samedi 10 mai 2008

Lassë


"Dis Papi, tu crois que tous les gens qui sourient sont heureux?"

- Eh bien, ça dépend. Il y en a qui sourient parce qu'ils le sont, effectivement. Tu vois cette femme là-bas? Tu crois qu'elle est heureuse?

- Elle a l'air. Elle rayonne et les gens autour d'elle gravitent comme autour d'une étoile.

- Hum... Mais il y a aussi des gens qui sourient lorsqu'ils sont tristes, par désoeuvrement, par résignation.

- Comment peut-on sourire si on est triste? Comment peut-on pleurer et sourire en même temps?

- Pour moi pleurer, c'est déjà vivre. Il y en a qui attendent des années pour pouvoir pleurer, parce qu'ils n'y arrivent pas. Et quand ils sentent les larmes qui viennent, ils savent que le moment est venu de se laisser aller. Tu sais, un peu comme s'ils pouvaient se reposer, pour une fois, au lieu de tout contrôler. Comme lorsqu'on se couche au poker. Ils ont parié contre la tristesse, ils ont perdu. Et cette défaite a un goût de bonheur; ils ne se sentent pas coupables. Tu ne crois pas qu'on peut être heureux quand on a, comme ça, l'impression de s'être libéré?

- Comme ce monsieur, là bas, dans l'herbe? Regarde, il balance ses jambes dans le vide, on dirait qu'il brasse des regrets sans nombre... Ses yeux se ferment parfois, comme si ce qu'il voyait était trop douloureux.

- Lui, il a l'aura des hommes qui communiquent avec le passé. Un médium de la vie, si tu veux. J'ai des amis qui ne se retournent jamais sur ce qui leur est arrivé. Ou plutôt, les instants passés ne sont plus là que par des mots, des images un peu fausses. Comme si tu ne te rappelais plus de tes amis d'enfance que par les photos que tu as gardées dans un album, tu comprends? Mais cet homme, j'ai l'impression que si ses jambes ont aussi peu d'appui, c'est parce qu'il est à mi-chemin entre ce qu'il a été et ce qu'il est aujourd'hui.

- Peut être qu'il a vécu des choses importantes pour lui, ici?

- C'est peut-être ça. Les gens aiment cet endroit, et quand ils vont se balader, ils peuvent rarement s'empêcher de revenir sur les lieux de leur jeunesse, même si ça les fait souffrir.

- Mais si c'était de bons moments, comment est-ce que ça peut leur faire mal de les retrouver?

- Tu es jeune, toi encore... Un jour tu sauras que quelque chose de cette jeunesse est passé. Quelque chose qui aura disparu à tout jamais. Ça ne sera pas grave, mais ça te rendra triste. Nostalgique. Et là, peut-être, en souriant, tu seras triste."


L'enfant s'appuya sur l'épaule du vieil homme, l'air songeur. La petite tête brune tranchait sur la grande tête blanche.

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