dimanche 26 avril 2009

"A ceux qui s'abreuvent de pleurs et tètent la Douleur comme une bonne louve !"


Éclair, noir.

Le rugissement des basses, tout près de mon oreille. Je suis trop près, qu'importe. Au coeur du tourbillon, tout bouge encore plus vite, saisi dans l'immobilité du reste. C'est vrai, le déchaînement des lumières, les décolletés profonds, bordés de satin rouge, et le déhanchement des corps, au hasard, tout cela tremblote en saccades si rapides que rien n'échappe au flou perpétuel, presque sans mouvement.

Je sirote le jus rosâtre qui m'a échu au comptoir. Les taches de liquide et de sucre qui maculent le plastique noir et rayé reflètent en points grossiers l'impressionniste spectacle des danses endiablées qu'on diffuse sur les écrans.

J'attends l'explosion de la batterie, le refrain éructé avec douleur, comme l'explosion d'une révélation. Note après note, autour de moi, dans ce bar glauque et puant, dans l'interstice des silhouettes confondues et des nus plus ou moins artistiques, baignant dans l'excès primitif que nous incarnons se tisse une continuité brutale, sauvage. Le balancement répété, martelé, d'un désespoir qui se tortille au fond de la cave enfumée où il a fini par tomber.
"A nos déchéances conjuguées", songe-je en levant mon verre vers le mur de pierres sombres contre lequel je repose ma fatigue alcoolisée.

A cinq mètres sur ma droite, cambrée comme une diablesse prise d'une rage immonde, Leslie semble démembrer son corps, mesure par mesure, flash après flash, sous les néons rouge sang. La peau de son ventre, trouée de brûlures, garde pourtant un aspect lisse ; c'est l'ondulation de la maladie sur la douceur tiède des muscles, le tortillement du Mal dans l'écume d'une ancienne beauté.

"Oui, tout ceci est terrible et merveilleux. L'horreur est bien plus terrifiante quand elle se croit encore parée des affres de la beauté". Mes pensées m'échappent, dans l'incertitude qui m'habille progressivement je les vois me faire face et converser librement avec moi, moulées de cette sueur ruisselant sur le carreau de nos débauches.
Débauches du regard.

On me ressert quelque chose ?
Non merci, quelque chose déjà se déverse en moi : tout ce flux de cauchemars, ces perspectives fluides qui déforment les murs. La joie édentée me fait face, je pleure et je ris à la vue de sa grande face plaintive qui cherche à rester jolie sous tout ce rouge, tout ce rouge...

Sur mes doigts s'attarde une main déserteuse, glaciale. Je réfrène une fureur soudaine et me contente de jeter à bas du comptoir cette présence importune. Qu'on me laisse enfin, tranquille, me vautrer dans cette fange mêlée de couleurs odieuses, de corps ridicules et de poses provocantes.

Qu'est-ce que ça pourrait changer, que je sorte retrouver les étoiles pendues au firmament menteur dont on daigne couvrir nos existences blafardes ?
J'ai déjà trop cherché, le nez en l'air, entre les monts de l'Hypocrisie, et les hauteurs du Mensonge.

Je t'ai trouvé, toi, et ta fausse bonté, avec ces longues mèches d'or qui cernaient ton visage d'ange, et tes bras maigres et roses, toi qui étais pire que ces créatures contaminant la nuit. Je n'ai bu à tes lèvres qu'un poison enivrant. Oui, oui ! J'ai aimé, adoré, j'ai dévoré tes promesses, tu vois c'était la première fois qu'on m'en faisait autant, sans craindre de me mentir effrontément et d'implanter avec sadisme l'illusion dans mon coeur déjà meurtri. Tu m'as rassasié de tant de conneries, je m'y suis épanoui avec la grâce d'un poisson rouge obèse, coincé dans son bocal. Je me tortillais comme une merde, et tu me faisais croire que c'était beau, que c'était l'éternité, ce moment de torture avec toi, notre maison, notre bonheur. Notre amour.

Tes hanches nacrées, tes cils ravageurs, tes ongles si blancs, je les ai serrés contre mon coeur avec une ferveur dont je me croyais incapable. Tu t'es sentie souveraine, petite salope ; tu as dévoré les offrandes que t'apportait, humilié, le fidèle au bas de l'autel. Putain ce que j'aurais pu crever pour croire encore, plus, encore plus à tes mots, à tes caresses !

Oh oui, tu étais parfaite. Tu étais odieuse, destructrice et tu le cachais si bien que c'était magnifique. J'étais persuadé de côtoyer la douceur, de me blottir chaque soir dans les draps de l'avenir naïf et bienheureux.

Qu'est-ce qui a changé ? Ton sourire ? Les caresses mesquines dont tu m'abreuvais ?
Un matin - ou bien était-ce à l'heure tardive où la nuit ravagée, débauchée, la nuit dont j'avais tellement peur, se secoue paresseusement les reins pour mettre en branle sa silhouette de vieille putain qui veut encore danser ? - j'ai vu percer entre tes lèvres des dents acérées, des canines sanguinaires. Sur ma propre peau j'ai senti s'enfoncer tes crocs acérés, affamés, j'ai senti mon sang couler sous ton amour tortionnaire. J'ai vu, comme en rêve, sans vouloir y croire et m'accrochant aux lambeaux de mes fantasmes, j'ai vu ton être se tordre, révélant sa vraie nature.

J'étais déjà trop blessé pour faire autre chose que m'enfuir, avalant les étoiles, récoltant dans ma course la morsure de la vie, les coups de la vérité, horrible mais vraie, si vraie ! Ô lucidité je t'ai acquise, mais à quelle prix ! Alors j'ai brandi vers le ciel un doigt unique, rageur, accusateur. J'ai voulu par ce geste déflorer la mascarade de cette voûte argentée nous étouffant de rêves.

Ce fut l'ultime sursaut qui me porta vers le jour ; ma propre haine me terrassa et je finis, déchet parmi les déchets d'humanité, buvant les eaux usées de nos pleurs, par rejoindre les catacombes, les souterrains, les caves brûlantes du désir et du vice qui depuis toujours avaient supporté mes jours, là, en dessous, sous mes pieds. Qui avaient porté ma carcasse prisonnière de l'espoir.

Voilà pourquoi, là, face à Leslie, dévorant du regard les formes torturées qui me caressent et m'enserrent dans leur étreinte lubrique, oui, voilà pourquoi j'aime tant les néons rouges mêlés au sang noir des désespoirs !
Eux ne me trompent pas. Ils sont tout ce qu'ils semblent être. Monstrueux. Difformes. Ignobles.

Que j'aime la simplicité du mal qui brille en eux !

Le son n'a pas tari, il coule encore autour de moi. Il roule sa masse gluante, oppressante, jusqu'à mes tympans morts. Mais toutes ces vibrations remuent dans mon ventre, et ça suffit.

Je sirote toujours mon jus rosâtre. Des dizaines de silhouettes oscillent, s'abandonnant sans crainte aux bras osseux de la nuit. Bientôt mon tour viendra d'entrer en scène, personne ne me verra mais tous me sentiront. Un monde d'aveugles, un monde privé de sens où tout pourtant passe et demeure en tout; un univers de miasmes et de douleurs confondues. L'enfer promis pour le grand partage des souffrances.

Bientôt mon tour d'entrer en scène et le couteau, rageur, affamé, mord déjà la paume de ma main couturée de cicatrices.
Sûrement qu'en tombant goutte à goutte sur le parquet noir, mon sang fera pétiller davantage de rouge sur la peau des damnés nourris au sein des crépuscules.

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