mercredi 10 décembre 2008

A suivre... "Dieu était amoureux et créa l'homme à son image"


Tiens tiens, je viens d'avoir une idée... Une fois n'est pas coutume, me direz-vous. Quoiqu'il en soit, je ne vois pas qui pourrait formuler d'objections à ma présente démarche.
Nombreux sont ceux qui savent déjà que je participe à l'écriture d'une revue,
Disharmonies
, avec mes bienheureuses soeurs et bienheureux frères (le pluriel est de trop dans ce dernier cas... et non, ce n'est pas une nouvelle secte militant pour l'Avènement du Bonheur à la Fin des Temps!). Il ne me semble pas contraire à l'éthique de notre petite communauté littéraire et rêveuse de publier sur mon blog la prose du feuilleton dont j'assure la rédaction dans la revue sus-citée (voilà que je me mets à utiliser les expressions de PY...).

Toutes ces précautions sont déjà de trop. Simplement je vous informe que ce que vous allez lire, outre le fait que vous allez encore une fois vous attacher à un personnage certes attendrissant, mais qui n'a pas la vie facile, sera bientôt disponible (quand les bonnes volontés et le temps libre seront régénérés par l'approche des fêtes de Noël et de leurs volailles farcies) sur le site Internet de
Disharmonies. Je vous ferai signe quand nous ferons notre coming out et que le lien sera disponible.


Au commencement était le Rien. Le Néant. Ce grand machin mollasson, aux oreilles pendantes et lèvres flasques. Et puis, comme un flottement dans l’air, le Sourire est venu, voilé de discrétion et de timidité. Cette crispation des mâchoires a connu de beaux jours sous l’ombre imposante du Panthéon ; Sylvain et Raphaëlle ont vu leurs amours évanescentes papillonner au sortir des bouches de métro et sur le parvis de l’Eglise Saint-Etienne-du-Mont. Dans le silence imperturbable du début de la création se sont fait entendre leurs pas impatients et inconscients, comme ils arpentaient les chemins passionnés des flirts d’adolescents, avec bonne humeur et innocence, la tête ébouriffée, le regard accroché au visage de l’Autre, perdu dans la glue rêveuse du sentiment. Dans la caverne du vide que formaient le Néant originel, leurs deux vies peu à peu mêlées ont semé ça et là les germes d’un futur possible, entrelaçant des fantasmes, des idéaux et des habitudes ; les échos de leurs rires trop vite devenus adultes ont résonné dans le ventre encore désert du monde, et lui ont donné forme. On pourrait dire, naïvement, que cela fut beau.
Ancêtres créateurs, Sylvain et Raphaëlle se retrouvèrent bientôt loin des commencements fragiles. Ils avaient balancé leurs batifolages à la face du monde tel une main, négligemment, jette à l’eau un caillou mouillé de terre ; les cercles concentriques de leurs ébats vinrent frapper les flancs du Néant, le submergeant d’amour. Tout ce qui n’était pas devint, et l’on put toucher du doigt, physiquement, le cocon de bonheur qu’ils habitaient.
Les années passèrent, il ne resta plus grand-chose à créer… Plus tellement d’espace à habiter, dans le trou noir du Rien-du-tout ou du avant-toute-chose. Pourtant, comme on enflamme une allumette, une autre silhouette vint crépiter sur les murs rugueux de ce monde au bord du remplissage. Ce fut Thomas, leur fils unique. Thomas… qui finit par prendre tellement de place.
Ceci est son histoire ; sa vie plutôt, c’est-à-dire le zigzag perpétuellement à la dérive de ses pensées parfois, souvent de ses actes. Notre héros sera-t-il bien peu héros ? Tout ce dont il faut se souvenir, c’est que si Thomas ne sait absolument pas où il va, nous savons d’où il vient. Ce qui n’aide pas vraiment, d’ailleurs. Nous connaissons sa genèse, mais elle est aussi aléatoire et bordélique que la mienne ou la vôtre ; délurée comme le froufrou des jupes ramenées trop haut sur les gambettes quand le train-train, l’amour et les gens dansent un immense cancan sur les hauteurs de l’univers.

