jeudi 3 juillet 2008

Eströhne (3): ou comment Mabro acheta une montre


Devos suivit du regard la manche tachée de Mabro. Faisant claquer sa langue contre son palais il parut marquer sa désapprobation et abaissa lentement mais fermement le bras toujours crispé de notre pauvre héros. Il tapota du doigt l’affiche.
« Le malheureux, il a pas fini avec les emmerdes. Quand on connaît les méthodes d’interrogation de la Garde… Surtout depuis que le Temple la dirige ». Mabro regarda son propre visage qui s’étalait à l’encre noir sur la page et déglutit. La Garde n’avait pas fait figurer l’habituel « WANTED », mais c’était tout comme. Et il était impossible que ce Devos ne reconnût pas ces traits.

Pourtant aucune insinuation ne transperçait dans les paroles du revendeur. Son regard torve restait braqué sur Mabro, attendant une réponse à propos des montres plutôt que brûlant de la flamme du dénonciateur. Ignorant s’il devait cette chance à la stupidité de l’homme où à sa corruption (le prix de la montre devait être élevé pour acheter un tel silence), Mabro restait de marbre.
« Alors, ces montres ? »
« Euh… arggh non merci, pas intéressé ». Mabro allait partir en se glissant le long du mur lorsqu’il entendit l’autre murmurer, comme insufflant le magas (le vent magique que modèlent les mages) à une incantation. « Pourtant cet homme, ce… Ryvraër, je crois, m’avait assuré que je trouverais ici mon acheteur… ».
Mabro se figea.

Car il faut savoir que Ryvraër était ce nom qu’un jour son père lui avait donné, à l’aube de ses dix ans. Un soir ils étaient sortis, marchant jusqu’à la vieille cabane où sa mère lui avait donné la vie. La nuit était complète. Sur la table cérémonielle, son père l’avait fait asseoir, s’était mis à sa hauteur en s’agenouillant.
Puis il lui avait parlé : de tout, de son avenir, de ses ancêtres, de ses principes… « Tu es un homme aujourd’hui. Tu peux savoir ». Mabro n’avait jamais vraiment su s’il avait su, et ce qu’il avait su à ce moment-là, et même après, car beaucoup de ce que son père lui avait dit était resté obscur dans sa mémoire. Mais il se rappelait très bien qu’ayant achevé cette nuit d’initiation, son père s’était relevé, l’avait tendrement ébouriffé de sa main valide, et lui avait glissé à l’oreille : « Tu seras brave, je le sais, Ryvraër». La sonorité étrange de ce nom n’avait pu quitter Mabro, quoi qu’il ait oublié de ce moment étrange au fil des ans. A ce mot prononcé par son père, il s’était senti fort, habité par une certitude qu’il ne s’expliquait pas.
Et voilà qu’un étranger, qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam, et qui plus est qu’il cherchait désespérément à fuir, venait de faire résonner l’air matinal de ce nom qui était le sien.

Prenant l’air le plus naturel possible, Mabro se tourna à nouveau vers Devos, détournant à regret ses pieds de leur préoccupation la plus urgente : décamper.
« Hum, si par hasard il m’arrivait de changer d’avis, ce serait… »
« Peu cher pour vous, monseigneur ».
Les lèvres de Devos se tordirent dans un rictus un peu sadique. Mabro réfléchissait à toute vitesse, sans rien comprendre à rien. Impossible de mettre de l’ordre dans toutes les pensées qui torturaient sa gueule de bois. Comment ce Devos connaissait-il son vrai nom ? Et qu’étaient ces montres ? Elles avaient une façon non commune d’indiquer l’heure… Pourquoi ne parvenait-il à détacher ses yeux de ce métal liquide, comme s’il en attendait une révélation ?

Il prit sa décision. Ou plutôt ne la prit pas. Mabro avait toujours fonctionné à l’instinct. Il était du genre à faire quelque chose pour le simple plaisir de se dire, après coup, qu’il l’avait fait, et qu’il l’avait fait sans y être forcé, par simple choix. Il voyait dans cette conduite indifférente à tout la preuve de sa liberté sans entraves. Il refusait toute attache, faisait parfois des choses stupides sans en éprouver de regret. Liberté… mais aussi, croyait-il parfois, destin. La superstition lui était d’un réconfort certain. Elle l’assurait qu’il n’avait pas à décider, puisqu’on décidait pour lui, tout en lui donnant l’impression qu’il agissait toujours selon son libre-arbitre.

