mardi 28 avril 2009

Arrêt


(pix: Burtonesque Canvas, par masKade, deviantart.com)

Ils se tenaient par la main, silencieux sous la bruine de mai. Les voitures et les piétons, en ombres chinoises sur la toile grise du jour, tourbillonnaient autour de ce centre de gravité - ce point de fusion, leurs deux mains nouées.

Je les suivais depuis quelques minutes, bien malgré moi je crois. Je n'avais nul endroit où aller, je laissais à mon corps la liberté de se mouvoir comme il l'entendait. Mon sac, trop lourd, battait contre ma hanche droite et un léger pincement me dévorait le cou. Mes cheveux collaient sur mon front. J'allongeai soudain mes enjambées, pour ralentir le rythme de ma marche.
Je restais prudemment à une dizaine de mètres derrière eux. J'ignore pourquoi j'éprouvais le besoin de conserver une démarche naturelle, l'apparence d'une flânerie. Peut-être parce que beaucoup de gens trouveraient étrange de suivre des inconnus comme ça, au hasard, dans la rue.

Je ne trouvais pas ça plus incongru que de déambuler seule, sans point de repère. Au moins là, j'avais l'impression d'avoir pris le train en marche. Je nouais mes pas à leurs deux silhouettes confondues. J'appréhendais le moment où leur étreinte se relâcherait, comme s'il me faudrait alors choisir où m'engager. Mais nulle bifurcation ne semblait approcher.

Sans cesser de longer avec eux le Panthéon, puis de descendre la rue Soufflot, et de me diriger vers... - vers où ? eux seuls le savaient - je voyais, à la lisière de mon champ de vision, passer les gens comme des pantins. Aucun geste imprévu, tout semblait tiré au cordeau. Les distances à parcourir étaient rationalisées et le paysage parisien se retrouvait tissé de trajectoires rectilignes. Des droites, des angles brutalement abordés, des arrêts nets. La propreté des mouvements se mêlait aux lignes sombres des pavés, traçant l'immuable quadrillage sur lequel nous évoluions.

Devant moi, ils continuaient de se mouvoir, avec insouciance. Je les voyais de dos mais j'étais sûre qu'un imperceptible sourire, l'effleurement d'une joie légère, passaient sur leurs lèvres. Il y avait tant de simplicité dans leur façon d'être que j'en étais toute retournée. A croire que nous ne vivions pas dans le même monde, que ces barrières que je croyais infranchissables, certains parvenaient à les abolir.

Un SMS réclama mon attention du fond de mon sac, avec un pleur geignard. Je l'ignorai.

Je tâchais de calmer mes doutes, d'apaiser le monstre qui me dévorait le ventre, mais c'était peine perdue. La vue de ces doigts entrelacés, devant moi, me plongeait dans une perplexité croissante qui se mêlait à mon malaise matinal. Il y avait là comme un mystère que j'avais besoin de palper ; j'aurais voulu m'y loger, invisible de tous. On m'aurait oubliée, pour un temps. Mieux, je me serais oubliée dans le balancement des deux bras, lovée entre le coude et l'ongle, quelque part dans l'accroche d'un être à l'autre. Il me semblait que pouvoir être à la fois l'un et l'autre, exister au point précis où se défait l'altérité, c'était ce dont j'avais besoin. Là où je pourrais reposer... et bien, en paix. C'est bien comme ça qu'on dit.

Mais je me contentai de suivre ce couple, approchant maintenant des hautes grilles du Luxembourg. Je me contentai d'être à la traîne, en retard sur ma révélation.
Tout ceci était d'un pathétique. A bien y regarder je ne faisais que balader mon esprit fatigué et mon corps éprouvé sous la pluie crasseuse de Paris. Sans raison, sans justification, je laissais les précieuses minutes de mon agenda quotidien fuir autour de moi, négligées. Je refusais de leur donner sens, je ne savais que les orienter dans une seule direction : la fuite.
De quoi ? Vers quoi ?

