lundi 28 avril 2008

Nova (2)


Omâr s’approcha alors qu'Erëin émergeait de l’Ombre. Sa figure scarifiée, aux cicatrices profondes, semblait avoir servi de défouloir aux griffes d’un guépard des sables ou d’un Mantha, mais personne n’avait jamais osé lui demandé ce qui avait marqué ainsi sa chair. Elles suffisaient du moins à asseoir son autorité de chef mieux que ne le faisait sa réputation de Chasseur cruel et sans pitié.


Dans sa main brûlait une torche vert émeraude, de la couleur des emblèmes du Nord. Sa lueur pâle, brumeuse, rendait aux conifères alentours leur beau vert d’octobre qu’ils perdaient durant la nuit. Et c’était encore la nuit, mais elle était bien plus fraîche ici, sur Néor, que dans le Désert bleu d’Etna. Erëin frissonna, regardant la troupe des Chasseurs qui s’approchait à pas furtifs, l’œil sombre, chaque homme portant au poignet un brassard vert où se détachaient en touches d’or une branche d’if cernée d’un cercle rouge.
Sentant le poids du regard d’Omâr sur son corps toujours écailleux, il se ressaisit. Le spectacle de ces forêts humides du continent septentrional de Néor, de ces peuplades de Chasseurs aux vêtements couverts de mousse à force d’avoir été exposés à la pluie, et de ces clairs de lune tremblants sur les épines des grands sapins d’Asthorne, tout cela lui rappelait trop bien le soir d’hiver où les Visionnaires avaient fait de lui l’un des leurs. Il pleuvait cette nuit-là comme aujourd’hui, mais autrefois, pas un bruit n’avait dérangé la transe des Chamans noirs pendant les six heures qu’avait duré la cérémonie, tandis que ce soir, les psalmodies des Chasseurs, près des feux détrempés, résonnaient doucement dans les collines, comme les murmures des fantômes de ceux qui avaient été massacrés dans la plaine en contrebas, il y avait bien longtemps.


Omâr saisit brutalement le poignet d’Erëin, sans égard pour le fait que celui-ci aurait pu le tuer sur place d’un seul coup de griffe.
« Pas d’imprévu ? », demanda-t-il. « Non. Beck a réussi son coup, l’Orbite a sauté ». Ravalant un ricanement qui dévoilait ses longues dents jaunes, Omâr desserra son étreinte. Il plongea ses yeux dans les pupilles fendues du Visionnaire et fit un signe de tête.


Erëin ferma les yeux, se concentrant sur l’image d’une jeune femme blonde aux lèvres bleues. Les chuchotements des Chasseurs, autour de lui, s’évanouirent et les flammes cessèrent de diffuser leur sale lumière d’émeraude. Il ne sentit plus la terre noire et huileuse des collines de Néor, mais un vague parfum de lilas, mêlé à l’odeur de la pluie sur le bitume. Sa peau se réchauffa, comme si quelqu’un avait brusquement allumé le soleil.
Il ouvrit les yeux et tira la langue entre ses crocs tranchants, sentant sur ses papilles le goût de sel qui imbibait l’air recyclé des appartements de Faskiénne, la capitale d’Earth-o-wide. En face du lui, un miroir sale, carré, comme découpé à la main dans une grand plaque d’ivoire, décorait un mur gris-blanc.

« Chérie, ne pleure pas, j’arrive ».
Sur sa droite, au fond d’un couloir baigné par la lumière rose du jour, une jeune femme blonde passa en coup de vent. Mais avant de pénétrer dans la petite pièce qui faisait l’angle, Erëin la vit souffler un baiser bleu à une gamine qui sanglotait sur un petit lit, perdue au milieu de ses peluches.


Le Visionnaire sourit malgré lui, et sentit la vision le ramener sur Néor. A son retour, il s’aperçut qu’Omâr n’avait pas bougé d’un pouce. Pour lui, l’expérience avait du être instantanée, puisque la magie des Visionnaires ralentissait voire arrêtait le temps pour ceux qui n’y participait pas.
Omâr cilla et Erëin comprit que l’enchantement avait pris fin. Il répondit au regard glacial de cruauté que lui jeta le Chasseur. « Tout est en place ». Sans perdre un instant, la troupe s’avança, comme si le murmure d’Erëin avait été répété par chaque arbre pour sonner le grand rassemblement des Chasseurs de l’If.
« Pourvu que Simon n’arrive pas avant nous », marmonna Omâr pour lui-même, un vague doute brouillant soudain sa figure déchirée. Erëin ne put s’empêcher d’approuver intérieurement. Il n’osait imaginer ce qui se passerait si deux clans venaient à chasser sur le même territoire.
Surtout s’ils cherchaient la même Proie.


