mardi 24 juin 2008

Soirée dansante


La valse de nos vies m'a fait tourné la tête. Trop tôt. Quand je n'aurais pas dû. La chaleur du bal, les crinolines qui se heurtent violemment, les violons qui percent l'atmosphère brume des lustres. Un repos dans la mélodie tournante, j'ai regardé la foule qui s'animait. La beauté du spectacle sautait aux yeux, elle arrachait les regards, dérobant ceux qui refusaient de se prêter au jeu. Tout cela était brutal, aérien, égoïste. La grande salle semblait un éden sur terre, les femmes dans leurs parures des fées revenues accomplir des merveilles dans un monde où les voeux ne réalisent jamais. Mais ce paradis restait clos. C'était une hideuse façade.

Je m'appuyai sur le buffet surchargé de plats. Ton odeur flottait dans l'embrasure des fenêtres. Elle me serrait la gorge. La musique toujours emportée refusait à mes tympans un instant de répit. Je faillis me sentir mal. On m'offrit un bras pour m'emmener sur la terrasse bondée de monde.

Le parc rougeoyait de milliers de lucioles. Les fontaines pleuraient rageusement. Le clair de lune se faisait attendre. Il semblait fuir ce lieu de débauche comme mon coeur fuyait les éclats des miroirs, les flammes des chandelles où ton nom était reflété impitoyablement. Trop de souvenirs me bousculaient, je me sentais étouffer de l'intérieur. Je pressais tout contre moi le carré d'étoffe qui t'avait appartenu. En vérité j'aurais voulu le jeter du haut de la balustrade. Je l'aurais vu échouer en vague découpée par les ombres nocturnes sur les graviers, bien plus bas. Ton cadavre désarticulé, fantasme de mon esprit, déjà, tapissait la vallée emplie de larmes.

Je regardai mes mains. Elles étaient marbrées de coups. Personne ne semblant s'en être rendu compte, je cessai d'admirer les blessures dont mon imagination me couvrait perpétuellement. On m'avait dit qu'il fallait que je me soigne. Je n'avais pas essayé; j'aimais trop cette douleur qui venait de toi.

Comme les lieux communs en amour abondent dans notre vocabulaire! Je cherchai la phrase. Mon carcan de frustration était horrible. La couronne de mots sous laquelle ma tête ployait était d'épines, et je la désirais ardemment. Rien n'arrivait à être comme il aurait dû. Depuis trop de jours je voulais sans pouvoir poser les premières lettres en haut à gauche, sur la page blanche qui avait bruni sous le poids du temps.

Toujours des mots et des notes. Une haine baignait mes lèvres que je refusais d'ouvrir, pourtant. Cela n'aurait servi à rien. Il me fallait l'oubli, il me fallait le repos éternel des inconscients heureux d'eux-mêmes sans savoir qui ils sont, il me fallait la douce euphorie d'une drogue vitale, l'absence à soi.

J'étais ivre de mots, ivre d'une fatalité que j'aimais parce qu'elle me faisait mal. Parce qu'elle provoquait en moi un chant bien plus déchirant que celui que les musiciens tiraient toujours de leurs violons, au milieu des danseurs. Mon âme englobait en un instant l'orbite entière de tout ce qui fut un jour; je savais tout, j'habitais la désillusion. Et ce n'était pas cet apogée où se pâment les sages, c'était un trou banal et terrible dans son infirmité. Terrible dans son inachèvement.

Nous rêvons trop d'infini, songeai-je. Nous aimons une perfection qui n'existe pas car la seule qu'il nous soit jamais donnée de contempler est celle de notre imperfection.

La belle solitude que je vivais au milieu de la foule m'était un cadeau maudit. J'agrippai la rambarde de pierre à m'y écorcher les doigts. Je ne sentais plus rien. Ce qui, lourd, occupait mon être, plongeait dans un enfer inconnu, et le reste s'effaçait de lui-même, trop léger pour peser dans cette réalité.

Sur mes mains, les marbrures des coups disparurent. La couleur de ma peau fut lavée. Je sus que je disparaissais lorsqu'un gant de femme, élégant, passa au travers de moi pour venir mourir, percé par les haies d'aubépines, plus bas.

Je le suivis.

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