Les jambes en tailleur, la tête appuyée sur un coussin aux couleurs passées, Thomas s’absorbait dans la contemplation d’une photographie plus toute jeune ; il la faisait miroiter dans son cadre de verre à la lumière blafarde du jour que filtrait, outre les nuages gris du soir, des rideaux couleur pamplemousse d’un goût douteux.
- Tu regardes encore cette vieille photo, chéri ? C’est que ça fait si longtemps, hein mon Thomas !
Raphaëlle Lermand, née Valencia, avait une voix aiguë et désagréable. Chacun de ses mots semblait perché sur des talons démesurément hauts, toujours au bord de la dégringolade. Thomas répondit un vague :
- Je sais, M’man.
Sur ladite photographie, il retraçait du doigt la courbe du ventre de sa mère, enceinte de lui quelques vingt-trois ans plus tôt. Ce qu’il pouvait être énorme, ce bide… A tel point que son père Sylvain, à côté, était presque poussé hors du cadre et se cramponnait avec peine à la robe à fleurs mauve de sa femme. Tous les deux souriaient, en tongues, sous le soleil d’un des rares étés de beau temps qu’avait connu la Normandie depuis trente ans. On aurait dit deux touristes baba-cool vivant le Hakuna Matata à la lettre, les doigts de pieds en bouquet de violettes… (Thomas n’avait jamais vraiment pu se représenter à quoi correspondait cette expression).
Thomas poursuivait son examen approfondi, cherchant quelque chose au-delà des masques souriants et figés dont étaient affublés les visages de ses géniteurs. Il les trouvait grotesques et ridicules, et pour tout dire, même pas drôle. Ca le faisait plutôt pleurer d’imaginer que sa petite individualité si pleine d’elle-même, orgueilleuse et suffisante, ait pu naître de ces deux corps bien en chairs déformés de sourires benêts.
Sa mère arrivait avec le thé. Elle posa un plateau sur la table basse. Dans les cercles sombres que formait l’Earl Grey au fond des tasses baignaient, sans aménité aucune, des sachets un peu gluants.
- Tu te rappelles ces vacances, chéri ? demanda Raphaëlle à son mari, en attrapant d’une main le cadre que tenait Thomas, et de l’autre un biscuit sec.
Sylvain Lermand, au tout début de l’après-midi, s’était assis dans son fauteuil au cuir défraîchi. Imperceptiblement, il s’y était enfoncé au cours des heures qui avaient suivi le déjeuner. Et maintenant qu’il allait lui falloir tenir la conversation, chose pour laquelle il n’avait aucune disposition, il appréciait non sans malice de s’y trouver pour ainsi dire véritablement encastré, dissimulé de plus derrière les amples feuillets du journal du dimanche. Si bien que ni sa femme ni son fils ne pouvaient voir de lui davantage que ses deux genoux enserrés de plis graisseux et d’un pantalon de toile brune peinant à descendre jusqu’à ses charentaises. On doute d’ailleurs que Thomas eût voulu en voir davantage…
Du fait de sa situation assez favorable au retrait de la réunion familiale traditionnelle du week-end, le père de famille se crut en droit de jouer en touche et de répondre d’un vague grognement aux niaises questions de sa femme.
Thomas aurait-il prié que cela ne se serait pas produit : le téléphone sonna. Les escarpins de sa mère trottèrent vers la porte d’entrée. Il en profita pour s’éclipser provisoirement, trouvant refuge sur le balcon.
Le mauvais temps qui traînait depuis le début de la semaine, polluant le ciel parisien de crachats humides, n’avait pu tromper même nos météorologues les plus optimistes. Ils avaient annoncé de la pluie ; il pleuvait.
Thomas rabattit la porte fenêtre pour ne plus entendre les hystériques « Mais oui, absolument, Jess !! Exactement ce que je t’ai dit. Il a refusé de me rembourser, alors j’ai demandé à voir… » et les ronflements sonores qui émanaient de la pièce. Saisissant un parapluie noir qui traînait sur le balcon, il s’amusa à le faire pendre par-dessus la rambarde. Du quatrième, il pouvait observer les êtres emmitouflés qui parcouraient en toute hâte les rues. Seules variantes dans le paysage uniformément grisâtre des K-way et des pardessus : parfois quelque mèche blonde échappée d’un foulard, ou une paire de bottes rouge semblant déambuler seules sur les pavés.
Il laissa tomber le parapluie noir, ou plus exactement, il lui donna une légère impulsion, de manière à ce qu’il atterrît sur le trottoir, au milieu des gens, des gaz d’échappements et des gouttes de pluie. Pourquoi ? Pour voir comment allait réagir ce pauvre objet Made in China à l’événement absolument imprévisible qui venait de bouleverser sa vie.
L’objet couleur pompes funèbres se glissa lestement entre ses congénères déjà au boulot. A terre, il gisait près des gentes flambant neuf d’une Audi TT. Thomas crut que c’était la fin. Il se trompait ; un petit vieux se baissa avec difficulté, tirant la grimace, et se saisit du parapluie de Mme Lermand. Puis, sans prendre la peine de cacher le sourire de benoîte satisfaction qui se peignait sur ses joues mal rasées, il l’ouvrit, et Thomas ne vit plus qu’un cercle noir supplémentaire sur le trottoir déjà bien tacheté.
- Pas mal… songea-t-il. Pas si con que ça, ce parapluie.

(pix: Umbrellas, by Theumbrella, deviantart.com)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Tu as la bénédiction d'un cinquième de la rédac' :)
Bon, allez, je vais en cours... A tout de suite.