dimanche 23 mars 2008

Scènes de la vie nocturne: Esther


Esther referma le livre et le posa sur le banc de pierre. La nuit, opaque, comme si la lueur diffuse de la lune l’engluait, rendait terne sa couverture; mais, en temps ordinaire, le volume, qu'elle trimbalait partout, flamboyait dans sa jaquette rouge où se découpaient, en lettres d'or, comme le sceau d'un Pharaon dont plus personne ne pouvait lire le nom, un titre qui la faisait rêver : Enchantements vermeils.

Elle n'avait pas résisté. Encore une fois, elle n'avait pas su. Elle avait laissé ses yeux glisser, s’enfoncer dans la matière molle des pages, sans s’accrocher au papier abîmé. Elle avait plongé dans cette aventure qui n’était pas la sienne et laissé les heures nocturnes siffler autour d’elle, sans la toucher.

Mais cela n'avait pas grande importance. Ce qui était important, c'était qu'en ce moment, quelque part dans un pays moyenâgeux, plein de preux chevaliers et de demoiselles maléfiques, William, son cher William, avait succombé à ses fantômes. Qu'il avait tué la fille de l'Ombre. Que le royaume était en péril. Que les forces magiques du vieil Enchanteur se tarissaient.
Heureusement qu'elle n'en n'était qu'à la partie II, et que par conséquent l’auteur avait, d'ici la fin du livre, bien le temps d'arranger ça.

Esther se surprenait parfois à traiter avec cynisme ce qu'elle croyait pourtant aimer le plus. A jouir de cette distance qu’elle mettait entre le monde et elle, et qui la faisait regarder avec mépris ceux qui se baignaient dans leur quotidien, leur misérable quotidien, avec tant de béatitude. Tant de naïveté. Avec cet air de contentement benoît qui refusait toute complexité, toute nuance.

Admirant le ciel étoilé, partiellement voilé par des brumes qui filaient à toute vitesse au dessus de sa tête, comme apeurées par la colère d'Eole, la gamine, peignant ses cheveux noirs, se trouvait des airs de grande personne. Elle savait tout des mécanismes qui cliquetaient, comme les engrenages multiples d’une ancienne montre, derrière les lignes imprimées que ses yeux parcouraient avidement. Qu'il suffisait qu'on fasse mourir deux ou trois personnages. Que la découverte d'un maléfice ancien ou l'aide des êtres sacrés qui peuplaient les forêts de son roman, ou encore une bataille menée par un général à la probité et au courage exemplaire suffirait pour sauver son héros, pour sauver William, pour tout remettre en ordre.
Mais en même temps qu’elle en était consciente, elle s’en émerveillait. Elle admirait ce pouvoir de la plume, ce grand jaillissement, cet envoûtement de la lecture qui était bien plus magique que tout ce que les personnages des vieux romans de fantasy qu’elle aimait pourraient jamais produire.

Esther se laissait bercer par ses pensées, fermant les yeux. Elle sentait remuer en elle comme une bête endormie mais habitée de songes profonds et terrifiants, qui soulevaient un murmure intemporel, un souffle de création; ce râle divin ferait jaillir des mondes, maintenant que tout l’espace, qui se présentait à ses yeux par ces clignotements blancs sans nombre sur le ciel noir, n’était plus qu’une immense ville, domestiquée, aux avenues soignées et nettes comme un plat de vaisselle propre. Maintenant qu’il était non plus une infinité mystérieuse qui charmait l’œil au coucher du soleil, mais le reflet de milliards d’autres êtres, inutiles, qui supportaient de vivre chaque jour en exil, sur une autre terre, sans même parfois savoir ce qu’ils supportaient. Sans savoir qu’ils souffraient. Peut être était-ce mieux ainsi.

Esther était restée sur Terre. Cette Terre qu’elle sentait encore parfois palpitante, dans ces arbres centenaires aux barbes blanches, dans ces courants d’air malicieux venus de siècles passés, dans ces silences où respirait une solitude éternelle.

Cette nuit-là était une de ces nuits où son âme d’enfant, qu’elle sentait lui échapper de plus en plus, s’accordait à son désespoir grisant, à sa nostalgie perpétuelle.
Elle se tenait assise, en tailleur, sur le banc de pierre écorché par les intempéries des ans. Ses mains d’une blancheur extrême reposaient sur ses genoux, ses doigts remuaient lentement. Elle les posa, soudain, sur la roche ridée. Elle sentit naître en elle des tempêtes où d’anciennes malédictions faisaient bouillonner la mer.

Sa voix, grave, rayée, se mêla aux chuintements du vent : « Il y a bien longtemps que cette histoire ne fut contée, mon enfant, car il est des oreilles et des yeux incapables d’entendre et de voir ce qui nous dépasse tous. Les hommes sont petits et s’agitent inlassablement. Ils ne pensent pas à mal. Mais ils ne pensent pas non plus à ce qui importe vraiment. ».

Esther ouvrit les yeux, laissant les échos de ces mots s’éteindre dans l’herbe. Malgré elle, elle convoquait à la surface de sa conscience des milliers d’histoire, réelles ou fausses, fantasmées ou entendues, qui la traversait sans avoir d’égard pour elle. Du haut de ses dix ans, son sourire, vaste comme la voûte sombre qui la surplombait, la rendait immortelle et sans âge. Un sourire où se fondaient sans distinction des merveilles et des horreurs sans nombre, éternelles par cette magie dont elles étaient illuminées.

