mercredi 2 avril 2008

Scènes de la vie nocturne (Evrasth 1)



Expédition nocturne. Notre correspondant Ray JOHNSSON sur les traces du trésor d'Evrasth.

Je griffonnais ces mots sur une page de mon carnet noir, rapiécé et sali par mes innombrables courses poursuites d'autrefois, où, terrifié, mais bravant le danger avec courage, j'avais si souvent tenté (et réussi d'ailleurs) d'échapper à des poursuivants aussi divers que des furies, des reptiles archaïques, des fantômes, des morts-vivants, des maléfices acharnés à me surprendre dans les moments les plus saugrenus, des sorcières, sans compter cette horrible goule qui m'avait un jour mordu le nez jusqu'au sang, et dont ce dernier avait d'ailleurs gardé amèrement le souvenir.

Moi, Ray Johnsson. Terreur des forces maléfiques, défenseur des braves gens d'ici bas contre les puissances obscures sous l'assaut desquelles notre monde vacille aujourd'hui, vaillant agresseur des ténèbres revenues depuis trop longtemps vous hanter, noble chevalier qui a couru tant de fois au combat et qui, prêt à s'y rendre encore s'il le faut, jure d'apporter cette paix sacrée à laquelle vous aspirez tous...

"Ridicule...", soufflais-je malgré moi. Même ma propre personne, regardant ces phrases que ma main, secouée par les soubresauts de la barque, avait maladroitement écrites, ne pouvait prendre au sérieux ces accès de délire affreusement démodés que mon orgueil et mon ambition affectionnaient. Ma fièvre de gloire était retombée comme un soufflé; la pluie cinglante qui tombait depuis des heures semblait l'avoir douchée.

M'essuyant les yeux d'un revers de main, abritant de l'autre mon précieux carnet, je barrai rageusement ces lignes. Probablement des réminiscences de mes lectures d'enfant, abusivement arrosées de rêveries toujours inspirées des mêmes thèmes : mon destin de roi, mon âme de chevalier, mon amour sans faille pour ma dulcinée... Je m'étais toujours soûlé à ces récits épiques, à la poussière des vieux bouquins de fantasy que mon grand père gardait en vrac dans les tiroirs de son bureau. Il devait m'en rester un reste d'ivrognerie; du moins c'est ce qu'avait prétendu Mirva, mon ex-femme, lorsqu'elle avait demandé le divorce. "Mon mari n'est pas un homme, avait-elle dit à la juge. C'est un personnage de BD, un chevalier servant, un magicien renommé, un aventurier de l'espace, un tout-ce-que-vous-voulez, mais sûrement pas un homme!". Et la magistrate grisâtre d'hocher gravement la tête, avec un air compréhensif, comme ponctuant les paroles de ma tendre moitié (pardon, ex-moitié) par le balancement de son coup décharné. (Soit dit en passant, je m'étais toujours demandé si je ne me serais pas entendu avec son mari...).

Une goutte, plus revêche que les autres, parvint se faufiler entre mes doigts raidis par le froid, et s'écrasa mollement sur le papier jaunâtre, formant une tâche sale, comme lorsqu'on colle son nez aux vitres embuées en hiver. Je n'avais pas rayé le titre. Après tout, un peu de grandeur et d'envergure, même illusoires, ne seraient pas de trop dans cette affaire. Et quelle affaire...


Il y avait trois jours, mon patron, un type du nom de Harry Curks, m'avait appelé pour me parler d'une nouvelle "mission", comme il aimait les appeler. Sa voie traînante qui, même au téléphone, rappelait trop bien sa silhouette mal rasée, décoiffée, comme affichant en permanence toute la nonchalance du monde, avait semblé pourtant démentir largement l'intérêt et l'urgence de la situation.
De toute manière, ça faisait un petit bout de temps que ça durait. Harry jouait sur ma corde sensible. Il me traitait en grand journaliste, me concoctait des petites phrases piquantes, destinées à aiguiser ma curiosité (mais qui, mâchonnées, plus que prononcées, par lui, avaient tendance à friser la platitude la plus achevée); en un mot, il prenait soin de me ménager.

