lundi 22 décembre 2008

Bonne nuit les petits - 1

Bonjour.
Je m'appelle Arthur, et ce matin, j'ai marché sur la Lune.

Entre 7h30 et 8h du matin, le ciel de mes songes était d'un bleu pastel; il faisait juste assez doux pour sentir papillonner dans l'air un je ne sais quoi de piquant et de fantaisiste qui frottait contre mes paupières closes, qui grattait la peinture grise des volets entrebâillés sur ma vie. Une tentative de plus pour faire sauter le verrou branlant de ma conscience, et le flot clair de ma somnolence, pollué de poussières matinales, aurait jailli vers ma liste de tâches Mozilla Sunbird ou mon PC portable aux dossiers virtuels débordant de cours et de fiches de cours (et de fiches de fiches de cours...).
Mais la mise en abîme fut évitée. Les doigts délicats et fragiles qui sursautaient aux fenêtres ensommeillées restèrent recroquevillés dans la brume d'une fin de nuit, et je pus encore, quelques minutes, quelques heures, jouir de mon absence au monde.

Je marchais sur un énorme morceau de fromage d'un blanc laiteux, dont la consistance spongieuse me soulevait le coeur. Mais, me direz-vous, comment pouvais-je connaître la nature réelle de cette surface ridée de petites veines bleuâtres et de cratères couleur de craie?
Il est vrai que la plupart du temps, dans mes rêves, je me prends pour Dieu tout puissant; je me pose en patriarche d'un royaume imaginaire, d'un univers irréel qui explose au réveil comme une bulle de savon. Sachant tout ou presque, je connais les noms à apposer sur les visages flous, les dangers à soupçonner là où personne ne les voit. J'ai beau me trouver dans des situations insensées, j'ai toujours connaissance d'un petit quelque chose: sensation, certitude, crainte ou bonheur diffus... peu importe. Si je subis des règles, du moins c'est celles que j'ai, ou plutôt que mon subconscient a créées. Alors, quand les événements me dépassent, j'ai toujours la pensée rassurante que la porte de sortie est à coup sûr indiquée sur quelque plan, carte au trésor, énigme ou oracle que mon cortex aux méandres gluants refuse, pour l'instant, de me livrer.

Mais cette fois-ci, c'était différent. J'avais la nette sensation de ne pas me trouver dans le rêve qui m'était destiné, comme si j'avais pris la place de quelqu'un d'autre dans l'avion. Cela ne changeait pas grand-chose au paysage; des moutons blancs gambadaient au dessus de la ligne tendue de l'horizon, le bruit des réacteurs me cassait les oreilles. Mais il me semblait que j'aurais dû être dans la cabine de pilotage à tenir les commandes. Or, dans ce songe, je n'étais qu'un figurant de passage, un personnage secondaire. Le metteur en scène ne m'avait pas expliqué ce que je devais faire; j'attendais des instructions. Et pendant ce temps, je ne comprenais pas ce qui m'arrivait.

Je continuais donc à déambuler sur la surface visqueuse et odorante, décollant à chaque pas mes semelles avec un bruit de succion répugnant. Soudain, par-delà un promontoire rougeâtre dont je ne parvenais pas à évaluer la hauteur, je vis arriver, bondissant sur ses larges pattes arrière, un lapin noir au poil brillant et au sourire goguenard (au sourire goguenard?). Etait-ce un mélange entre la créature d'Alice au Pays des Merveilles et le "monstre" de Monty Python? Mes méninges endormies, irritées par le lever du jour approchant, se raccrochaient à un délire nouveau, entre fantasme et crédibilité.

L'animal fut à mes pieds en quelques secondes, et je m'aperçus qu'il m'arrivait en réalité à la taille. De ma main levée dans le prolongement de mon coude, j'aurais pu caresser sa tête hirsute sur laquelle un chapeau haut de forme se maintenait fermement. De petites mains humaines jaillissaient des rebords cartonnés de l'accessoire pour se cramponner aux poils sombres de l'animal. Ces minuscules doigts qui gigotaient m'interpellèrent plus que les mots que le lapin m'adressa:

- Tenez, mangez, car ceci est mon corps.
Le rongeur parlant me tendit un morceau du sol organique sur lequel nous nous tenions debout. Je le pris dans mes deux mains jointes en coupole et m'entendis dire, de façon tout à fait surréaliste :
- Vous êtes bien aimable mon cher, j'étais affamé.
- Prenez garde, cependant, à l'indigestion. Il fait bien chaud ce matin pour communier avec la planète. On ne sait jamais quand la fonte peut se produire.

Une appréhension me plomba tout à coup l'estomac. La situation avait beau être incompréhensible, certaines images pour le moins suggestives naissaient de mon imagination en ébullition; il faisait chaud, très chaud, et le bitume comestible sur lequel je me tenais commençait à se gondoler, à se tordre de plus en plus vite, comme si on le chatouillait. Je ne savais pas si c'était la peur qui me collait sous les yeux ces images de sables mouvants suintants, ou si déjà, au-delà du tremblement de mes membres inférieurs devenus soudain trop faibles pour me porter, je percevais des vibrations qui ne devaient rien à l'agitation de mon propre corps.

