jeudi 8 mai 2008

Scènes de la vie nocturne (Evrasth 3)


Vous comprendrez alors, que, secoué par les gros bras d’Harry, le cerveau ballotté dans ma boîte crânienne encore douloureuse de la cuite de la veille, tout ce fourmillement de réflexions, dans lequel je tentais de rassembler mes pauvres connaissances, ne m’amenait qu’à une seule interrogation possible : comment Harry, mon Harry, l’homme le moins distingué que je connaisse, celui dont aucun Cigar men n’aurait parlé avec le respect dû à un véritable gentleman (tout en enviant pourtant secrètement sa superbe collection), avait-il pu avoir un coup de pot pareil ? Je soupçonnais que c’était en réalité moins une question de chance que de mise à profit de relations anciennes et peu recommandables. Tout homme qui ressort des prisons interstellaires d’Arbane peut se targuer d’avoir à jamais ruiné sa réputation. Mais il emporte dans son exil social un carnet d’adresses sans durée de validité, une sorte de service après vente où tous les emmerdes trouvent réparateur. A charge de revanche.

Harry sursauta lorsqu’un de ses récepteurs couina avec une voix stridente : « Message en attente, message en attente ». Oubliant d’agiter ma pauvre carcasse, il parcouru rapidement la feuille tachée d’inscriptions minuscules que venait de cracher l’instrument irritant. Du Zargh, à ce que je pouvais distinguer. La facilité qu’avait Harry de se débrouiller dans n’importe quelle langue sans avoir recours à son traducteur m’étonnait toujours. Il disait que, petit déjà, il ne supportait pas les doublages au cinéma.

« Bon, faut que j’me grouille. J’ai à faire. Assieds-toi ».
Je me rendis compte qu’effectivement, j’étais resté debout depuis que j’avais immergé dans ce capharnaüm enfumé. Sans ménagements, Harry libéra d’un coup de son immense patte un tabouret sur lequel une pile de magazines semblait jouer un numéro d’équilibriste vieux de plusieurs mois, à en juger par la couche de poussière que le geste d’Harry fit mousser en nuage blanc, plus clair que les volutes noires qui s’élevaient encore de son cigare presque consumé.

« Alors, c’est quoi, cette fois, ton reportage du siècle ? », demandais-je, à peine curieux de connaître la réponse. Harry ne releva pas la pointe ironique de ma question, et prononça une série de mots hachés, sans prendre la peine de regarder son interlocuteur, c’est-à-dire moi. Il m’avait expliqué une fois qu’il ne voyait pas l’intérêt d’ajouter aux explications des mots le baume de l’attention compatissante et du regard faussement attendri.
« J’ai eu une info. Une expédition. Une drôle de bonne femme, Esther, je crois. Elle dit savoir où est enterré le trésor d’Evrasth. Prévu pour ce soir, rendez-vous minuit sur la grève. La vieille auberge d’Harteuf. Hum ? ». Il haussa un sourcil, demandant confirmation, non du fait que j’étais partant, mais simplement que j’avais bien saisi chacun des mots qu’il avait marmonnés. Le téléphone sonna. Harry tira violemment sur le fil, débranchant l’appareil dont la sonnerie s’éteignit dans un grincement rauque, comme si l’excès de tabac n’avait pas seulement touché les poumons de Harry.
« Ok ? » répéta-t-il.
« L’article, c’est pour quand ? »
« Après-demain. On te met dans le numéro de lundi matin. »

Sans rien ajouter, je sortis, replaçant mon chapeau déformé sur ma chevelure blanche et emmêlée. Harry déteignait sur moi ; à quoi bon énoncer l’évidence ? Nul besoin de me plaindre ; il allait de soi que cette expédition nocturne n’allait être qu’une foutaise de plus. Le trésor d’Evrasth ! Pourquoi pas la chaumière du Père Noël ? Si maintenant le journalisme d’investigation se mettait à courir après le pays des merveilles et les personnages de contes de fées qui le peuplent, dans les histoires pour enfants, et bien… soit.

J’avais l’après-midi devant moi pour retourner au bistro. Revoir Sabine, peut-être. Son corps, ses formes pulpeuses. Avant une nuit très longue de profond emmerdement.

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