne n'est pas en silencieux, ni même en vibreur...
C'est qu'ils oublient quelque chose d'essentiel, les gens... On pourrait appeler cela de diverses manières. Votre gaucherie. Votre maladresse. Votre naturel "deux de tens'". Votre "anti-douesse", comme dirait certaine personne à laquelle je songe.
Bref, Marie commence à s'énerver dans son coin, tout bas, à l'intérieur de sa petite tête fatiguée par un jour de souffrance supplémentaire devant des pupitres taggés et retaggés à coups de stylo bic rageurs.
Il ne fait ni beau ni moche, à se demander ce que peut bien dire la météo. Le ciel semble avoir disparu, il est tout blanc.
Marie arrive à une intersection. Celle qu'elle traverse tous les jours, parfois au milieu, slalomant entre les voitures et les vélos. Celle qu'elle ne remarque même plus, tant pour elle le chemin qui va de son collège à la maison est rectiligne à cet endroit.
Ce soir-là, elle s'apprête à traverser le passage piéton en trois enjambées hâtives. Mais, à droite, dans une ruelle étroite dont s'épousent presque les deux parois, de vieux immeubles Haussmann, elle aperçoit un chat. Et pas n'importe lequel, non, son chat! Rodolphe ou Arthur, appelez-le comme vous voulez, courre, alerte et leste. Voilà qu'il grimpe sur le mur, le long d'une gouttière. Marie bifurque et le suit, fascinée de pouvoir surprendre son animal préféré dans un des instants de son intimité quotidienne. Elle est sur le point de découvrir ce qui ne peut que lui être caché... eh oui, que fait Rodolphe quand Marie n'est pas à la maison???
Même le chat très affectueux qu'il est a droit à sa part d'individualisme.
Marie ne rentrera pas chez elle tout de suite.

***

Sofiane rentre chez lui. Encore une journée à traîner, un peu partout, un peu nulle part. Pas de boulot, pas d'école. Un entre-deux qui lui a plu, d'abord, pour le laisser désemparé ensuite. Finalement, il s'est plutôt bien accommodé à son existence de vagabond. Il a fait sienne cette sensation de déracinement perpétuel, et cela le réconforte un peu de savoir qu'où qu'il aille, il restera le même: un étranger, quelqu'un d'ailleurs. C'est déjà quelque chose de stable.
Etranger, oui, mais pour les gens seulement. D'ailleurs, pour les gens, ce serait plutôt "étrange". Mais Sofiane s'en fout. Les rues de Paris, les ponts, les cours et les parcs, les impasses, tous ces épanchements de l'architecture le connaissent, eux, et l'accueillent comme un des leurs. Sofiane préfère leur compagnie à celle horriblement codée de ses semblables. Il ne sait pas s'y prendre, c'est tout; il fait tout de travers lorsqu'il discute avec quelqu'un. Ou du moins, c'est le sentiment qu'il a. Ce qu'il ignore peut-être, c'est que les autres aussi font tout de travers lorsqu'ils discutent avec lui. Quand à songer que les deux personnes en présence feraient ensemble tout de travers, il n'y a qu'à lire Gide pour ne pas en douter...
Non, il est nettement plus agréable de laisser son corps à la dérive dans le flot de la vieille capitale. Là, plus besoin de se tenir, de se retenir. Quelle indulgence dans ces têtes de réverbères penchées, quelle douceur dans ces courbes douces de la Seine! Plus infinie qu'une femme, moins démonstrative, mais plus aimante.
Sofiane envisage de rentrer "chez lui". Un bout de trottoir, un autre. Peu importe. Un quartier, peut-être, c'est déjà mieux. C'est déjà une atmosphère, le bruit particulier que font les véhicules sur le revêtement des routes, le goût de l'air au sortir des restaurants, et une faune locale spécifique. C'est déjà un petit monde à soi tout seul. Sofiane aime bien les visiter, ces mondes.
Près de Notre-Dame, il ne lève pas la tête. Il regarde les parterres, les gens et leurs ombres si pâles qui coulent sur la pierre blanche. Il passe en silence, sans savoir que penser. Il n'a jamais vécu ici. Il ne saurait dire pourquoi. Peut-être qu'il est intimidé par la cathédrale et qu'il n'a pas l'habitude que les monuments de la ville lui imposent une telle admiration.
Il franchit un pont, suit une rue, évite de frôler les pardessus beige qui passent autour de lui. Soudain, quelque chose à attire son regard. En bas, sur la berge, une vieille femme agite une main alourdie de bagues dorées d'un mauvais goût. C'est fou ce que cette main semble aimanter son regard. Sofiane penche son corps par-dessus la rambarde de pierre polie, cherchant à savoir si l'on s'adresse à lui. Il était invisible, il rentrait, simplement. Il glissait dans nos rues et voilà qu'on le voit, qu'on le remarque, qu'on l'interpelle! Il n'ose y croire. Il n'était donc pas si indifférent à la compagnie d'autrui!
La mamie ne quitte pas son regard. Sofiane s'apprête à la rejoindre. Une impulsion. Non, plus profond. La destinée, un truc comme ça. Enfin, c'est ce qu'il se dit.
Un bras vient s'écraser dans son dos, par maladresse. Une "grand-mère bis" se profile dans le champ de vision de Sofiane. Son sourire répond à la vieille en bas, sur la berge.
Alors finalement, c'était ça. Une erreur. Un espoir déçu (mais était-ce un espoir?). Sofiane est tenté de continuer sa route. Il essaie de ne pas être touché; à vrai dire, il se demande s'il n'essaie pas d'être indifférent pour avoir la sensation de lutter contre une réelle déception. Il se dit qu'il doit être bien mal, ces temps-ci, pour avoir besoin de se torturer ainsi l'esprit.
Il se détourne. Marche. Se détourne. Et revient vers la Seine, et descend vers la berge, et suit la hanche de l'eau où trempent les bateaux-mouches. Les deux vieilles ont disparu. Qu'importe, il a changé de port. Il a largué les amarres.

Heureux ceux qui marchent la tête en l'air...

(pix: The Streets by BingerBuena, deviantart)

2 commentaires:

KhâlmarTsum a dit…

T'appelle ça "anti-douesse"? Dans mon patois, on dit padouéisme... Mais tout ça, je suis d'accord, c'est un peu schtroumpfer les mouches...


Non seulement le chat a droit à sa part d'individualisme, mais on pourrait même dire qu'il incarne l'individualisme, en bon sournois rationalisateur sous contrainte qu'il est... ("cette personne, là, auprès de laquelle je m'apprête à ronronner en respirant la mignonneté, elle va me faire le plaisir non seulement de me laver le poil, mais en plus de me donner à manger...".... le prix de la gratuité.)

Lineyl a dit…

Hum... Alex en déesse féline. On en apprend tous les jours.