lundi 28 avril 2014

Le canal


Quand on marche près du canal, là où le flux métallique de l'eau part en courbes glaçantes contre les pontons noirs, on a toujours comme cet arrière-goût étrange, amer, désirable, qui palpite sous la langue et rappelle des contrées lointaines, aperçues en songe, échaffaudées en rêveries diurnes. Dans ces moments, je marche à peine, allégeant la pesée de mes pas sur le sol de bois et de béton mêlés, ralentissant la course de mes pensées pour saisir, d'un mot, ce je-ne-sais de magique qui surgit tout à la fois de ce paysage de banlieue désolé, du goût de l'eau mordant sur les planches et de l'odeur d'une agitation tout juste passée. Alors, il faut souvent que je m'asseye un temps, pour appréhender en moi ces sensations troublantes, lourdes, qui débordent et charrient tant de choses entrelacées, poétiques et nostalgiques, jusqu'à noyer les soucis quotidiens dans des certitudes poignantes et indicibles. Et, le crayon à la main, le livre ouvert sur mes genoux croisés, je laisse mon regard errer sur les pavillons gris, au-delà des murs qui bordent le canal, à la recherche d'un spectre ou d'une apparition, et j'attends le mot qui manque.
Une fois, j'ai entendu sur le pont en contrebas, sur le pont tout hérissé de lambeaux d'acier rongés par l'onde acide, un rire qui fusait d'un amas de blocs de pierre dissimulant à ma vue un être inconnu, improbablement là lui aussi, à quelques pas de moi. C'était un rire de femme, un rire moqueur et séduisant, dont la saveur sucrée troublait l'atmosphère hostile, comme gelée, des lieux. Ma méditation se brisa à cet éclat furieux de joie forcée. J'entendis aussi qu'on jetait des graviers dans l'eau impassible ; le bruit de ces chutes aquatiques nimbait d'écho nos deux âmes errantes échouées sur le bord d'un même canal, fausse coïncidence, en périphérie des grandes artères. J'entrevis la forme floue d'une conscience à la recherche, comme moi, de sensations autres, perdue dans des mots trop nombreux, qu'elle venait jeter à l'eau pour s'en défaire. J'eus la certitude troublante de côtoyer une âme poétique qui nourrissait sa mélancolie à la source de ce canal désaffecté.
J'avais fermé les yeux pour ne pas voir cette femme, pour l'imaginer seulement et frôler dans le silence bruissant de l'eau sa solitude, et l'imaginer, la façonner dans mon esprit, me délecter de son altérité indécidable. J'y ressuscitai un moment ma foi et quelques phrases me vinrent, que je laissai échapper, et qui tombèrent elles aussi dans l'eau comme autant de cailloux rugueux à qui je rendais une liberté. Je palpai la page blanche du livre sous ma paume et elle me sembla merveilleusement nue.
Aujourd'hui, personne n'habite en passager clandestin ma promenade baudelairienne. Il me faut inventer ceux dont je veux peupler mon monde.
En proie à une étrange sensation d'arbitraire, on peut alors se relever, marcher les mains dans les poches, la nuque tachée du couchant brun qui s'écoule au-delà des habitations et revêt la ville d'une poussière de terre brûlée. On peut tout faire advenir dans cet endroit déserté, fait pour des rêveries démodées. 
Comme souvent, j'arrache la page blanche et je la livre aux eaux. Elle gonfle, elle se tord, elle hurle sous le métal liquide des eaux sales. Elle engendre en se noyant quelques images nouvelles, qui surnagent un moment à la surface du canal et de mon imagination languissante. Je la vois descendre des rivières sans fin, se jeter au bout du monde dans des contrées exotiques, là où il y aurait encore des fleurs, des arbres, des couleurs et des femmes souriantes pour les arborer. 
Et c'est assez pour moi que d'imaginer ma page blanche se gorgeant de ces merveilles lointaines.
Alors on rentre vers la ville, on rentre dans la ville, on rejoint la grotte étouffante de l'humanité après une heure de vie.

Aucun commentaire: