mardi 25 novembre 2008

Incarnation


L'air est glacé, je sens le givre au bout du nez qui colore de rouge les narines. La peau se tire, résiste, sentant moins la morsure du froid que les frissons de ses caresses. C’est le seul effleurement permis, quand tout le corps, jusqu’aux mains et menton, sombre sous l’avalanche des pulls, écharpes et manteaux.

Mon regard divague, je vois ce qui m’entoure à travers le regard sombre de Naomi, jeune fille au bonnet bleu qui descend la rue Gay Lussac vers le Luxembourg. Il est reposant de se laisser ainsi porter par l’enveloppe corporelle d’une autre, sans s’encombrer de focalisation interne et de psychologie exclusive, sans se sentir l’obligation de l’écrivain envers son écriture ou le devoir de refléter les monologues de pensée d’êtres fictifs qui nous demeurent toujours en partie étrangers. Un peu à la Fight Club… je suis le parasite littéraire de Naomi. Car le parasite est prisonnier d’un corps dans lequel il garde son autonomie, non ? Enfin, il me semble…

Naomi me ballade, m’épargne le choix de ma destination. Elle fixe ses iris où je regarde, je regarde où elle tourne les yeux. Voilà le sujet qui m’est imposé ; ma plume devenue pleutre ou frileuse n’a plus qu’à suivre.

Au coin d’un café, dont je ne vois pas le nom parce que les paupières un peu lourdes de Naomi glissent vers les pavés, j’entrevois un couple qui parle à voix basse. Leurs paroles fleurissent en pétales de buée, au coin des lèvres. Je voudrais toucher du doigt les mots de tendresse qui forment ces touffes de coton ; ce serait étrange de pouvoir, par ce contact, devenir soi-même une de leurs fibres, pas même une syllabe ni une lettre, mais seulement une nuance, une intonation à peine née qu’on doute si elle a jamais existé. Je deviendrais l’évanescent, l’instantané du dire et l’éternel du sentiment. Toute ma raison d’être serait la pointe d’un reproche, le sursaut de l’attendrissement, l’écho d’une nostalgie ; au pays des miniatures, je pourrais être imperceptible et spontanée, cette petite chose qu’on ne sait pas nommer, qu’on a déjà trop de peine à la distinguer… Se faire insaisissable, ce serait merveilleux !

Mais Naomi n’a pas attendu que ma veine lyrique s’épanche. Je vois les hautes grilles du Luxembourg, je croise quelques personnes qui ne me regardent pas. Les arbres ont leurs branches dénudées ; le gravier mouillé au pied des bancs ébauche les formes qu’un esprit malade s’amuserait à reconnaître. Naomi est assise. Elle doit être bien songeuse, car ses yeux s’oublient sans raison sur l’angle d’une statue. Je ne peux rien voir d’autre.

– Salut, comment ça va ?
Il me semble que c’est moi qui vient de prononcer ces mots, mais bien sûr que non. Ma tête, ou plutôt celle de Naomi, s’est brusquement tourné, accompagnant la phrase d’un mouvement engageant. Devant moi, devant elle, devant notre être double en cohabitation, un jeune homme, grand, le visage traversé par un sourire sincère, prend place sur le côté droit du banc que Naomi a pris soin de laisser libre.
– Alors, petite sœur…
Naomi me condamne à l’obscurité un instant quand ses paupières hésitantes se closent. Elle reçoit sur la joue le baiser fraternel.
– Désolé pour le retard, le prof de fac avait dû oublier comment on lit l’heure.
La voix est grave et délicate. Je voudrais pouvoir me plonger à nouveau dans les iris noirs qui m’ont vaguement interpelée, tout à l’heure, mais Naomi a posé sa tête sur l’épaule de son frère. Dans son abandon, je vois tout de travers. Le bassin, l’ovale des chaises tout autour, les gens, dessinent des diagonales qui se coupent à l’aventure. Je fixe ce qui passe sous le balcon humain à la rambarde duquel je me suis réfugié, comme si l’intensité de mon observation pouvait faire chavirer ces silhouettes et ces choses qui se tiennent et se meuvent de travers. C’est énervant de voir que se refuse à moi le renversement définitif du monde. La vois de Naomi s’élève. A défaut de pouvoir jeter mes regards vers le ciel, j’écoute les mots qui s’ajoutent au brouhaha flottant du parc matinal.
– C’est pas grave, j’avais pris trop d’avance de toute façon.
– Tu as récupéré les qualités de ponctualité de Papa… La répartition s’est faite à ton profit, petite veinarde !
Naomi ne sourit pas. Le spectacle du parc est comme secoué lorsqu’elle cligne plusieurs fois des yeux, et jette des regards perdus à droite à gauche. Je ne comprends pas son trouble. En face de nous trois passe une grand-mère lestée, au bout du bras, d’une gamine de trois ans qui babille gaiement.
– Nao, qu’est-ce qu’il y a ? Ca va mieux, depuis la dernière fois ? Tu sais, je t’ai dit que tu pouvais venir t’installer à la maison, ça ne me dérange pas du tout. Ca te ferait du bien de faire un break, juste quelques semaines.
Naomi renifle discrètement. Le dos carré des chaises à la peinture verte se déforme, les visages des gens deviennent identiques, indistincts. Je voudrais effacer cette vapeur qui colle au monde, comme on dessine des formes étranges sur les vitres des voitures couvertes de buée, l’hiver. Naomi pleure et ne sèche pas ses larmes.
– Maman… c’est Maman qui était toujours en retard. Quand elle te disait 10h, tu savais que c’était 10h15. Ce n’était même plus gênant, pour ceux qui la connaissaient. C’était comme entrer dans son intimité, de pouvoir ainsi traduire, dans son langage à elle, les paroles qu’elle prononçait dans le langage de tout le monde. Il y avait un sens caché qu’on n’était pas beaucoup à pouvoir comprendre.
– Nao, arrête de ressasser tout ça. Ca fait six mois, maintenant, tu ne peux plus continuer comme ça. Elle n’est plus là, je veux dire, elle n’est plus là, physiquement, avec nous, mais là-dedans (je sens le bout d’un ongle appuyer sur ma tempe), elle restera toujours. Ce n’est pas en remuant sans cesse les souvenirs qu’on les empêche de fuir.
– Je ne veux pas oublier, je ne veux pas…
La voix tremble. Une terreur dont j’ignore la provenance me prend à la gorge. La douleur de Noami est trop forte pour m’épargner.
– Tous les jours, je m’effrite un peu plus. Elle m’échappe, et plus je tente de la rattraper, de la retenir, plus elle fuit. C’est comme si j’essayais de m’étreindre moi-même, de me rassembler ; il n’y que des morceaux de moi qui flottent partout, mais que je ne peux plus toucher.
Un voile blanc passe devant les orbites où je me tiens, émue. Son frère a tendu à Naomi un mouchoir. Le paysage retrouve quelque rigidité, mais tremblote encore un peu, comme un malade qu’on doit soutenir au sortir du lit car ses pas sont mal assurés.
– Je ne sais pas quoi te dire Nao. Moi aussi elle me manque. Enfin, bien sûr, ce n’est pas tout à fait ça, c’est beaucoup plus. Il y a un vide, là, qui s’est creusé au fond de moi, et jamais, crois-moi, jamais il ne disparaîtra. Mais c’est comme si j’aimais qu’il soit là. C’est sa mort qui l’a fait naître ; c’est la plus belle douleur que je connaisse.
– Moi je voudrais que ce vide, il grignote tout autour, qu’il avale en moi ce qui est futile. Les choses légères me pèsent horriblement ; elles m’insupportent avec leur acharnement à continuer en permanence, comme si de rien n’était, comme si toujours, quoiqu’il arrive, on pouvait continuer. Je réclame le droit à la faiblesse, je réclame le droit d’abandonner !


Les sanglots se bloquent dans ma gorge, j’ai les joues en feu et froid partout. Rémi, c’est comme ça qu’il s’appelle, me serre plus fort. Il comprend, je le sais, mais il ne peut rien changer à ma douleur ; seulement la bercer, un peu, pour qu’elle soit moins seule. Dans ses bras où il fait tiède, j’ai l’impression qu’il retient cette part de moi qui veut partir. Il relaie ma résistance. Je laisser aller mes larmes et mon désespoir. Je ne vois plus que du noir.

(pix: Dawn & Dusk, Elestrial, deviantart.com)

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