lundi 16 mars 2009

La funèbre danse des idées tristes

(pix: Long Waited Wind, jdmwu)

On tranche nettement le ruban, pour ne pas avoir à entailler plusieurs fois. Les deux pans rouges retombent mollement de part et d'autre de la boîte, et l'enfant, ravi, adresse un sourire exubérant à la famille rassemblée. L'ensemble forme un tableau heureux. Quelques perles égaient les décolletés fanés des grands-mères, et les notes de parfum, cachées derrière les lobes d'oreille, s'échappent de leurs refuges pour se mêler à l'entêtante cannelle.

Une robe longue s'ennuie, penchée sur l'accoudoir. Le murmure des conversations, les éclats silencieux de la joie commune s'échouent sur les franges de son tissu clair. Un pieds blanc, nu, barbote dans l'indifférence; dessous le lourd jupon, il remue avec agacement, levant la tête contre le courant, bravant la satisfaction générale. Le battement de la cheville fait cogner les ongles sur la table basse. Au-dessus trône un ours en peluche, qui ne sourit pas. Mais dans ses yeux se reflète la lueur des bougies, si bien qu'on croirait le voir s'échauffer au contact des niaiseries de Noël.

Les ciseaux traînent sur la table, attendant d'être à nouveau saisis pour défaire un emballage rebelle. Les vendeuses sanglent toujours les paquets avec ces rubans fins, dorés ou argentés, impossible à défaire à la main, et qui entaillent la chair quand on s'y attaque avec insouciance. La main aux doigts osseux, qui repose sur la robe longue, froisse le tissu clair en laissant le froufrou du papier cadeau remplir un instant le brouhaha de la pièce, gober le bruit des conversations, puis mourir, dans le sac plastique, sous le sapin. Il n'y a pas un seul morceau de papier rouge par terre, on a tout mis dans le sac, et l'enfant a failli pleurer quand on lui a dit que le papier, il ne faut pas le garder.

- Ce n'est pas ça, le cadeau, mon chéri, ça c'est juste pour faire joli.
- Mais j'aime bien quand c'est joli.
- Et bien, tu peux en garder un petit morceau, mais pas tout.

Et les carcasses de papier sont alignées, avec soin. On choisit le plus bel échantillon, et l'enfant le pose sur la table, sous la protection de l'ours en peluche. Il a les yeux dorés, presque incandescents. La robe longue détourne la tête. Elle n'aime pas être fixée ainsi. Les boules de l'arbre de Noël se renfoncent dans leur duvet plastique, comme pour devenir encore plus rondes et se gonfler de la chaleur du foyer. C'est vrai qu'il fait chaud, quelques buées s'esquissent sur les double-vitrages. Les volets sont rabattus, sans être pour autant fermés, et dans l'interstice laissé par les deux battants de bois noir, se devine la bande noire du ciel et les lignes d'étoiles.

- Mélanie, ma chérie, c'est pour toi.

L'ongle cesse de cogner contre la table basse. Une boucle blanche se trouve coincée entre deux doigts ridés qui s'appliquent à la lustrer, à lui donner une courbure parfaite. Au passage, la main frôle le rouge à lèvre généreusement appliqué. Sur les deux phalanges qui s'acharnent dans le blanc de la coiffure s'impriment des traînées rouges, à peine plus sombres que la peau parcourue de taches de vieillesse. Puis la main quitte son ouvrage pour tendre un paquet rose à la robe longue, dont la tête repose sur les genoux.
- Merci.
Le paquet est ouvert sans impatience. Son contenu est posé par terre, à côté des monceaux de livres et de vêtements. Les deux yeux restent immobiles, perdus dans le flou d'une méditation médiocre.

- Merci.

Encore des dons, dont la chaîne s'allonge, au fil de la soirée qui traîne en longueur. Les deux yeux restent immobiles. Le vert, à droite, semble prêt à s'éclairer d'une fureur monstrueuse. Il abrite de la colère et du dégoût; chaque seconde le rend plus brillant, incapable de soutenir la lente marche des aiguilles vers le jour d'après. Le bleu, à gauche, est voilé d'une tristesse légère, à peine consciente d'elle-même. Les formes insaisissables modelées par la couleur, dans les iris, tracent le prénom d'un disparu épris d'oubli.

Le couple, vert et bleu, bleu et vert, allume deux flammes rebelles dans l'ovale du visage. Les lèvres, fines, sont à peine visibles. L'ensemble fait peine à voir; il y a là une terrible contradiction que les chants de Noël, les cris de l'enfant, les parfums s'échappant des décolletés, ne parviennent à résoudre. Heureusement, la longue robe dissimule en partie cet ennui douloureux; elle offre des plis et des replis dans lesquels peut s'incarner la funèbre danse des idées tristes.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

J'aime vraiment beaucoup ! Le texte est d'une grande cohérence, et j'aime la façon dont tu arrives très bien à mettre en place une succession de plans (au sens cinématographique du terme), avec des plans rapprochés sur des objets qui ignorent les personnages présents et changent presque la scène de famille en nature morte. C'est peut-être un peu affecté et difficile à suivre par moments, justement à cause de ce parti pris de forcer le regard à rester fixé sur les objets au lieu de montrer directement les personnages, mais c'est quand même très bien maîtrisé. Les deux seuls trucs qui m'embêtent un peu sont, dans l'avant-dernier paragraphe, le "mimant" (je pense que tu pourrais l'éviter), et le surgissement d'une première personne qui fait bizarre. Mais le reste est très bon, notamment l'apparition du titre à la fin qui fait bien son effet...

Lineyl a dit…

Merci pour ce long commentaire!
J'ai tenu compte de tes conseils, fait deux petites corrections...
Ca me fait plaisir de voir que tu passes de temps en temps aussi sur ce blog.