Le lapin me parlait avec gentillesse:
- Mangez, il n'y a que ça à faire.
- Et bien, si vous le dites.
J'avalai une grande bouchée de fromage, me pinçant le nez d'une main pour éloigner l'odeur suffocante qui se dégageait dans la chaleur de la matinée.
- Ce n'est pas si mauvais. A vrai dire, c'est plutôt consistant, et le goût n'a aucune commune mesure avec le parfum. Hum... oui, robuste, énergique...
- C'est sûr que ça nourrit, interrompit le lapin. Mangez et vous serez mangez, ajouta-t-il, comme si cela concluait tout.
Je m'apprêtais à hocher la tête avec ce qui aurait pu passer, n'était la déformation de mes joues sous l'effort de mastication, pour un sourire entendu. Mais je craignis un instant que mon lapin ne fut trop terre à terre pour que les images ou les métaphores fissent partie de son langage habituel.
- Vous êtes très porté sur la consommation spirituelle, il me semble? hasardai-je, avec un embarras de novice.
- Je le fus pendant longtemps.
Le lapin souriait toujours. Il avait de petites dents pointues, pointues. Il reprit:
- Et puis j'ai compris que je n'avais aucun besoin d'employer des formules alambiquées pour désigner la vérité. Ni comparaison, ni allégorie... C'est étrange comme tout se simplifie lorsqu'aucun de vos mots ne peut être mis en doute, simplement parce que tout ce que vous dites est la vérité. Par exemple, vous ne me croirez sûrement pas, mais vous avez, cher monsieur, une poitrine très agréable à regarder.

Je vous assure que je n'y comprenais rien (et ce n'était pas ma faute!!), mais ce maudit rêve commençait à devenir inquiétant. Clignai-je des yeux dans mon sommeil? Peut-être, quoiqu'il en soit le lapin avait disparu.
Les yeux baissés à l'endroit où il s'était tenu quelques secondes encore auparavant, je vis ma chemise noire tendue par un renflement nouveau au niveau de ma poitrine... De ma poitrine?!! Non, non, non, ce n'était pas possible.
Je palpai mon corps; il me semblait si réel, et "mes" deux... euh... seins... me semblaient si... vrais que je commençai à paniquer pour de bon. Je me mis à trépigner sur place, puis à sauter pour de bon sur le ballon de fromage. Je rebondissais comme sur un trampoline.

- Revenez espèce de rabbit malotru! Ramenez-vous par là et rendez-moi ce... ce qui est à moi! Cessez de vous cacher comme le chenapan que vous êtes!
(Ma foi, c'était curieux que je misse dans mes rêves tant de raffinement à insulter les "gens".)
Je m'agitai tant et si bien que l'estomac de la Lune-fromage, visiblement mis en branle par mes déhanchés à répétition, se réveilla pour de bon. Je fus gobé d'un seul trait par la matière collante.

Je retrouvai mes esprits près d'un ru boueux qui coulait avec lenteur, charriant dans la crasse de son eau des poissons aux couleurs chatoyantes. De petits lapereaux, dont les taches blanches avaient déjà disparu pour la plupart, tapotaient du bout de la patte les cailloux noirs.
- Espèce d'enquiquineurs dégénérés, grommelai-je entre mes dents.
Ma dernière rencontre avec un représentant de la race des Lapins-maléfiques, comme je venais de les baptiser, ne m'avait pas si bien réussi que je pusse garder mon hospitalité naturelle face à une paire de ces deux oreilles sombres. Un instant, je craignis des représailles de la part des monstrelets qui jouaient sur l'autre rive, puis je vis qu'ils avaient été tout simplement effrayés par ma ridicule injure, et qu'ils se hâtaient de fuir vers des terrains d'amusement moins hostiles.

Je sais que j'aurais dû me méfier... pas un seul documentaire sur les grands fauves d'Afrique, pas un seul docu-fiction sur les dinosaures et leurs merveilles ne se garde jamais de préciser que déranger les bébés, non seulement c'est très méchant et ça révèle la noirceur de votre âme (ce dont je pouvais très bien m'accommoder du reste, j'ai l'habitude de traiter seul avec mon âme), mais surtout, surtout, c'est dangereux pour vos fesses quand Maman est dans les parages.

Je venais à peine de me remettre sur mes jambes quand je vis deux oreilles pointues, beaucoup plus grandes, se dresser en face de moi. Aïe, Gozilla Senior... Je pris la fuite ou, pour mieux rendre ma cavalcade de forcené au milieu d'une forêt inconnue, je me carapatai, mais pas assez rapidement pour ne pas entendre, au loin, ces mots:

- C'est ça, prenez vos jambes à votre cou.
Je tombai lourdement dans les broussailles, les deux pieds coincés derrière la nuque, par un miracle de la nature qui me rendait souple pour la première fois de ma vie, et qui, m'ayant permis d'égaler un temps les contorsionnistes les plus doués, me priva trop tôt de ce don pour que je puisse décrocher mes deux guiboles et redonner sa composition normale à mon corps. Je tâchai de tirer sur mes deux cuisses devenues soudain raides et dures comme de la pierre. C'était inutile.
Assis sur mes deux fesses, adossé à un arbre dont l'écorce rugueuse m'éraflait le dos à travers ma chemise, je crus bon de commencer à penser. En moins d'une demi-heure, j'avais:

1. marché sur un fromage géant qui m'avait littéralement ingéré
2. rencontré un lapin parlant qui ne disait que la vérité parce que, quoiqu'il dise, la vérité se pliait à ses mots
3. été doté d'une paire de seins d'une taille... disons... considérable (et dont, d'ailleurs, je ne savais pas quoi faire, dans la position incommode où je me trouvais)
4. été transformé en statue grotesque, les pieds pendus aux épaules


Cela me semble assez d'aventure pour le moment.
Regardez, il est 7h40 et ma silhouette se pelotonne sous les couvertures. Et moi, je me trouve coincé dans mon crâne assommé de sommeil.
Je vais me réveiller.

Je vais me réveiller!...

(la suite à venir...)

Aucun commentaire: