vendredi 25 avril 2008

Scènes de la vie nocturne (Evrasth 2)


Progressivement ma vue s’habitua à l’atmosphère brumeuse. Je parvins à prendre pied dans ce monde étrange, comme les Expéditeurs des Terra nova, dans leurs aéronefs géants, apprennent à supporter le passage de leurs cabines artificiellement ventilées au climat gazeux des NU-planètes.

« Welcome, guy ».
L’antre de Harry. Aussi enfumée qu’un boudoir du Dersy Club. Mais, plus impressionnant, outre le gros ours qui se tenait penché derrière son bureau, ses longs cheveux emmêlés brouillant sa figure barbue, était l’empilement miraculeusement équilibré des cendriers tapissant chaque surface horizontale de la pièce. Les étagères, les piles de dossiers, les chaises, les assiettes vides sales de crasse et de poussière, les rebords de fenêtre, les couvercles de scanners infratech, et même la moquette brune, dans les coins du local. Au point qu’on ne savait où poser ses deux pieds à la fois et encore moins où loger ses fesses en position assise. Cette succession de cendriers identiques, différant seulement par la couleur, formait une étrange colonie de vacances aux couleurs de l’arc-en-ciel. Un géant semblait en avoir saupoudré la pièce et oublié de faire le ménage en partant. Pourtant on ne pouvait pas dire que l’ensemble formait un brouhaha désordonné ; au contraire il était troublant de soupçonner qu’il y avait sous ces spirales oranges, ces cercles bleus, ces dégradés de rouges bordeaux et de noir, des logiques qui nous échappaient ; comme les délires méthodiques d’un fou ; ou d’un visionnaire.

- Materney?, demandai-je.
­­- T’es pas loin, marmonna Harry dans un sourire fatigué. Arrêtant de fouiller dans les tiroirs de son bureau qui vomissaient des pages par centaines, il releva la tête, redressa son immense corps voûté. « Elberth », prononça-il, détachant ces deux syllabes avec délectation. Il prit entre ses doigts dodus le reste de cigare qui lui pendait aux lèvres et hocha la tête béatement.
- Nouvelle livraison ?
- Ouais, celle-ci vient la cave de Hugh. Il m’a donné la clé », ajouta-t-il après un temps, ponctuant son explication par un clin d’œil.

Encore une fois je me demandais comment Harry, avec le misérable profit qu’il tirait de sa feuille de choux, parvenait à se fournir auprès des Cigar Men les plus réputés du Consortium. Chaque fois que je passais la porte de cette pièce, je tentais, au risque de suffoquer, de reconnaître la subtile fragrance fuyant sous l’odeur agressive du tabac. Et à chaque fois elle était différente. C’est ainsi qu’aux côtés de Harry j’avais, moi qui n’avais jamais fumé, éduqué mon nez aux parfums les plus rares et les plus recherchés de notre galaxie. Bien obligé, puisque pour parvenir jusqu’à l’énorme masse humaine qui me versait mon salaire à chaque fin de mois il me fallait traverser ce manteau opaque qu’il arborait en permanence.

« Ray, passe moi le cendrier, là-bas. »
Le doigt de Harry se tendit vers une étagère à gauche de la porte, avec la précision d’un tir d’archer. Je suivis du regard le trait invisible sans pouvoir déterminer précisément dans quelle cible il s’était fiché. Devant de gros volumes empilés bizarrement comme les couches d’un millefeuille qu’on aurait malmené, une spirale de petits cendriers aux teintes indigo se déployait. Au fond de chacun d’entre eux, des restes de cendres grises tapissaient le polymère, mais le plus foncé était vide. A tout hasard, je le saisis entre deux doigts et interrogeai Harry du regard.
« Non, l’autre à droite. Le bleu noir, reprit-il, comme s’il ne pouvait s’en empêcher, avec le regard brillant d’un gamin qui, son épée en bois à la main, a un instant la témérité des chevaliers d’un autre temps, je le garde pour autre chose… ».

Sa voix se suspendit un instant, planant dans l’air comme les milliers de particules cancérigènes éclairées par la lumière glacée du jour. Harry aimait la mise en scène ; le mystère qu’il laissa planer dans ses mots me sembla tout aussi contrefait que celui qu’il instillait quotidiennement dans la plupart de ses déclarations ; pourtant ces yeux brillaient d’un éclat qu’il ne maîtrisait pas, comme si ses pensées fuyaient hors de la scène de théâtre qu’il aimait à présenter à ses interlocuteurs.
« Ah ? Tu as une piste ?, demandai-je
- Tu comprendrais pas.
- Je peux essayer.
Harry soupira dans un sourire. Sans doute s’amusait-il de mon amateurisme. Il est vrai qu’il n’était pas courant que les Cigar "Gentlemen", comme ils aimaient à s’appeler, se complaisent en discussions avec les profanes.
« Un César », lâcha-t-il dans un souffle.
Le cendrier me glissa des doigts.
« Merde ».
Des dizaines d’éclats bleu-vert jaillirent dans toutes les directions, cognant les piles de grapheurs et les capteurs évo-space ; à terre, ils formaient le cadavre d’une super-nova bleutée qui avait explosé.
« Laisse tomber », murmura Harry, alors que je m’éraflai les doigts aux éclats plastifiés en tentant de les rassembler. « Enfin, façon de parler ».


Soupirant, je me redressai et scrutai les paupières gonflées de Harry. L’incident n’avait pu m’ôter de la tête ses dernières paroles. Harry, figé, répondit à ma curiosité muette par son beau regard lourd, du bleu profond des océans terriens, avant la Guerre Blanche. Puis soudain, les coins de ses lèvres se relevant brusquement, comme dans un rictus, il éclata d’un rire rauque et étouffé, mêlé de toux et de crachats. Pour qui ne le connaissait pas, cela pouvait sembler le spectacle le plus répugnant du monde (même à notre époque le tabac a gardé ses bienfaits légendaires) mais je savais qu’Harry manifestait rarement une joie aussi grande. Abandonnant sa retenue forcée, il m’attrapa par les deux bras, par-dessus son bureau, et me secoua avec un enthousiasme bruyant.
« Ouais, sans rire, un César, tu te rends compte. Bien sûr, au début, j’ai cru que c’était des conneries. Au moins 20 ans que personne n’a pu mettre la main sur le moindre indice, la moindre trace d’une Cave, et maintenant, moi, moi, je vais peut être enfin toucher le jackpot ! ».

Bien évidemment, qui ne connaît rien aux Cigaryns, aux Cigares, aux Cigar men et à leur quête millénaire ne peut comprendre ce qui mettait Harry dans cet état. Même moi, qui n’avais que de vagues notions, me sentais pris d’un frisson d’excitation (que ce frisson soit venu de l’incroyable nouvelle que le boss m’eût apprise ou de la frénésie avec laquelle il prenait soin de m’agiter, sans prendre garde aux feuilles qui volaient dans le grand brassage d’air que tout ce remue-ménage causait).

Les Cigaryns étaient une guilde d’hommes qui prospérait aux temps de l’Expansion, mais malgré l’incroyable réputation des produits qui sortaient de ses temples et la curiosité immense que ces artistes de l’ombre suscitaient, peu nombreux sont ceux qui purent un jour véritablement les connaître, et encore moins percer le secret de la fabrication de leurs si célèbres Cigares. La variété et la subtilité des arômes de leurs produits ne fut jamais été égalée, et ce ne sont pas les imitateurs ou les faussaires qui manquèrent. A une certaine époque, il y a bien longtemps maintenant, le marché des cigares avait connu une telle explosion de l’offre que l’effondrement des prix avait ruiné plusieurs milliards de petits fabricants. Mais les caissettes d’ébène, au sceau rouge sang représentant un cercle barré (la perfection du cycle redressée de l’imperfection du fini humain, selon la légende), trouvaient toujours preneurs aux plus hauts prix.

