mercredi 21 mai 2014

La maison

J'étais devenue une pièce ouverte aux quatre vents, un lieu ballant, brinquebalant, aux portes et fenêtres claquantes, aux rideaux envolés, traversée par les autres, et ne sachant plus qui habiter. Certains passaient au loin et détournaient à peine le regard de ma terrasse mangée de mousse, faisaient le tour par le sentier grimpant dans le jardin, et je ne les revoyais pas, ils marchaient le long de la plage en contrebas. D'autres jetaient un oeil curieux et venaient près, plus près, regarder à l'intérieur, jeter une poignée de sable sur le carrelage mat, écouter crisser sur la surface nue les grains translucides, déjà mouillés d'embruns, puis repartaient, quelquefois avec d'imperceptibles regrets. Mais nombreux étaient ceux qui s'aventuraient dans mon antre, qui franchissaient les seuils multiples dont j'étais bordée et frôlaient les meubles, contournaient les chaises éparses, étreignaient qui un fauteuil, qui un coussin abandonné, et prenaient leurs aises dans la pièce, s'y sentaient bien. Du moins, je crois. 
Je me nourrissais de ce fourmillement d'âmes connues et inconnues. Je sentais ce lent balancement des vies, accrochées les unes aux autres, et qui réclamaient de l'attention, une caresse, un baiser, de l'amour. J'accueillais des naufragés par centaines, qui se retrouvaient là, dans la pièce unique, dans la pièce immense ouverte aux quatre vents.
Ouverte à eux.
C'était ma jouissance intime, mon plaisir inquiétant, que d'être ainsi peuplée des autres, de me laisser ainsi envahir des joies, des craintes, des désirs des autres. La foule obscure tapissait mon intérieur, devenait elle aussi mobilier pour accueillir de nouvelles errances venues à leur terme. C'était quelque chose d'une commune nécessité qui nous rassemblait là, qui les rassemblait en moi et leur donnait prise, leur offrait de s'arrêter un moment.
Je sentais avec force combien je leur étais nécessaire, combien mon nid de bord de mer leur était un refuge obligatoire dont ils ne parviendraient pas à s'arracher. Je jouissais de cet emprisonnement volontaire où ils se jetaient, car j'en avais besoin, je devais nourrir ma solitude et m'emplir de présences. Il me fallait à tout prix oublier la vieille maison désertée, l'intolérable sentiment de moi-même et de mon abandon. Me jeter dans l'ailleurs, dans l'altérité merveilleuse du monde et noyer à coups de transgressions, en offrant mes frontières, en permettant qu'elles soient inlassablement violées, la conscience opaque que je portais douloureusement.

Quand tous furent arrivés, je laissai la mer se porter jusqu'à mes murs de pierre, et tous entendirent la nuit qui se resserrait et nous étreignait tous ensemble, en ce lieu magiquement présent, étrangement hanté, où les échos des êtres se rencontraient sans cesse et s'invitaient à céder mutuellement à l'oubli de soi-même.

Et je sentis mon corps, mon esprit, ma vieille carcasse désuète, se disloquer sous les assauts des autres ; je sentis que je m'effritais dans les mots et les douleurs des autres, et qu'on ne m'épargnerait pas. Et que je ne voulais pas être épargnée.
Je voulais disparaître dans cette trouble multiplicité, me fondre dans le nombre.

Mourir sous le nombre.
Vivre dans le nombre.

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