samedi 14 mars 2009

Au bord du noir

(pix: Freezorios by DaemonGFXvoid)

Le flou imposait son point de vue, l'apogée du soir était connu de tous. Sans frémir nous nous approchions des carreaux en tendant les mains, les bras, en écartant les doigts. Le Dôme entier, par nos membres déformés, tirait à lui la nuit à peine enfantée. Cela faisait des jours qu'il n'avait pas fait Nuit, et nous avions besoin d'obscurité. J'avais faim, faim d'un éclair sombre, replié sur le ventre de l'Etoile. Je voyais l'écoulement noir des pleurs du couchant, les traînées sales au bout de la route, et l'heure du dîner approchant. L'odeur de l'assouvissement prochain m'enivrait déjà.

Je m'apprêtai à mordre la pulpe du rayon tardif, retenant l'extase prête à m'envahir, lorsque je m'aperçus qu'il n'était pas là. Ce n'était pas gênant, pour la Consommation. Il n'était pas utile que chaque membre du Dôme soit présent pour que le festin ait lieu. Mais mon excitation en fut diminuée, je me trouvais comme privée de mes pleines capacités. Il n'avait pu mettre en défaut mes espoirs, je l'avais tant voulu présent qu'il n'avait pu se dérober à mes injonctions silencieuses... Je murmurai la Foi, rapidement, cherchant à retrouver mon calme dans la litanie des siècles; je ne pouvais pas perdre ma concentration si près de l'épanouissement.

La Consommation approchait. Nous étions tous immobiles, plus que jamais arqués contre le rayon de la lune naissante, offrant nos chairs blanches et nues au regard de l'étendue désertique, dehors. Il fallait se dépouiller pour approcher le berceau de l'enfant nocturne.
Le Mentor, devant moi, fut parcouru d'une décharge brutale. Il ne laissa échapper aucun gémissement, mais nous pouvions tous ressentir la merveilleuse douleur qu'il contenait pour nous. C'était à lui que nous devions de pouvoir jouir de la Nuit, c'était lui qui protégeait la communauté, lui offrant un plaisir pur et sans déchets.
Mes dents hissèrent leur éclat d'ivoire par-dessus mes lèvres rouges, luisantes. Il n'était toujours pas là. Il devait être là, comme nous tous il avait besoin de Consommer. Je sentais l'angoisse me tordre le ventre. C'était trop proche, trop près, et j'étais toujours en manque de lui.

La trompette jeta sa note criarde, les incantations vibrèrent dans les milliers de bouches ouvertes, difformes, offertes au mets éternel du ciel. La porte, derrière, chancela et s'ouvrit, non pas tournant sur ses gonds, mais comme libérée du châssis de bois noir, et mue de sa propre volonté. Le son de l'Appel persistait, mais je ne l'entendais plus. Il était là, le dos voûté, les yeux baissés, occupant l'espace des visions, immense et dépassant sa taille humaine. Les autres membres Savouraient déjà, mais je m'étais détournée, m'éloignant malgré moi de la divine offrande que goûtaient mes frères.

Non, à cet instant, il n'y avait plus, dans le sein énorme du Dôme, balafré de longues colonnes de marbre, torturé de pointes de fer sombre et de visages d'onyx, que cet homme au regard clair, presque blanc, qui gardait la tête baissée, et offrait à mes regards ses cheveux noirs, moirés de blanc, son cou d'albâtre, ses épaules puissantes. Je ne bougeais plus, mais déjà je ne pouvais plus prendre part au Dîner. Il était trop tard pour moi. Les autres restaient impassibles. Je savais qu'ils ne pouvait rien voir d'autre que cette communion avec l'astre noir, que cette incarnation dans la nuit débutée. L'Extase durerait quelques minutes, pendant lesquelles je serais exclue du Corps, particule parmi l'infinité à ne pas me Rassasier.
Mais il me donnait ma nourriture. Ma volonté, en moi, se redressa, comme sous l'effet d'une dévoration brutale, mais ce n'était pas ça. C'était la courbe de cet homme, le décalage qu'il instaurait dans la structure des choses, dans l'architecture du monde, c'était le flou dont il affligeait le réel qui m'obsédaient. Comment pouvait-il se tenir là, et survivre dans l'Entre-Deux? Qu'est-ce qui avait changé en lui? Qui était-il devenu? Je soupçonnais la vérité, mais ne la découvris que lorsqu'il leva les yeux vers moi.