Les Cigares des Cigaryns se sont fait par la suite de plus en plus rares. La production semblait se tarir, et plus personne ne pouvait prévoir où et quand une boîte serait mise en vente. Les collectionneurs acharnés se mirent à guetter avidement les moindres signes d’une vente future. Ces hommes richissimes du Consortium entier investissaient des sommes pharaoniques dans ce qui devint bientôt une véritable quête. Ils se réunirent, de manière informelle, avec tout ce qui les réseaux officieux de la haute bourgeoisie interstellaire, des politiciens ambitieux et des propriétaires fonciers des nouvelles colonies spatiales ont d’efficace et de cynique. Ils se nommèrent les Cigars men et se donnaient entre eux du Cigar Gentlemen. A leur quête acharnée, qui laissait derrière elle les corps refroidis de ceux qui avaient fait obstacle à leurs informateurs, s’ajouta une légende. Ou plutôt, des légendes.

Les Cigaryns avaient disparu. Puisqu’ils ne vendaient plus rien, puisque plus personne ne savait les contacter, le mystère qui les entourait semblait devoir leur servir de tombeau. Violettes d’Agadéen, tabac blanc d’Islath, fruits d’or des champs vermeils du Couchant, thé de Thémasne… Tous ces parfums dont les Cigar men rêvaient et qu’ils ne verraient jamais garnir leurs gigantesques étagères d’acajou couvertes, comme les placards pourris de Harry, de cendriers fins et multicolores aux arabesques compliquées… A la vérité, qui collectionnait des Cigares ne s’interdisait nullement d’apprécier le plaisir de les fumer. La tradition voulait (ainsi que le code de déontologie très pointilleux du Club des ces Gentlemen) que tout cigare fumé, et un tant soit peu renommé, finisse sa vie de cigare sous forme de cendres, ce qui n’était pas d’ailleurs illogique, mais que ces cendres soient recueillies dans un cendrier et conservées ainsi. Ce qui avait fini par arriver arriva et comme on ne trouvait plus guère de nouveaux Cigares à acheter, excepté la bouse infâme que les marchands de Stéops roulait dans des longues feuilles d’étraves, la collection des cendriers faillit prendre le dessus sur la collection des Cigares. Ce qui expliquait la tendance à la multiplication incontrôlée de ces petits récipients fragiles, c’était qu’il était hors de question d’utiliser le même cendrier pour deux races de Cigares différentes. Et il était de bon goût d’adapter la taille et la couleur du cendrier à la rareté et la réputation du Cigare qu’on envisageait de lui faire contenir. Comprenez bien que ce n’était après tout qu’un léger déplacement pour l’orgueil de nos Cigar Men. Puisqu’il était hors de question de faire visiter ses caves (c’est-à-dire puisqu’il était inenvisageable de laisser des yeux étrangers, des yeux passionnés et avides, s’attarder sur ses Cigares sacrés), il suffisait de faire visiter le salon, ou la Cigar Raum. La somptuosité d’un arrangement d’éteylns (c’est ainsi qu’on appelait ces petits cendriers) laissait entrevoir, sans aucun doute, la merveille de la cave qui allait avec.

Toujours est-il que ce qui hantait la plupart des Cigar Gentlemen, ce qui les faisait suffoquer la nuit dans leurs cauchemars en draps de soie, c’était les Césars. La dernière boîte sortie des manufactures des Cigaryns, avant leur incompréhensible disparition. L’accomplissement de tant de siècles de recherche. L’apogée sublime de l’art du Cigare.

1 commentaire:

KhâlmarTsum a dit…

hm.. comment dire... entre l'illustration du post, son contenu, les multiples déclinaisons nuageuses sur le côté... ton blog devient un peu... fumeux (sans parler des rebondissements béhèlogiques de ton histoire... oui, oui, je fais allusion aux paragraphes neuf et dix...)