mardi 8 avril 2014

Morne automne

C'était après une journée chargée, quand le soir s'amenait, poisseux, pesant, et s'étalait sur les bâtiments, les places, les jardins, et qu'on avait comme une vague nausée rentrée, qui s'agitait encore, et la barre lourde du front qui tombait dans les orbites.
C'était une fin de journée normale, éreintée, presque inerte, déjà trop remplie, figée dans l'immobile.
Le temps s'était suspendu à son déclin et maintenait l'humanité dans un fragile état de malaise.

J'allumai le poste, quittai le bureau un instant pour ouvrir précautionneusement le rideau. Un faible rayon gris tituba jusqu'à ma table de travail. Les notes de musique, effacées et translucides dans ce demi-jour poussif, tombèrent sur le tapis. Je notai avec amusement cette ruée au sol des choses, des êtres, cet appel du repos, cette gravité existentielle. 
Derrière moi, Masha lisait sans conviction un énième magazine.
Je tournai mon regard vers le gouffre au-dehors. Les immeubles reposaient, drapés de la poussière fade que jetait en glissant le soleil, par-delà les cimes de bitume. C'était impénétrable, inaccessible, sans rayure ; je cherchai la faille, ce qui déjouerait l'implacable sommeil du monde, quelque chose comme le grain de sable dans l'engrenage.
Tous les engrenages tournaient à merveille.

"Je peux changer de chaîne ?"

Un signe évasif de ma part, Masha se mit à jouer sans intérêt avec le bouton de la radio, égratignant à peine l'atmosphère surchauffée du conapt ; un bref remous de vie puis l'inertie molle du soir à nouveau.

Je m'échinai à chercher l'anomalie au-delà des vitres. Le balai des véhicules, avec ses mouvements d'automate bien réglé, jouait sous mes yeux ce va-et-vient écoeurant que rien ne venait perturber. Les trains aériens filaient indifférents. Indifférents les gens poussaient leurs existences sur les trottoirs roulants, marchaient dans les zones autorisées, marchaient d'un pas régulier qui se fondait dans les remous de la masse, s'oubliaient dans les autres. Ils épousaient le cadre, coloriaient sans dépasser.

Mon mal de crâne commençait à marteler au rythme de la ville s'éteignant. Je me passai la main sur le front pour chasser les assauts conjugués de la fatigue et du désarroi. 
Jamais je n'arriverai à finir.

Comme si elle lisait dans mes pensées, Masha lâcha la radio qu'elle triturait pour me demander : "Alors, comment avance ton texte ?"

J'eus la vision déroutante d'un texte s'effaçant, ligne par ligne, disparaissant dans la blancheur du papier, retournant à l'état libre, s'émancipant de la page. Je vis mes mots se mêler au rythme égal des jours, se défaire. Acquérir quelque chose de l'indéfinissable gris où baignait le monde derrière les vitres.
C'est cela qu'il me fallait dire. Comment ?

"Avec des mots qui dépassent." 

Je tressaillis. La voix de Masha avait quelque chose de métallique.

"Quoi ?
- Des mots qui dépassent, des phrases qui tranchent."

Je me retournai brusquement. Elle s'était approchée et souriait tendrement. Ses cheveux noirs frôlaient la ligne impeccable de sa mâchoire, soulignaient son visage fin et noble. 
Elle s'avança à peine. Je sentis sa main contre mon ventre, j'entrevis la lame dans sa main, je sentis la lame dans mon ventre.
Je tombai à terre, sur le tapis, dans les notes de musique éparpillées.





1 commentaire:

Eunostos a dit…

Je suis toujours autant fan de tes (textes en général mais particulièrement de tes) descriptions... miam ! Par contre, tu t'y connais toujours autant en fins glaçantes...
En parlant de mots qui dépassent, je ne sais plus si on a déjà parlé de poésie contemporaine (quand je dis contemporaine, c'est XXe siècle en général, hein). Tu en lis ? Personnellement c'est ma came... Surtout les poèmes qui bousculent bien la sacro-sainte syntaxe, qui entrechoquent les mots comme des pierres ou des wagons de train déraillé pour produire des étincelles. Selon ton humeur, ça peut être une idée de lectures. On en papote à l'occasion :-)