Résolu, sans savoir pourquoi, Mabro sortit de sa poche un billet de 10 lyans un peu roussi. (Fichtre, depuis quand possédait-il une telle richesse ?). Devos l’attrapa rapidement, faisant jaillir sa petite main aux ongles longs de ses amples manches, avec rapacité. Il saisit entre deux doigts une petite montre au bracelet brun. Il la fit osciller devant les yeux embrumés de Mabro.
« Celle-ci vous convient parfaitement, croyez-moi ».
Mabro s’en empara. Devos s’éloignait déjà à grands pas, comme poussé par une force invisible à s’éloigner de ce lieu ravagé. Il tournait au coin de la rue, quand Mabro lui hurla, sans prendre garde aux premiers passants qui le dévisageaient avec curiosité, lui, son accoutrement crasseux et loqueteux, et sa figure pâle :
« Et elle indique quoi votre fichue montre ?! »

Mais Devos avait disparu. De rage, Mabro faillit envoyer le petit instrument, qu’il tenait toujours dans sa main droite, faire une plongée sans retour dans les eaux boueuses de la Tamise.
« Elle indique l’heure, bien sûr. L’heure de ce qui arrivera, que vous le vouliez ou non ».
Mabro regarda autour de lui, partagé entre la surprise et l’affolement. « Qui a parlé ? Vous m’entendez ? Qui êtes-vous ?! ». Personne ne se trouvait à moins de dix thures de lui. Les badauds n’osaient approcher du Dragon Bleu, ou plutôt de ce qu’il en restait. Et ils commençaient à trouver bizarre qu’un inconnu au costume en lambeaux, roulant des yeux comme un homme atteint de fièvre, tourne seul dans le périmètre de sécurité délimité par les balises de la Garde.

Un hurlement retentit dans l’air frais de la capitale. Mabro se jeta sous un porche à deux thures de là. Il décida de mettre en veille son cerveau qui ne lui était plus d’aucune utilité pour l’instant, et de laisser son corps prendre le dessus. Sa nuque ne le faisait plus autant souffrir, ses jambes arrivaient à supporter son embonpoint (son embonpoint ? Il n’avait pas l’impression d’avoir pris tellement depuis ces dernières semaines...).
Rejoindre Gouijour, le quartier sud de Lurdane. Là, il pourrait se cacher un moment. La Garde ne viendrait pas tout de suite fouiller ce taudis où voleurs, violeurs, escrocs, meurtriers en cavale se terraient comme dans une immense fourmilière, se nourrissant du corps pourrissant de la vieille Eströhne.

Rabattant sa capuche, Mabro se dirigeant vers le Pont d’Antan, rasant les murs. Il parvenait à se fondre dans la foule, plus ou moins. Restait ce fichu boitement dont il n’arrivait pas à se débarrasser. Il craignait d’avoir été plus rudement touché dans la bagarre d’hier soir qu’il ne l’avait d’abord cru.
Il n’avait plus assez en poche pour acquitter le droit de passage à l’entrée du pont. Il se glissa derrière la grille des égouts la plus proche, utilisant ses talents de crocheteur de serrure. L’obscurité moisie le saisit à la gorge, étouffante. Il se concentra sur son chemin. Ne pas se perdre ; il ne manquerait plus que cela ! L’idée le fit rire. Il voyait tout à fait les titres des gazettes, dans quelques jours : L’Assassin du Dragon Bleu retrouvé errant dans les toilettes de la ville ! Ca au moins, ça ferait vendre.

Dans le dédale des couloirs humides de pourriture, il prit à droite, puis à gauche. Tout droit. « Puis à gauche, deux fois, demi-tour, puis à droite… ». Mabro se récitait à lui-même le trajet à prendre pour rejoindre la Troisième Ceinture, de peur d’oublier un embranchement.
Sa cuisse le démangeait. Il continuait à marcher tout en se grattant mais la douleur devint soudain plus violente, presque brûlante. Il vit que de sa poche droite jaillissaient des étincelles grises. La montre ! Il la sortit rapidement et poussa un long cri quand ses doigts entrèrent en contact avec le métal chauffé à blanc. La souffrance était telle qu’il sentit les larmes lui monter aux yeux.

L’objet traînait par terre, dans une flaque sombre, là où il l’avait lâché. Serrant sa main droite rougie, Mabro tourna son visage vers le cadran où des couleurs, des formes, se déplaçaient, comme douées d’une vie propre, et cherchant à s’extirper du cadre trop étroit de leur existence. Puis deux aiguilles apparurent, tournant en sens contraire pour venir finalement s’immobiliser et indiquer une heure : 8h40. L’image se brouilla et un homme d’une taille semblable à celle de Mabro, au-dessous de la moyenne, apparut. Son visage était dissimulé par un chapeau à larges bords. Mabro reconnut les abords du Palais Royal, lieu souverain du pouvoir politique et magique, maintenant que le Temple avait pris les rênes du royaume en plaçant comme hériter au Trône son Grand Mage, le jeune Aéristophe II.

L’inconnu au chapeau lui tournait le dos, mais, chose étrange, il semblait brandir au dessus de son épaule, vers Mabro, un message en Guerge (langue populaire que peu, parmi les puissants de ce monde, connaissaient). S’approchant encore plus du cadran, tout en restant prudent, Mabro vit la montre opérer un zoom sur le papier que tenait l’homme.
Il y lut : « Je vous attends, Ryvraër ».

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je veux savoir la suite, je veux savoir la suite ! =P

Lineyl a dit…

Il va falloir que tu sois un peu patiente, je crois... :)

Anonyme a dit…

Lol ! je serais patiente promis ^^ Ya pleins d'autres trucs à lire sur ton blog de toute manière héhé