mardi 13 janvier 2009

A la peau blanche comme la neige, aux lèvres rouges comme le sang, aux cheveux noirs comme l'ébène...


(pix: Artic Finis by blackheir85, deviantart.com)


Il est tôt.

Trop tôt pour songer à ces choses-là, à ces enluminures de naïveté, à ces dentelles de rêveries. Les rares autochtones qui serpentent sur le circuit sont encore à moitié avachis dans leur fringues, l'air défait, les cheveux dressés sur la tête comme si l'Ecole avait brusquement été mise en apesanteur. Du Pot s'échappent des odeurs alléchantes, café, croissant ou jus d'orange. Même ces filaments parfumés, invisibles, qui mènent les élèves par le bout du nez, les guidant miraculeusement de leur chambre jusqu'au buffet sans passer par la case Départ et sans toucher 20 000, donnent le sentiment de composer un ensemble ébouriffé et hirsute.
C'est le matin des endormis qui daigne se lever sur la Courô.

Quelle est donc cette jeune fille qui se permet de juger de haut les réveils difficiles de ses compatriotes?
Derrière une vitre embuée où les arabesques de givre rappellent le flot de la fontaine frileuse, on voit un visage pâle où s'écarquillent deux grands yeux, dans lesquels tourbillonnent deux pupilles, frénétiquement, sans parvenir à dompter leur impatience.
Mais qui ne le serait, impatient, dans cette situation? Le beau Laurent vient de rentrer sur le terrain. Terrain piégé, non pas tant parce que la Courô, blanche, douce, et casse-gueule, a apprêté ses joyeuses farces et ses gamelles, mais surtout parce que Cléo, là, derrière la vitre, a tissé les moindres recoins de la cour de ses regards clairs.

Laurent ne daigne pas s'apercevoir qu'on l'observe. Cela fait des semaines qu'il ne daigne s'apercevoir de rien. Cléo ne pense même pas à choisir le désespoir. Tant qu'elle le verra, une fois, deux fois, plusieurs fois par jour, marcher tout près... Tant qu'elle le verra, lui, sa silhouette élancée, faite pour traverser le monde vêtue d'élégance, de simplicité, de perfection... Tant qu'elle pourra se nourrir de ces brefs éclats, de ce visage aperçu au coin d'un couloir, elle continuera à porter sa croix, un vague sourire au lèvres, le ventre noué et les pupilles tremblantes.
Amoureuse, et fière de l'être.

Elle n'en perd pas une miette, la Cléo. Ses lèvres roses, raidies par le froid, se cachent dans son écharpe. Son regard bleu-vert, noyé dans la blancheur qui l'environne, colle aux pas de l'homme en noir, à la chemise kaki, comme pour le retenir et entraver sa marche. Il faut croire que l'insistance d'un regard peut être plus néfaste qu'on croit.
Laurent, qui allait d'un bon pas contourner le bassin aux Ernests, glisse, opère une translation non maîtrisée vers l'ovale sombre, sa main droite tentant de se rattraper à une rampe imaginaire, sa jambe opérant un décalage brusque et inhabituel... Cléo entrouvre la porte qui donne sur la Courô, celle à gauche quand on regarde vers le NIR, celle en face quand on traîne près du CEA, celle à droite quand on sort du COF... Elle la pousse juste une seconde, le temps pour elle de lâcher un soupir, le temps pour les deux filles, à droite, de pouffer dans leurs foulards en soie, le temps pour Laurent, en face, de maudire le Grand Architecte du monde et de lui intimer l'ordre de le laisser poursuivre, debout, et sur ses deux jambes, sa route vers la cour du NIR.
Les prières sont exaucées, les injures efficaces. Cléo laisse la porte retomber sur son visage impassible, tendu. Elle se dirige vers la K-fêt, suivant toujours du regard, à travers les vitres, Laurent qui, sombre, avec ce je-ne-sais-quoi d'arrogant et de mystérieux, salue vaguement un professeur, et se rend dans la salle des casiers.

Elle se replie au fond, près de l'entrée de la cafétéria, près de l'escalier qui mène en K-fêt, parce que non, ce n'est pas la même chose, et le voit sortir à nouveau, se dirigeant vers elle. Que peut-elle bien lui trouver? Laurent doit avoir une trentaine d'années, il n'est ni trop grand, ni trop petit, porte un costume sombre, une chemise kaki et une sacoche noire à fermetures argentées. Visage ovale, dont les angles sont marqués par une mâchoire fine. Pas de barbe. Regard clair, de couleur indéfinissable. Démarche assurée, tranquille, où l'on perçoit pourtant, dans le mouvement de la main droite, saccadé, énervé, une tension invisible au premier abord, quelque chose prêt à éclater.

