jeudi 29 janvier 2009

Tempo


I didn’t know you moved so far away…
Je frissonne un peu, il ne fait pas si chaud. Et pourtant, ce froid qui vous attaque, pouce par pouce, qui gagne du terrain, conquérant chaque carré de peau tiède, vous embrasse dans une étreinte qui n’est pas si désagréable. C’est un cocon de glace qui vous immobilise et dont le contact vous tient éveillé, et bien que vous ne soyez pas vraiment à l’aise, du moins vous avez quelque tenue, un je-ne-sais-quoi de rigide par lequel vous vous tenez droit, presque digne. Même le sourire colle au visage, un peu raidi, mais profondément sincère.

Clignotant, tic-tac, tic-tac. Excusez-moi je tourne, je prends la vie de ce côté-ci. Oui, oui, c’est mon chemin, navré Monsieur de vous couper la route. Les gens arrivent encore à se bousculer sur les passages piétons ou les carrefours, alors qu’il y a tant de vide autour d’eux… Cela ne tend-il pas à prouver que nous aimons à nous heurter ? Que nous cherchons la violence de l’impact, de la rencontre, avec un corps différent, avec des mots nouveaux, avec des sentiments tout jeunes, à peine sortis de l’œuf ?
Bistrot 77. Changement de domicile, prévenir la préfecture et faire changer la carte grise. Des réminiscences du code… Mille excuses. Le Panthéon me regarde, à travers la vitre, imperturbable et bienveillant. Si je devais le décrire sous une forme humaine, je le ferai âgé et non sénile, bonhomme et non gâteux, majestueux et non insensible. Voyez vous-mêmes ce que l’on doit aux nuances, et tout ce qu’il y a de tableaux dans une seule couleur, de mélodies dans une seule note, d’histoires dans une seule phrase. Je m’amuse à découper le monde et ses progénitures virtuelles. Comme si, à l’intersection que forme chaque seconde avec sa sœur jumelle, je parcourais des embranchements par milliers, pour finir par suivre une route unique, et en abandonner une multitude derrière moi.

Un conifère, haute taille, tête branlante, sommeil au cœur, balance ses guenilles sur le chemin enneigé que j’emprunte d’un pas décidé. Je salue, poliment. Je ne me sens pas l’âme aux familiarités, mais la politesse la plus élémentaire reste tout de même à ma portée.
— Enchantée.
Passons notre chemin… Un silence qui vaut réponse (ou pas). Le sentier, maculé de poudreuse, n’a pas été foulé depuis plusieurs jours. J’enfonce avec délice les semelles de mes bottes qui font crisser le sol, comme si celui-ci ronronnait de plaisir sous la caresse de mes pas. J’allonge mes enjambées, je m’amuse à glisser, à déraper. Je joue avec le paysage qui n’a cure de ma présence, mais qui, un sourire moqueur au coin des lèvres, prend en pitié mes amusements solitaires. Et quand j’y pense, je préfère être seule.

Mais où va donc ce post ? Disons que j’illustre par une petite histoire « l’intersection que forme chaque seconde avec sa sœur jumelle »… Ou bien que la totalité n’a aucune cohérence, et que c’est le fragment qui a des choses à nous révéler. D’ailleurs je ne dis plus rien.

Je ne dis rien, personne à qui parler. Des choses à écouter, derrière le bruit de ma propre marche les aiguilles qui tombent, le soleil qui rougit (oui, cela fait du bruit, un léger craquement comme un feu de cheminée qui s’apprête à flamber). L’humeur est aux douces rêveries d’hiver, sous l’approbation silencieuse des comptines enfantines que nous avons appris, cru oublier, et dont il nous reste pourtant quelques bribes.
Et puis j’arrive à un croisement, où à vrai dire on distingue à peine les différentes routes se séparant pour former un squelette d’étoile. Mon incertitude ne me trouble pas, elle me ralentit à peine. Droite, gauche, tout droit. N’oublions pas le demi-tour. Je stagne un instant, sautillant sur place, dans les deux traces ovales de mes pas, comme pour m’enfoncer toujours plus profondément dans la terre d’hiver. Un instant il me semble que je foule une couche noirâtre qui perce sous la neige, qui sort ses petites griffes pour agripper mes bottes. Mais, en baissant les yeux, je m’aperçois, non, c’est encore tout blanc. Blanc jusqu’en bas, jusqu’au cœur…

Imaginez, si nous avions le cœur tout blanc. Le chirurgien ouvrirait la poitrine et parviendrait à ce cocon blanchâtre pour en sortir l’organe immaculé, juste un peu duveteux, ronflant doucement. Ronflant, oui, du souffle de la vie, un doux sommeil, une berceuse quotidienne. Bien plus apaisant qu’une opération à cœur ouvert, que le rouge sur les gants tout blancs.

Ma main droite fait des moulinets au bout de mon bras, comme ma pensée qui tourbillonne dans ma tête. Droite. Gauche. Tout droit. Peu importe. Je continue. Vous ne m’attraperez pas. Vous ne savez pas par où je suis partie. Moi-même, peut-être, n’ai-je pas compris que je viens de faire ce choix. Cela m’a semblé d’abord évident, puis une minuscule résistance s’est fait sentir, qui a craquée, s’est fendillée, a disparu. Et j’ai continué. Et mes traces ont disparu dans la poudreuse, je ne les vois plus qui me suivent. Je commence un autre voyage, celui d’une nouvelle seconde, au bout duquel, à nouveau le découpage infini de nos décisions et indécisions… N’est-ce pas fantastique ?

Cela me rassure, d’une certaine façon. Il se peut que pour un instant je loupe tous mes embranchements. Que je sois une promeneuse aveugle, que je ne doive qu’à la volonté d’un Dieu miséricordieux de ne pas me prendre les sapins en pleine gueule. Mais cela ne durera que quelques secondes, qui se mouvront en minutes et en jours, cela ne pourra pas dépasser quelques mois d’égarement pendant lesquels je naviguerai dans le vide. Le brouillard finit toujours par se lever. Il ne s’agit même pas d’apercevoir la terre.
Je sais que je retrouverai le sentiment du temps qu’on égrène au-dessus de ma tête trop remplie, qui se pose trop de questions, qui cherche trop à éprouver. Oui, oui ! Tout cela m’arrêtera de nouveau et m’accrochera, et je resterai, avec plaisir, longtemps, aux croisements d’une seconde et d’une autre seconde.
Non plus à attendre, mais à savourer ce que j’aurais trouvé.

(pix: White tower, Snowskadi, deviant)

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