dimanche 25 mai 2008

Lettre à


Sur tes joues des larmes avaient coulé, sans que je sache pourquoi. Je t’avais serrée dans mes bras, comme d’habitude. Pourtant, tu n’avais plus frissonné au contact de mes doigts. Nous étions assis, sur le pont enjambant maladroitement la Seine. Les touristes et les Parisiens passaient dans leurs bulles colorées : jaune soleil pour les vacanciers, grises gasoil pour ceux qui partaient bosser. Ton regard était pâle, figé sur l’horizon découpé des édifices. Tu avais déchiré le haut de ta manche et ton bras blanc pendait dans le froid.
Et tu pleurais. Sans savoir pourquoi, disais-tu.

Un jour tes larmes avaient cessé. Et j’avais encore plus souffert de voir ces yeux secs, sans souffrance ni joie, que d’être témoin de tes plaintes silencieuses.

J’avais oublié de fermé la porte. Tu avais pris la clé des champs, un jour où, la pluie ayant lavé la nuit pendant des heures, la rosée du matin semblait si virginale. Les boutons de rose étaient encore clos dans leurs corsets veloutés. Sur le chemin de terre, longeant le ru au bout du jardin, j’avais remarqué l’empreinte de tes pieds nus. Mais tu revins, ce jour-là. Le soleil couchant accueillit ta course esseulée. Tu vins te jeter dans le berceau de mes bras, sans rien dire. Mon inquiétude s’effeuilla et je souris.
Pas toi.

Mon boulot ne m’avait plus pesé. Tout devenait si indifférent à tout. Je n’avais même plus le sentiment d’être exclu d’un monde où le bonheur restait possible. Tous les gens autour de moi arboraient cet air fatigué que je croisais chaque matin dans la glace. Ceux qui étaient malheureux à l’idée du bonheur des autres m’apparaissaient ridicules car ils ne voyaient pas que nous étions tous dans le même bateau.

Un autre jour, passant près du cimetière, j’avais garé la vieille Peugeot sur le bas-côté et sali mes chaussures dans l’humus d’automne pour te rejoindre. Ta chevelure d’or, mêlée par le vent à des regrets anciens, flottait. Dans ce balbutiement clair, l’ilot de ton visage n’avait pas ridé à ma vue. Tes yeux étaient restés baissés, comme cousus à la petite tombe. Tu n’avais pas déposé le bouquet, et en prenant le bus pour rentrer, tu l’avais laissé sur le banc. Je m’en souviens, parce que je n’avais pas pu le jeter quand je l’avais trouvé là.

Des blouses blanches étaient venues chez nous, de plus en plus souvent. Entre deux visites, je t’emmenais voir les grands érables, près du lac. Ta petite main glissait dans la mienne sans s’accrocher. Comme ta vie. Les saluts des voisins étaient différents.

J’avais repris la guitare. Les cordes qui vibraient dans la poussière de l’air, les dimanches, semblaient te plaire. Je t’aimais tellement que j’aurais usé mes doigts jusqu’au sang sur ces tiges de métal.
Tu n’étais pas malheureuse, je ne croyais pas. Je ne pensais pas l’être non plus. Ton absence avait passé sur moi comme la main du potier sur le vase qu’on forme. J’étais couvert en permanence de cette glaise silencieuse et indolore.

Je refaisais sans cesse les gestes du quotidien qui meublaient ma vie. Parfois, je sortais en costume, attrapais ma valise noire et montais en voiture. Je fermais la porte avec un claquement sec, et j’attendais ton sourire à la vitre du rez-de-chaussée, comme autrefois. J’espérais que ta main caresserait les rideaux comme un au-revoir. Puis je ressortais. Je rentrais à la maison, déposant la valise et la veste de costume, et montais te voir. Tu n’avais pas bougé.

Puis ils t’avaient emmenée. Je venais te voir, souvent. J’avais un temps réussi à peupler de mots ces distances infinies qui nous séparaient. Puis j’avais compris que seul le silence nous liait encore, que lui seul me rapprochait de tes abîmes de glace. Je m’étais tu, sans cesser de te rendre visite.

Le temps avait passé. Vite ou lentement… ces mots n’avaient plus de sens pour moi. J’étais aujourd’hui comme j’avais été des années plus tôt, comme je serais des années plus tard. Sur le guéridon, dans l’entrée, le vase où j’avais mis le bouquet séché avait disparu. Je l’avais fait tomber par maladresse, un soir de décembre. Mon cœur n’avait rien ressenti à la vue du verre brisé.
Les albums photos avaient jauni seuls, sans ta main pour les tourner. J’étais revenu sur le vieux pont. Les couples y venaient toujours conter leurs amours de jeunesse. La Seine prêtait toujours son oreille à leurs récits naïfs.

Le téléphone avait sonné, sans que je l’entende. J’étais venu le matin t’apporter un foulard. La chambre était vide. La photo de notre mariage était retournée contre le bois congloméré du meuble. On était venu, on m’avait fait asseoir. Dehors un coucou avait entonné trois notes.
« Elle nous a quittés. Je suis désolée ».

Mes yeux étaient restés vides et secs, baissés et comme cousus au dessus-de-lit marron. J’étais sorti par l’arrière, et j’avais traversé le champ vert où le printemps s’ébauchait. Et j’avais rêvé qu’une fois de plus, tu étais partie. Que tu avais chaussé tes souliers fins par-dessus tes chaussettes dépareillées avant de prendre le chemin qui passait près du ru. J’avais inspiré le parfum odorant des tiges penchées et je m’étais souvenu des jours où je m’endormais dans le creux de ton cou, quand le soleil transperçait les persiennes.

J’avais laissé la très vieille Peugeot sur le parking et j’étais rentré à pied, le foulard noué au bras. Un pas de côté et l’automobiliste en face n’aurait pu m’éviter. La journée était belle, irradiant de bleu.
J’étais resté sur le bas-côté. Sans savoir pourquoi.