Comme si je risquais de le lâcher. Comme si je pouvais encore avoir la plus petite opportunité de redevenir le traqueur invétéré que j'avais été. Comme si je pouvais encore constituer la moindre menace pour ces hommes puissants, ces gouverneurs, ces lobbyistes acharnés, ces femmes d'affaires qui sèment sur leur passage autant d'amants en peine que de cadavres… Tout ce beau petit monde avait si souvent, sous la seule menace de ma plume, été prêt à tomber à terre devant un public incrédule, à payer, à supplier, à promettre tout et n'importe quoi pour qu'on les laisse tranquilles. Toujours prêts à sacrifier ce qui avait quelque importance pour conserver ce qui n'en avait aucune...
Ray Johnsson avait été en son temps la star des gazettes du Consortium entier. Non de celles qui s'affichent en hologrammes vulgaires dans la Flash-presse, pour vous rincer les yeux violemment, tous les matins, de leurs sourires d'un blanc irritant et pour témoigner par là, sans qu'aucun lecteur s'en scandalise, de tout le gaspillage que l'Homo Fortunus contemporain peut faire de son argent en dépenses de Remodelage corporel ou en cure de Rajeunissement. Non... J'avais été l'ombre qui faisait trembler le Capitole, j’avais été la main qui secouait les tractations des Fournisseurs Spaciaux, leurs innombrables sociétés regroupées en trusts multiplanétaires, et la monstrueuse efficacité de leur système d'exploitation des populations réfugiées pour se procurer une main d'oeuvre corvéable à merci.

Mais tout cela n'avait duré qu'un temps... Je secouai la tête. La Deuxième faille, la dictature, la destruction d'Hill Planet et la mise au ban. J'avais bien été obligé de me ranger. Comme tous les autres, d'ailleurs. Adieu reconnaissance, adieu public. Je me surprenais parfois à penser que je ne valais pas mieux que tous ces hommes que j'avais fait chanter. Moi aussi j'aimais le pouvoir. Avec peut être la différence que je me cachais cette vérité derrière le prétexte du bien commun, de la révélation de la vérité. Quoiqu'il en soit, j'avais fini par savoir à mes dépends ce que c'était que d'avoir une épée de Damoclès suspendue au-dessus de soi, et qu'un grand rigolo (rigolo, mais intouchable) prenait plaisir à agiter narquoisement.

C'est peut être bien parce qu'il me ménageait encore, qu'il avait avec moi les égards qu'on n'a plus que pour les morts (et en quelque sorte, le Ray Johnsson de mes illustres années était bel et bien mort _ seuls restaient ses articles acérés, ces pages de journaux que tant de doigts curieux avaient malmenées), que je restais chez Harry, à écrire des articles affligeants d'ennui pour le Heys Courrier de Salbaste, la planète où j’attendais depuis ça.

Il y avait mille autres Gazettes dans le coin qui produisaient chaque jour la même masse informe et répugnante de pseudo-reportages, et j'aurais tout aussi bien pu aller ailleurs. Mais pour trouver quoi? Cela faisait bientôt dix ans que la presse était muselée, que les grands noms du journalisme politique qui voltigeait sur les ondes galaxiennes n'appartenaient plus qu'à ceux qui avaient juré allégeance au Consortium et mis leurs plumes à sa disposition. Des esclaves, pensai-je avec dégoût. Même si je leur enviais leur position, que j'avais autrefois brillamment occupée, du moins me consolais-je en me disant que je n'avais jamais été un de ces pingouins en redingotes aux lèvres trop artificielles d'avoir été refaites, affichant dans un sourire condescendant la satisfaction orgueilleuse de l'ascension sociale la plus achevée, mais qui, en trinquant au St Xerk's, faisant tinter, en même temps que leurs flûtes à champagne, des chaînes si lourdes. J'en étais donc venu à accepter de me faire chouchouter par Harry.