Cléo
se mord les joues. Bah oui ma belle, ce sont des choses qui arrivent. A force de le filer comme ça depuis des jours, tu allais forcément finir par te retrouver sur sa route, il allait forcément finir par t'arriver droit dessus, comme ça, comme maintenant, comme le Titanic sur son iceberg, sans pouvoir t'éviter... Tu vas te faire broyer, ma petite. Ton coeur de plume et de gloss va gicler, pressé par le refuge d'un sourire sur ce visage qui se donnera jamais. La petite fantaisie dont tu décores pour l'instant ta vie va te coûter trop cher pour ne pas laisser de traces sur la matière molle et blanche dont tu es faite, rêveuse et pleine d'espoir...

Un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Cléo ne voit rien, elle a les paupières baissées, elle ne sait pas pourquoi, peut-être que ce serait trop dur de voir qu'il ne voit rien. Quoiqu'il en soit, un petit lutin tire sur la manche de Laurent. Ce dernier s'arrête, l'humeur massacrante qui marque ses traits demeure mais on y voit surgir les élans étonnés de la surprise et de l'abasourdissement, comme des cercles concentriques venus affleurer sur sa peau pâle. Il se penche vers les carreaux opaques, ses lèvres forment des mots que Cléo n'entend pas... Elle ne sait même pas qu'il les a prononcés. Elle triture le bas de sa manche en faisant les cent pas devant l'entrée arrière du Pot. Elle triture le bas de sa manche en attendant que quelque chose change. Elle triture le bas de sa manche en ayant peur que tout ça change.

Laurent reprend sa route. Les éclairs imperceptibles d'une émotion violente parcourent son être entier, mais c'est à peine s'ils altèrent sa démarche toujours tranquille, et assurée. Pourtant, qui le connaît bien saurait qu'il n'a pas pu se tromper. Alors c'est donc cela, il aurait recommencé...

Cléo lève la tête. Il arrive. Il s'apprête à passer devant elle, elle s'apprête à le sentir plus près, encore plus près, elle pourrait presque le frôler, sans le vouloir, sans faire exprès. Il ne voit rien, il a la tête pleine d'un mirage dont personne n'a idée, et dont tout le monde se fout. S'ils savaient... Mais Laurent pile net devant Cléo, sans remarquer ses petites joues pâles colorées par un sourire, ses pupilles tremblantes et le bas de la manche, qu'elle triture. Non, il étouffe simplement un juron, jetant un regard noir à ce monde qui semble contrecarrer ses plans. A la gauche de Cléo, en haut de l'escalier de la K-fêt, une silhouette de jeune fille, cheveux roux, talons hauts, fait fuir le beau Laurent et sa misanthropie matinale. Il fait demi-tour, brusquement, sans prévenir, sans prévenir... Elle n'avait pas prévu ça, la douce Cléo, d'ailleurs elle ne comprend. Tout ce qu'elle a vu, c'est Laurent avancer vers elle, se figer un instant, une rage disproportionnée plaquée sur le visage, puis partir, partir, sans raison, sans rien...

- Salut ma grande!
Cléo pivote. Devant elle, Esmeralda en personne. Non, ce n'est pas une blague, elle s'appelle comme ça. Il faut croire aussi qu'elle a tout fait pour coller à son prénom. Grande, belle, naturelle, en courbes et en déhanchés, gracieuse. Esmeralda, qui la salue.
- ... Salut.
- Comment ça va? Pas trop dur?
Esmeralda lui pose des questions banales, sans intérêt. Cléo n'a plus en tête qu'un homme qui a quitté sa route, l'a snobée et réduite à l'inexistence. Ça lui fait mal, à la Cléo, on peut comprendre.
Et l'autre, là, la fille parfaite, qui pousse son baratin comme un cadi poussif, au milieu des rayons enneigés de la Courô!
Pourtant, si Cléo avait fait plus attention, elle aurait peut-être compris ce que moi j'ai compris. Si elle avait levé les yeux, regardé Esmeralda, passé outre sa beauté, son aura, sa sensualité, elle aurait vu son regard tendu, prêt à claquer à la moindre torsion, poursuivre Laurent jusqu'aux tréfonds du 45.
Et elle aurait alors compris que son idéal masculin avait un autre chasseur à ses trousses.

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