Il savait où j'étais. Ses paupières translucides battirent sans peine dans ma direction et les pupilles plus noires que la nuit dont se nourrissait à présent le Corps, moi excepté, me saisirent l'âme avec violence. J'étais prisonnière. En une fraction de seconde, il fut à mon côté. Il avait banni l'espace-temps, comme on chasse un vulgaire moucheron dans la chaleur du mois sacré. C'était pour cela qu'il était différent.
Il avait amorcé la Mutation. Il n'avait plus besoin de nous, plus besoin du Dôme et de la Consommation, plus besoin d'être un parmi les autres. Il était l'Un. C'était nous qui avions besoin de lui, maintenant. C'était moi.

J'avais les larmes aux yeux à force d'user mon regard au contact de sa peau éclatante de lumière. Il prononça mon nom, soufflant les syllabes comme on prononce les sortilèges, sans force, mais avec le poids immémorial des murmures d'outre-tombe. Il prononça mon nom et s'approcha encore. Sa bouche était d'un rose parfait, sans trace des blessures de l'âge. Elle se referma sur la mienne, emprisonnant ma conscience de sa conscience supérieure. Il me domina aisément, faisant ployer mes incantations désespérées. Je cherchais autant à le repousser qu'à l'attirer plus près, plus profondément. Il dut sentir que j'étais prête à me sacrifier pour lui livrer ma Foi, que j'étais prête à nourrir sa force en embrassant l'anéantissement; il hésita un instant sur le pont enjambant mon existence et menant à l'accroissement de l'Un par la disparition du membre. Un instant, je m'étonnai que les Mutants puissent encore éprouver ces balancements de la volonté qu'on nomme faibles et qui sont moins qu'humains. Puis je fermai les yeux, dérobant à ma vue les lignes parfaites de son visage, l'ovale, impossible à regarder, de sa fulgurance sublime. Je voulus mourir en lui et me laisser déborder.

La vague s'arrêta et je ne sentis pas l'engloutissement. Sur le bord de cette blessure mortelle que je voulais qu'il m'inflige, il s'arrêta. Ce fut comme s'il se contentait d'effleurer la limite de notre altérité, la ligne menant à notre union finale, par laquelle il se serait agrandi de moi en me supprimant. Mais ce fut lui qui s'en alla. Il partit, me laissant la victime de ses tentatives d'absorption. Je ne comprenais pas. Il me rendait à moi quand je ne voulais plus rien être que lui. J'étais désemparée. Pourquoi m'épargnait-il?

Le Corps finissait de Consommer la Nuit. Personne n'avait rien vu. L'éclair de sa silhouette demeurait aux frontières de mon champ de vision, mais je ne le voyais plus. La porte gisait, ouverte. Il me sembla un instant que rien n'avait été.
Je compris.
Sous le goût de son baiser s'attardant sur mes lèvres, je reconnus l'Invitation. S'il n'avait pas achevé la destruction de mon être pour sa propre Naissance, c'était pour me montrer la voie. Sa façon à lui d'assurer mon initiation. Il me montrait que je n'avais plus besoin du Dôme, de la Consommation, plus besoin d'être une parmi les autres. Je pouvais être l'Un. Il m'offrait la Mutation.

Je l'acceptai, sachant ce qu'il devait m'en coûter. Sachant surtout qu'il me serait impossible, sans cela, de trembler à nouveau sous la caresse de son corps éclatant, sous la pression étouffante de sa présence. Impossible, sans cela, de retrouver le martèlement de mon coeur perdu entre ses lèvres entrouvertes et ma gorge brûlante.

Je m'arrachai à l'immobilité et tournai le dos à mes frères. Au passage de l'Entre-deux je sentis à peine mon âme se tordre de douleur.
Et disparaître.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est presque une petite nouvelle, ce que tu postes là ! ça pourrait se publier dans une revue, d'ailleurs. Il y a quelques petites préciosités de style ici et là, mais l'ensemble est très bon. J'aime beaucoup le concept de la Consommation de la Nuit, d'un rassemblement pour se nourrir du ciel, c'est une belle idée.
L'homme seul m'a fait penser à Elric le Nécromancien, de Moorcock : tu connais ? sinon il faut que tu découvres ça, c'est romantique et torturé au possible et plus classe que Twilight :-p (même si Elric n'est pas un vampire, seulement un sorcier albinos porteur d'une épée buveuse d'âmes). Et il faut aussi que je te parle de Mélanie Fazi, je crois que tu aimerais.

Lineyl a dit…

Je connais Moorcock de nom, mais pas plus...
Sinon, il faut que je retravaille un peu ce texte, je n'ai pas pris très longtemps pour l'écrire, c'est venu un peu tout seul. Effectivement, c'est parfois un peu ampoulé, comme style. Je devrais pouvoir corriger ça. D'ailleurs, si un jour tu as du temps à perdre, je suis preneuse pour des remarques précises, tes corrections étant, comme toujours, les bienvenues.
Bon dimanche et à lundi!