***


Mathilde braillait dans sa chambre. Le téléphone se mit à sonner et face à l’incapacité de Nova à décrocher le combiné tout en fouillant dans la boîte à médicaments et en fermant le robinet d’eau chaude qui menaçait d’exploser, le répondeur répéta de sa voix monocorde : « Bienvenue chez les Marys. Nous sommes absents, mais n’hésitez pas à nous laisser un message et nous vous rappellerons ». Sans quitter des yeux la plomberie qui rechignait à se tenir tranquille, Nova ne put s’empêcher de se faire pour une énième fois la remarque qu’il fallait vraiment qu’elle change cette messagerie. D’autant plus que depuis la mort d’Henri, c’était toujours sa voix qui alignait ces mots horriblement ennuyeux. Ca ne devait pas aider Mathilde à faire son deuil. Ni elle-même, d’ailleurs.

Ayant réussi à éviter l’inondation générale, elle se précipita à nouveau dans la chambre de sa fille. Dans sa course, il lui sembla apercevoir un éclat brillant dans le miroir près de la porte d’entrée, mais elle n’y fit pas attention.
« Mamaaannnnnnnnnnnn !
- Oui, je suis là ma puce. Bouge pas. Attends, bouge pas, ça va aller ».
Nova tenta tant bien que mal d’appliquer un peu de pommade à la gamine aux joues rouges qui se roulait en boule sur son lit. Mathilde s’était brûlée en voulant prendre un bain. Ces appart’ Layers sont vraiment pourris, pensa-t-elle. Malheureusement, avec ce qu’il leur restait des placements qu’avait fait Henri avant de les quitter, et son maigre salaire de serveuse dans un des nombreux Fly-Autobus de la ville, c’était tout ce qu’elles pouvaient s’offrir.

Mathilde se calma et s’endormit peu après, la tête dans son gros ours Tom, sans doute épuisée d’avoir tant crié. Nova se leva, fit craquer ses doigts et soupira en jetant un coup d’œil par la fenêtre crasseuse. En bas, les gens et les robots encombraient les trottoirs. « Comme des fourmis, il paraît », murmura-t-elle. C’est fou le nombre d’expressions qu’on emploie encore alors qu’on ne sait même plus ce qu’elles signifient, se dit-elle à elle-même. Même sa mère n’avait pas dû savoir ce qu’était une fourmi.

Elle sortit de la petite chambre et mis un peu d’ordre dans le salon. Rangeant les costumes gris pâle qu’elle venait de ramener du pressing, elle tomba par hasard sur la boîte orange vif dans laquelle elle avait gardé quelques-unes de ses poupées d’enfance. Elle songea à Mathilde noyée au milieu de ses innombrables peluches, et sourit. Elle saisit la boîte qui trônait sur l’étagère du haut du placard.
A l’intérieur, outre des bouts de ficelle de toutes les couleurs possibles et inimaginables (qui dataient de l’époque à laquelle elle s’était mis en tête de faire la collection de tout ce qui n’intéressait personne), elle trouva quatre Barbies blondes aux lèvres bleues. Elles avaient l’air si vieilles maintenant. Même leurs cheveux caméléons, qui fonctionnaient encore un peu, étaient définitivement démodés face aux modules des jouets modernes.

Saisissant une de ces bimbos à la taille de guêpe, elle s’aperçut qu’il lui manquait un bras. Elle fouilla parmi les tignasses poussiéreuses sans le retrouver. Elle reposa la boîte sans avoir pu rendre à la poupée son anatomie complète, et alors qu’elle allait rabattre le placard en PVC, son regard tomba sur un bout de plastique rose qui bloquait la fermeture.

C’était le bras de ladite poupée. Rigolant franchement à l’idée qu’elle puisse un jour égarer son bras dans sa propre maison et le retrouver en s’apercevant que le tiroir à chaussures coinçait, elle allait le reposer à sa place quand elle s’aperçut qu’un minuscule morceau de papier était glissé dans la main au bout du bras. Elle le déplia.

« Retourne-toi », était-il écrit.

Un frôlement criard passa tout près de son oreille droite et une flèche vint se ficher dans le vieux plastique du mur.

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