Alors, s’abandonnant au flux qui l’envahit violemment maintenant, Esther parle à nouveau. Au fond, sur la crête des arbres, s’apprête une aurore. Si prévisible. Si semblable à celle de la veille. Si pareille à celle qui viendra bientôt tirer de leur sommeil artificiel tant de corps dans tant de lits identiques, recroquevillés sur eux-mêmes comme si seule la nuit les rendaient à leur condition véritable, en soufflant leur ignorance orgueilleuse.

Mais la nuit, rebelle, comme elle, veille encore. La litanie des mots qui sortent des lèvres d’Esther, et qui un temps s’était affaiblie, jaillit plus fort. « Et l’on raconte que ce banc de pierre, où désormais les gens reposent leur ennuis, fut autrefois, à l’aube des temps heureux, lieu de cérémonies grandioses tenues par les grandes prêtresses de l’Ordre. Ici furent invoquées les puissances qui président au présent, au passé, au futur, les êtres inconsistants qui portent en eux la vérité de toute chose et qui verront périr, uns à uns, toutes ces têtes d’hommes ».

Une bourrasque de vent fait tomber le livre à terre ; la chevelure noire, immense, de la fillette, semble battre des ailes, prête à s’envoler. Esther, brusquement, se redresse, emportée par les mots qu’elle crie maintenant debout, vers cet horizon encore sombre, qui résiste à la poussée de la lumière et de la monotonie. « Et il est temps de relever les colonnes brisées et les temps ravagés. Ravagés par l’ennui des serviteurs qui n’ont pas conservé leur foi jurée. Ravagés par l’incohérence d’êtres incapables de chercher aussi bien leur malheur que leur bonheur dans leurs errements sans nombre. Il est temps de voir renaître, dans les bois éternels, les danses de Luthien et les exploits glorieux, temps d’être la main qui brandit l’épée, temps d’être le glaive lui-même et de fourailler dans les entrailles du monde. Temps d’écouter les lamentations guerrières des cors et de rugir avec eux. Temps de se battre sans espérer, pour l’espoir ! ».

Un bruit assourdissant éclate dans ses tympans ; une lumière aveuglante troue le ciel noir, rapide comme si la planète même crachait la foudre. Sa vision se brouille. Les larmes lui coulent des yeux. Comme si le monde éclatait de l’intérieur.
Quelques secondes où tout tournoie dans un rugissement métallique. Où tout brûle dans un incendie déchaîné. Le ciel flamboie, plus clair que le soleil lui-même. Chauffé à blanc.

Immobile, Esther sent la violence de l’aurore se mêler à ce tourbillon. Elle attend, sans comprendre. Rien qu’une immense douleur qui, sans toucher à ses membres, l’étouffe de l’intérieur.

Une éternité ? Tout s’éteint.


Devant elle, l’aurore a disparu. Comme si elle n’avait pas résisté à l’assaut. A peine brille encore un liseré lumineux tout au fond. C’est l’aube blessée qui expire.
Esther sent vibrer, à son poignet droit, son récepteur. Sa peau rouge brille faiblement ; cela doit faire des heures qu’on essaie de la contacter. Elle a déconnecté son lien à l’infosphère. Mais la douceur profonde de la nuit qu’elle espérait goûter, la caresse du vent, l’oubli … tout est terminé. Tout a changé.
Le paysage, devant elle, est toujours le même. Le banc, sur lequel elle s’est raidie, est le même. Le livre, à terre, aux pages ouvertes, est le même.

Mais c’est la fin d’un monde qu’on entend pulser dans les feuilles qui pleurent. Esther est rappelée à l’appel qu’elle sent picoter dans son bras, de plus en plus pressant. Elle hésite à entendre, à reconnecter... Savoir ? Mais elle sait déjà.

Pas besoin de se résoudre : le message franchit toutes les barrières de son système perso. Il s’impose, destructeur, douloureux comme un supplice perpétuel. Il fuse dans toute son âme et résonne dans l’âme du monde.

WAR

Ce mot si court la traverse comme un frisson universel, celui d’une humanité qui se meurt. Un éclair blanc jaillit de sa silhouette, monte jusqu’au ciel gris sombre ; jaillit de chaque homme sur Terre ; sur cette galaxie ; dans l’univers. Jaillit de chaque fibre sensible qui respire dans le cosmos. Jaillit des milliards de cadavres qui, ailleurs, ne respirent déjà plus.


Et le monde hurle dans un unique cri.

5 commentaires:

KhâlmarTsum a dit…

waaah. J'aime beaucoup la texture presque palpable de ton texte...

Lineyl a dit…

J'espère que ce n'est pas ironique...

KhâlmarTsum a dit…

Tout de suite, le mal. Rhooo... Je ne suis jamais ironique quand je suis sincère :).

Lineyl a dit…

Mes plus plates excuses, alors...:)

KhâlmarTsum a dit…

...ralala.. tes excuses sont vraiment d'une platitude inexcusable... (XD)