dimanche 18 mai 2008

Eströnhe (1): ou la beauté de notre ville de Lurdane


Il en fallait davantage pour démonter Mabro.

Certes, il n’avait plus un rond. Et même, il avait des dettes, ce qui l’obligeait, pour l’instant, à se terrer dans sa piaule misérable, en attendant que ses créanciers (taverniers, teneurs de bordels en tous genres) l’oublient un peu.

Certes, il avait été exclu du séminaire, après tout juste six mois de résistance acharnée.
Il avait fini par craquer. Il avait balancé à la tête du très sérieux Patriarche Ever, immaculé dans sa toge si blanche qu’elle semblait faire de la pub pour une lessive révolutionnaire, qu’il ne voyait pas comment les Sept dieux du Panthéon pouvait vivre dans Un seul Tout, celui du Cosmos infini de Lumière, et toutes ces conneries dont on leur rebattait les oreilles. « On a déjà du mal à vivre avec soi-même, comment voulez-vous que ces pauvres gusses, coincés pour l’éternité les uns contre les autres, aient le courage de continuer ? A mon avis, ça fait longtemps que y’en a un qu’a dégommé tous les autres. Ce qui ferait que le Sept Unique, bah… c’est qu’un Un unique. Evidemment, ça a moins de gueule ».
Il avait débité ça, l’air amusé et faussement pensif, devant les yeux baissés de ses camarades, qui attendaient la sanction inévitable. Et Mabro n’avait même pas eu la jouissance de voir le Patriarche rouge de colère, vociférant au milieu de ses postillons : « Elève Mabro, vous êtes renvoyé ! ». Non, le professeur avait dit, avec le calme désespérant des glaciers éternels : « Je suppose qu’il n’est pas besoin de vous indiquer la sortie ? Néanmoins je vous conseille plutôt la porte que la fenêtre. A moins que votre athéisme vantard ne vous aide à vous procurer une paire d’ailes ? ». La salle de classe se trouvait au 160e étage.

Certes, Mabro n’avait donc plus ni moyens de subsistance, ni possibilité future d’acquérir de tels moyens. Nadia l’avait jeté négligemment, la dernière fois qu’il était venu lui demander de l’argent. Son chat, Moustif, était parti courir le monde, laissant pour toute reconnaissance des soins que Mabro lui avaient donné lorsqu’il l’avait recueilli, sa légendaire ingratitude.

Un bout de carotte qui traînait sur une table. Une paire de chausses grisâtres trouées. Et une barbe de trois jours qui commençait à lui manger le visage. Mabro décida qu’il allait sortir. Du haut de la chaumière où il avait déniché son logement de misère, il n’avait même plus d’eau. Lorsqu’il tournait le robinet, des gouttes brunes maculaient l’évier et semblaient tomber à regret.
Alors autant aller prendre sa douche sous l’averse qui tombait. Mais Mabro avait l’impression, en plissant les yeux à travers ses carreaux sales, que même la pluie était gluante de crasse.

Dehors, les pavés résonnaient doucement sous les longs crachats de pluie. Le vent chatouillait les étals des marchands, soulevant les jupes des badauds. Un temps de chien. Mabro marcha les mains dans les poches pendant presque une heure, insensible au fait que ses bottes se remplissaient d’eau, émettant des « floc-floc » sonores dès qu’il faisait un pas.
Il passa devant des théâtres fermés pour cause d’incident de Magie. A la dernière représentation de Roméo & Juliette, une semaine plus tôt, le Théâtre de l’If avait été victime d’un étrange phénomène. Au moment même où Roméo, tourmenté par les affres de la passion, avait porté le flacon de poison à ses lèvres, au moment même où le public retenait des larmes et des reniflements, le Grand Hubert, l’illustre acteur qui jouait le héros de la pièce, s’était soudain levé en poussant un effroyable hurlement de rire. Et pendant plus d’une dizaine de minutes, sans que rien ni personne ne puisse l’arrêter, son fou rire avait continué, donnant à la tragédie de Maître Shakespeare l’allure d’une comédie de boulevard. On avait su par la suite qu’un démon Rigoleur avait ensorcelé le breuvage.
L’idée que de tels garnements, et que peut être d’autres individus moins inoffensifs, étaient lâchés en toute liberté dans la ville de Lurdane, avait passablement refroidis les amateurs de théâtre, mais aussi ceux de jeux du cirque, de combats de gladiateurs, etc… qui pullulaient dans ce grand fourmillement formant la capitale de notre sainte terre d’Eströnhe. Les enquêteurs du Temple avaient pu mener leur enquête en paix. On ignorait toujours si elle avait été fructueuse.

Le Dragon Bleu était déjà bien rempli. Dans l’ambiance chaude, à l’odeur âcre de sueur et d’urine, Mabro se blottit, une chope à la main. Bill, le patron de l’établissement, devait bien être le dernier individu dans cette ville à lui accorder un crédit. Mais bon… Mabro n’avait jamais eu aucun scrupule à profiter des imbéciles. Si ce n’était pas lui qui le faisait, ce serait un autre. Rosie, attablée au bar, draguait un moustachu déjà usé par les années. C’était plus la bourse qui pendait à sa ceinture que la beauté de ses traits qui intéressaient la courtisane… « Chacun sa merde », pensa tout haut Mabro.

Il bascula la tête en arrière, vivement, pour éviter de se prendre un plateau qui revenait vers le comptoir, coincé sous le bras d’un gros homme rougeaud. Mabro ne put jamais dire, par la suite si c’était le choc de son crâne sur le bois noir du banc, ou la bière, ou un coup de gourdin égaré qui l’avait assommé. Toujours est-il qu’alors que les membres de la Brigade Vile faisaient bruyamment leur entrée dans la taverne pourrie, une fléchette, lancée à pleine vitesse, vint se ficher dans le montant de la porte, à deux doigts du nez de Rahomert III. Ce qui déplut fort à ce gras combattant toujours prompt à mettre en mouvement ses biceps graisseux.

La bagarre s’engagea, engloutissant le corps inconscient de Mabro.

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