vendredi 4 juillet 2008

Scènes de la vie nocturne (Evrasth 4)


Je commandai une bière chez George Dindon, la chaumière miteuse qu’on appelait « auberge », et dont le toit oscillait sous les rafales de vent qui balayaient la route Sud d’Harteuf. Marty, qui servait, était d’humeur sombre. La tempête qui venait l’inquiétait, d’autant plus que le vieux George, son père, était parti pêcher sur le lac en début d’après-midi et n’était toujours pas rentré. Le lac Lengorne exerçait sur les gens des environs d’Harteuf une fascination mêlée de peur qui touchait jusqu’aux fermiers des plaines du Nord, près d’Orgo-ville. Comme autrefois, sur l’ancienne Terre, les caprices de la déesse Mer et de Poséidon.

A travers les vitres dégoulinant de pluie, la lueur des luminiums qui éclairaient la rue m’arrivait amollie, comme diluée par les trombes d’eau que faisait pleuvoir le ciel. Il était vingt heures. Derul, la première lune de Salbaste, flottait au dessus de la ligne d’horizon. Les contours du paysage, de la grève éclaboussée en contrebas, et des barques qui tiraient fébrilement sur leurs attaches, étaient brouillés. Il régnait dans l’air comme le sentiment d’une attente qui n’appelait aucun dénouement. Comme si le lieu tout entier était imbibé d’un mystère qui refusait de se dévoiler.

J’avais encore quatre heures devant moi, avec de retrouver l’autre folle et ses histoires de trésor. Evrasth… Je me souvenais encore des soirs ensoleillés où ma grande sœur Maria me contait cette histoire, lorsque je n’avais pas dix ans. Nous habitions alors sur Islath, petite planète très réputée pour son tabac blanc. C’était avant que Maria ne parte poursuivre ses études sur Verámenzu, qui abritait la plus grande bibliothèque du Consortium, avec au bas mot trente milliards d’ouvrages.

Et ces soirées-là, quand la lumière d’été filtrait encore à travers les feuilles de tabac géantes, Maria me racontait… Elle me parlait de ces gamins d’avant la Guerre Blanche, qui étaient plus que des enfants. On disait qu’ils avaient une seule âme pour tous et que celle-ci formait un fluide traversant leurs corps et le Consortium entier, et par lequel l’ « Esprit du Monde » venait à s’exprimer. Maria avait du mal à m’expliquer ce point, que je ne comprenais pas à l’époque (mais après tout, que peut-on comprendre à ces contes farfelus ?). Elle me présentait ces enfants comme des intermédiaires avec une Conscience supérieure. A l’époque, on n’osait plus parler de « Dieu », l’athéisme ayant été élevé au rang de vérité scientifique.

La légende du trésor d’Evrasth professait que, pendant la Guerre Blanche, ces enfants avaient été tués, sur différentes planètes et à des années-lumière de distance les uns des autres. Mais leur mort avait engendré un trésor inestimable, non pas composé de pierreries, de joyaux, ni même d’or. Chacun de ses enfants était l’incarnation d’une perfection plus haute, d’une innocence censée guider les hommes vers un futur digne d’être aimé. Leur assassinat, volontaire ou accidentel, durant le conflit le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité, devait être vu comme un sacrifice. Et le trésor d’Evrasth était constitué de cette perfection divine et de cette pureté que les hommes en guerre avaient supprimées.
Pour beaucoup, cette légende était un message, celui du dernier salut possible. Qui trouverait le trésor d’Evrasth trouverait la dernière trace de ces enfants envoyés dans l’Univers pour sauver les hommes et leur apporter la foi. C’est pour cela que personne ne savait ce qu’était exactement ce trésor ; on ignorait même s’il s’agissait de quelque chose de palpable. Pour les théologiens les plus versés dans l’ésotérisme (du moins, les rares qui vivaient encore aujourd’hui), il s’agissait de l’essence même du plus divin des présents : l’Amour.