Il y a avait entre nous une relation particulière, qui reposait autant sur une représentation théâtrale permanente, que sur un profond respect réciproque. Il m'avait après tout "recueilli" alors que tous me fuyaient après mon exil et ma disgrâce. Même si l'on pouvait difficilement attacher à sa figure bougonne et grasse l'adjectif de "courageux", Harry m'avait aidé à reprendre pied aux dépends de sa propre situation. Et de cela, je lui étais reconnaissant.

C'est pourquoi je n'avais pas eu à cœur, lorsqu'il avait sonné dans mon interface perso à 3h du mat’ jeudi dernier, de l'envoyer bouler et de répliquer, comme cela m'était déjà arrivé : "Harry, tu m'emmerdes avec des reportages pourris! Tu vas encore me faire filer une vieille ou m'envoyer rattraper les reliques disparues d'un animal fantastique ?". Il aurait de toute façon, comme à son habitude, répliqué de sa voix de somnambule : "Que veux-tu faire d'autre Ray? T'es dans la "presse poubelle" now guy. Mais j'te connais. Je t'ai réservé un truc pas mal du tout. Ca devrait t'intéresser". Effectivement, d'après lui, j'aurais toujours dû trouver mon compte dans les papiers qu'il me proposait de faire. C'était pourtant rarement le cas, mais il n'y pouvait rien, je le savais bien. Comme il avait au moins l'agréable attention de me laisser croire que le travail que je faisais avait quelque importance si ce n'est pour lui, du moins pour moi-même, voire peut être à la limite pour mes lecteurs, et qu'il me laissait aller sur le terrain, je m’estimais heureux. Avec pragmatisme je savais que, pour l'instant, c'était tout ce que je pouvais exiger.

C'est pourquoi je me laissai prendre au jeu, comme souvent, lorsqu'il me parla de son histoire. Je débarquai à 10h30 au 4,8 Esther Street, montait les escaliers glauques jusqu'à la plate forme du Heys Courrier. Une dizaine de tables, encombrées sous des monceaux de paperasse, d'ordinateurs antiques et même de vieilles machines à écrire, s'offraient à la vue dans une crasse et une nudité obscène. A chaque fois, je ne pouvais m'empêcher de me dire que c'était l'illustration même de la décadence qui avait frappé l'espèce humaine depuis la Guerre Blanche.

Je traversai à grand pas le champ de bataille. Le Heys était fermé le jeudi, et le spectacle des bureaux vides suggérait que les salariés avaient pleinement décidé de se vautrer dans la médiocrité ambiante de la pièce, de la ville... de l'époque, à vrai dire. Les cahiers traînaient ouverts ou en piles hasardeuses. Certains écrans d'ordinateurs clignotaient faiblement comme s'ils n'avaient plus la force de supplier qu’on les éteigne. Une pomme trônait fièrement sur le coin d'une imprimante, tendant au visiteur sa joue déjà croquée. Sur une étagère, plus loin, là où le soleil verdâtre commençait à jeter sa lueur sulfureuse, la photographie d'une jeune femme à la peau d'un noir d'ébène tranchait avec la blancheur plastifiée du cadre.

« Ray, c’est toi guy ? Ramène ton auguste personne ! ».
J’entendais Harry grommeler derrière la cloison. Mauvaise nuit, pensai-je. Détournant le regard, j’enjambai rapidement les cartons qui s'entassaient devant le couloir et, au moment d’ouvrir la porte du bureau, inspirai profondément. Malgré mes précautions, l’odeur âcre du tabac me pris à la gorge. La pièce baignait dans un brouillard fantomatique d’où émergeait la silhouette ronde et hirsute d’Harry. Dans la pénombre matinale, le bout incandescent de son cigare était la seule chose que je parvenais vraiment à distinguer.

(suite à venir...)

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