Et puis d'un coup, le temps d'un battement de cils trop longtemps prolongé, à cause de cette larme qui épousa ma joue, traçant son sillon humide dans mon fond de teint, ils n'étaient plus là.
Leurs mains s'étaient peut-être séparées, je n'en savais rien. Quoi qu'il en soit, mes réflexions oppressantes se retrouvaient brutalement sans échappatoire. Plus d'arbitraire à suivre. Et les gens autour de moi s'enfonçaient sous leurs parapluies, irrémédiablement seuls.

Je réajustai l'écharpe qui flottait mollement autour de mon cou, sans savoir où aller. Un vide destructeur me ravageait, un vide qui n'était pas fait pour être comblé, qui ne demandait pas à l'être. Que pouvais-je lui répondre ? Je ne savais que l'héberger, le nourrir parfois, de temps en temps je parvenais à l'affamer et à le rendre faible. Mais malgré moi je savais qu'il demeurait tapi entre les sinuosités de mon humeur changeante.
Caché dans des replis de tristesse et des vallées d'interrogations où personne ne viendrait porter de réponse.

Je m'assis quelque part, prenant place dans une immobilité prolongée. J'écoutais le bruit de la circulation, le bruit des gens et des pigeons pour ne plus entendre le martèlement de mon angoisse. Quelques nausées m'assaillirent et me laissèrent essoufflée, le corps penché en avant vers le bitume noir.
Je fermai les yeux, je voulais tout éteindre.

7 commentaires:

Eunostos a dit…

J'aime beaucoup... il y a une sorte de simplicité dans ce texte (comparé à d'autres plus imagés) qui le rend d'autant plus touchant.
Juste des petites choses : au début, "j'avais l'impression d'avoir gagné mon impulsion" est un peu maladroit ; "l'accrochage d'un être à l'autre" aussi, un accrochage serait plutôt un accident de voiture, je ne pense pas que ce soit ce que tu veux dire :-p Et je ne suis pas entièrement fan des "bourrelets d'interrogations" à la fin, mais le côté grotesque de l'image est peut-être voulu. Le reste est vraiment très bien...
Tu écris pas mal en ce moment, je n'avais pas vu ton entrée précédente, je vais lire ça :o)

Lineyl a dit…

Merci pour tes commentaires. J'ai fait quelques corrections, suivant tes conseils...
Oui, ce texte est plus simple et il m'a permis d'exprimer beaucoup mieux ce qui me tenait à coeur. Que veux-tu, j'ai tendance à me laisser emporter par les images... L'essentiel étant que j'en sois consciente.
Néanmoins, je pense revendiquer le côté un peu "précieux" de certains de mes textes. Je sais que pour certains c'est trop, mais bon...
L'important, c'est de varier les styles anyway.

Eunostos a dit…

Oui, à certains moments c'est un peu too much, mais c'est une question d'équilibre et ça se retravaille sans problème. Et puis ça dépend vraiment du texte : dans l'avant-dernier, par exemple, ça passe bien parce que tu poses ton univers comme ça, ça fait partie de l'atmosphère. Et pour ce qui est de varier les styles, tu y arrives *très* bien, tu n'as pas de souci à te faire de ce côt-là :o)

Eunostos a dit…

PS : Au secours, je veux sortir de ton blog ! J'étais venu pour cinq minutes et là ça fait une demi-heure que je le laisse ouvert pour écouter les musiques de film ! Help ! ^^

Lineyl a dit…

Loool bon courage, parce que cette BO est vraiment sublime.

Catherine a dit…

J'aime beaucoup aussi.... La simplicité te va bien. J'aime bien aussi tes textes plus fouillés, mais je pense vraiment que tu devrais essayer de varier les genres en gardant à l'esprit ce genre d'écriture. Enfin, après, c'est moi...

Lineyl a dit…

Merci pour tous vos commentaires !
Je vais laisser l'inspiration me dicter mon style, pour l'instant, en attendant de reprendre les rênes.
Une manière comme une autre de se sortir de là ("là" étant ce que chacun trouvera bon de croire, déprime, incertitude, attente ou désinvolture...).