Je décidai que, puisque je n’avais rien de mieux à faire, je n’avais qu’à pioncer un peu. L’auberge était quasiment vide. Je pris mes aises, enlevai mes bottes auto-réparantes (qui étaient d’ailleurs trouées car le mécanisme innovant qu’on m’avait mensongèrement vanté comme inusable ne fonctionnait plus). Dehors, quelques vieux bolides de course, rafistolés à la va-vite, surfaient sur les à-coups du vent comme sur de véritables vagues. Je finis ma chope d’une seule gorgée et m’affaissai sur la table.


Quelqu’un me secouait. J’émergeai lentement des brumes de l’alcool et du sommeil pour croiser le regard inquiet de Marty. Ses iris bruns brillaient comme des torches à la lumière des néons. Il murmura dans un souffle : « Quelqu’un pour toi, dehors ».
La grosse horloge indiquait minuit. L’heure des fantômes et des sacrifices dans les cimetières, l’heure des mages noirs et de leurs incantations… Je me passai la main sur le visage. A force de m’acharner sur ces reportages abracadabrantesques, j’avais la tête polluée par ces histoires à dormir debout ; mythes et malédictions me semblaient maintenant faire partie intégrante de mon quotidien. Je commençais à craindre de me prendre pour un héros des temps anciens.

Sous le porche, une vieille femme attendait, s’appuyant sur un grand bâton à l’écorce noire. Elle portait une cape, noire elle aussi, et un chapeau ridiculement long. Maudissant les intuitions d’Harry, je dévisageai ma curieuse interlocutrice. Je fus bien obligé de convenir que j’avais devant moi la parfaite illustration de ce qu’on a coutume de désigner par « sorcière » dans les contes pour enfants.
« Armande. Enchantée de faire votre connaissance ».

La « sorcière » me tendit une main noueuse et semée de verrues. Elle avança vers moi et j’aperçus son visage à la clarté des luminiums. Elle avait un nez crochu, également orné de verrues, et des yeux sombres autour desquels couraient des centaines de petites rides. Sur son crâne des cheveux gris emmêlés formaient une masse inquiétante sur laquelle était perché, défiant les lois de la gravité, ledit chapeau pointu.
Je faillis éclater de rire, m’attendant presque à voir cette Armande sortir une belle pomme rouge des poches de son manteau. Elle me sourit, montrant sa bouche édentée. Cela doucha mon cynisme moqueur. Il n’y avait rien de très rassurant dans l'accueil qu'on m'avait réservé.

Je ne savais que faire d’autre, je serrai la main de ma nouvelle collaboratrice. Quelque chose (ou quelqu’un ?) glapit. Je baissai les yeux. Un nain, coiffé d’un chapeau de bouffon où pendaient des clochettes, agrippaient fermement la robe d’Armande. J’avais du lui marcher dessus par inadvertance et, ne sachant comment m’excuser, je lançai un regard interrogateur à la vieille femme. Elle répondit sans me regarder, fixant la porte fermée de l’auberge.
« C’est Snogorus, mon apprenti. Ne faites pas attention à lui ».
Elle marqua une pose et la tempête parut un instant se calmer, épargnant la carcasse frêle du George Dindon. Armande braqua son regard noir sur moi. Je me sentis dévisagé de l’intérieur.
« Nous avons des choses plus importantes à faire, n’est-ce pas ? Et plus dangereuses… ».
Sa question n’attendant pas de réponse, je m’apprêtais à sortir mon grapheur portable pour prendre quelques notes lorsqu’elle me stoppa net.
« Plus tard, jeune homme, plus tard. Et puis, ajouta-t-elle plus bas, il ne vous sera d’aucune utilité où nous allons… ».
« Et où allons-nous, à ce propos ? ». Je fus surpris d’entendre ma voix trembler. Dans le vacarme des vagues en contrebas, on entendit à peine ma question.
« En mer, jeune homme. En mer. ».

Armande
montra du doigt l’embarcadère rouillé et submergé par une écume poisseuse. Elle m’adressa un second sourire. Dans sa bouche entrouverte je voyais des gouffres d’ombres béants qui m’appelaient.
Je n’avais jamais rien vu d’aussi inquiétant que ce sourire.

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